• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1 - Les communautés de pratique : une théorie sociale de l'apprentissage une théorie sociale de l'apprentissage

3. Genèse de la théorie des communautés de pratique

3.2. De l'action située à l'apprentissage situé

3.5.3. Définition et cartographie des CoP

En complément de ces définitions et de ces concepts, Wenger propose une cartographie des communautés de pratique. Il propose de les repérer à travers trois dimensions qui contribuent à la cohérence d’une communauté : l'engagement mutuel, l'entreprise commune et le répertoire partagé (mutual engagement, joint entreprise, shared repertoire), soit trois indicateurs qui attesteraient de la présence d’une CoP.

Selon lui, « l’appartenance à une communauté de pratique est d’abord et avant tout une question d’engagement mutuel » (ibid., p.83). La pratique existe parce que des individus s’engagent dans des actions dont le sens est négocié entre eux. Elle réside dans une communauté d’individus et dans les relations d’engagement mutuel qui leur permettent de faire ce qu’ils ont à faire. Ils forment ainsi une communauté « parce qu’ils maintiennent des relations étroites d’engagement mutuel articulées autour de leurs tâches respectives » (ibid., p.83). Cet engagement mutuel émerge à partir d'activités quotidiennes banales telles que : aller au bureau, discuter librement, travailler en équipe, déjeuner ensemble, échanger des courriels… Selon Wenger, cet engagement peut être subtil. Il donne l'exemple d'une employée qui organise des moments conviviaux autour d'un café et qui, par ce geste généreux, construit et maintient un sens de communauté. De plus, cet engagement mutuel se fonde non seulement sur la compétence individuelle, mais aussi sur celle des autres, de sorte qu'il fait appel à nos savoirs ainsi qu’à notre capacité de profiter des connaissances et des contributions des autres. Wenger donne l'exemple de la complémentarité des compétences qui existe dans une équipe médicale et en profite pour recommander d’appartenir à deux types de communauté : l’une qui partage la même spécialité (par exemple, des pairs anesthésistes) et l’autre qui se compose de diverses compétences (par exemple, une équipe de bloc opératoire).

De son côté, l’entreprise commune est le résultat d’un processus collectif de négociation qui est le fruit de la réaction du groupe face à une situation. Elle devient la propriété du groupe ainsi qu’une partie intégrante de la pratique. Cette entreprise commune consiste à définir en permanence ce qui est pratique et tolérable. La pratique quotidienne est dans ce sens une réponse complexe à leur situation et elle est collectivement négociée. Par exemple, les agents de réclamation tentent de conserver un statut convenable malgré le manque de reconnaissance de leur travail. Cela a comme conséquence l’intégration d’une certaine dose de marginalité dans la pratique, par une forme de cynisme discret et de distance stratégique face à leur travail et l’entreprise. Pour Wenger, l'entreprise commune constitue à la fois une réponse originale aux normes que tentent d'imposer l'entreprise et un moyen de négocier les buts poursuivis, de définir ce qui est important ou non, etc. Cela implique l’émergence de normes (règles, devoirs…), d'objectifs, de politiques mais aussi de valeurs (amabilité, solidarité, partage…) qui font partie intégrante de la pratique.

La troisième dimension est le répertoire partagé. Celui-ci est constitué de routines, de gestes, de termes spécifiques, d’outils, de procédures, d’histoires, de symboles, des actions ou des concepts créés par la CoP. Selon Wenger (ibid.), « Ce répertoire combine des aspects liés à la réification et à la participation et il comprend les interprétations des membres de même que les styles qui permettent d’afficher leur appartenance et leur identité » (p.91). Ici, chaque élément est porteur de signification et constitue une ressource pour l’engagement mutuel, pour la négociation de sens. Il est partagé de façon dynamique et interactive par l'ensemble de la communauté.

Ainsi, l'engagement mutuel, l'entreprise commune et le répertoire partagé définissent les contours de la communauté de pratique de façon plus ou moins explicite (tenue, insigne, titres..) ou tacite (jargon, style, relations...). Cependant, les CoP côtoient d'autres communautés qui, pour ainsi dire, forment une constellation de pratiques. Les communautés, dans ce paysage aux multiples frontières en mouvance permanente, créent une structure émergente et complexe qui offre des lieux de développement. Dans ce cas, l'apprentissage devient possible si les frontières des communautés deviennent perméables aux pratiques externes. Wenger observe des transferts de pratique par deux moyens : le courtage et les objets frontières17. Les objets frontières sont des artefacts tels que des documents, des

17

Pour l'auteur, même une forêt peut être un objet frontière car il est partagé par les biologistes, les amateurs de jogging, les militants écologistes, les exploitants forestiers, etc.

formulaires, des contrats, des concepts, des outils, etc., autour desquels les CoP organisent leurs interconnexions. Ils transitent d'une communauté à l'autre et permettent de coordonner les participations de façon disjointe. L'auteur relève quatre caractéristiques pour qu’un artefact puisse agir comme objet frontière : il doit être modulaire (par exemple, un journal), abstrait (par exemple, une carte partielle), polyvalent (par exemple, un immeuble de bureaux) et standard (directement interprétable). De l'autre côté, le courtage représente une forme de participation qui est en mesure de transférer des éléments d’une pratique vers une autre pratique. Wenger parle alors d'activité d'import-export. Il représente un processus de traduction, de coordination et d’alignement des perspectives de chaque CoP. Les courtiers doivent alors être capables d’établir de nouveaux liens entre les communautés, de permettre la coordination et de faciliter la construction de sens. Les rencontres frontières entre courtiers peuvent prendre la forme de réunions, de conversations ou de visites, par exemple. La fonction de courtier comporte des risques pour un membre puisqu'il doit assurer une multi-appartenance. Il peut se retrouver isolé à cause de ses relations ambivalentes d’appartenance (par exemple, entre une communauté et sa direction) et se trouver déraciné de la pratique par la perte de négociation de sens (par exemple, un projet en cours). Il doit donc avoir la capacité de gérer l'appartenance et la non-appartenance et de conjuguer distance et légitimité tout en parvenant à construire sa propre identité.

La pratique, définie ici par ses frontières à franchir aussi bien de l’extérieur comme de l’intérieur, offre différents types de connexions qui peuvent aller plus loin que la simple rencontre frontière. Wenger décrit différents moyens par lesquels la pratique devient une connexion vers d'autres pratiques :

- les pratiques frontières : il s'agit de l'établissement d’une rencontre avec des échanges continus dans le cadre d’un engagement mutuel (groupes de travail, équipes multifonctionnelles). Les pratiques frontières combinent la participation et la réification et contribuent à résoudre des problèmes de courtiers isolés ou d'objets frontières. C'est un lieu où la pratique prend forme ;

- les chevauchements : il s'agit d'un chevauchement direct et soutenu de deux pratiques parce qu'elles sont fortement dépendantes l'une de l'autre. Un jumelage est alors nécessaire comme dans le cas des techniciens et des agents du service de réclamation. Ce cas est également rapporté par Vaast (2002) entre un groupe de radiologues et des techniciens autour d’un nouveau scanner ;

- les périphéries : des personnes ou des communautés s'engagent dans la pratique tierce afin d'offrir ou recevoir un service. L'accès à la pratique est légitimé et devient un lieu propice au changement, à l’infiltration d’idées, au changement de trajectoires.

Pour terminer cette cartographie, je reprends les indicateurs de formation d'une CoP proposés par Wenger. Ils renvoient aux trois dimensions que sont l'engagement mutuel, l'entreprise négociée et le répertoire partagé. Ils incluent (ibid., p.138) :

- des relations soutenues, harmonieuses ou conflictuelles ;

- des manières communes de s’engager à faire les choses ensemble ;

- la circulation rapide de l’information et la diffusion de l’innovation ;

- l’absence de préambule, comme si les conversations et les interactions étaient simplement la continuation d’un processus en cours ;

- une définition rapide du problème à discuter ;

- un chevauchement substantiel dans l’identification commune des participants ;

- la connaissance de ce que les autres savent, ce qu’ils peuvent faire et comment ils peuvent contribuer à une entreprise ;

- des identités définies mutuellement ;

- l’habileté d’évaluer la pertinence des actions et des résultats ;

- des outils spécifiques, des représentations et autres artéfacts ;

- des coutumes locales, des histoires partagées, des blagues d’initiés, des connivences ;

- un jargon et des tournures pour communiquer et la facilité d’en produire de nouveaux ;

- certains styles qui peuvent être reconnus comme démontrant l’appartenance ;

- un discours partagé reflétant une certaine perspective sur le monde.