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Chapitre 1 - Les communautés de pratique : une théorie sociale de l'apprentissage une théorie sociale de l'apprentissage

4. Le développement des communautés de pratique

4.2. Critiques et limites

Un certain nombre de chercheurs critiquent tant l'apprentissage situé que la théorie des communautés de pratique proposée par Wenger.

Tout d'abord, pour les tenants du constructivisme, la théorie est insuffisante. Ainsi, pour Ulmann (2008), l’expérience est fondamentalement expérimentale et les travaux de Piaget doivent être pris en compte. Voir l'apprentissage comme un processus de participation ou de duplication d'un savoir existant, même s'il est intéressant, serait tout à fait insuffisant. L'auteur souhaite que l'on s’intéresse à ce qui se passe « dans la tête » pour que l’apprentissage soit effectif, à la manière qu’a le participant d'interpréter les composantes de sa tâche, son rapport au savoir (« Pourquoi retiennent-ils toujours les mêmes éléments de x ou y ? Comment et pourquoi intègrent-ils certaines informations plus que d’autres ? Comment s’opère ce passage de l’extérieur (la communauté) à l’intérieur du sujet ? »). Pour les constructivistes, l’apprentissage provient d’une confrontation aux situations, l’expérience n’est pas seulement un phénomène de participation mais « un processus de réactualisation de la confrontation humaine » (cite Delbos et Jorion, 1984, p.34). En ce sens, l'apprentissage situé minimise la dimension conflictuelle qui est ramenée simplement à des ajustements et de la négociation qui

permettraient au sujet de surpasser les difficultés en prenant appui simplement sur la CoP. En ce sens, Delbos et Jorion sont souvent cités car ils ont une vision d’un monde social plus austère où les situations semblent insurmontables et avec lequel chacun doit composer pour faire face. De plus, ils ont étudié aussi les processus de transmission d’un métier (Ulmann, 2008; Olry, 2008; Astier, 2008). Pour Ulmann, Lave et Wenger cherchent trop « à préparer, structurer et organiser le langage commun qui permettra aux différentes CoP de se rencontrer, d’échanger, de travailler. Tandis que Delbos et Jorion laissent ouvert et sans visées adaptatives, un espace de paroles à investir » (Umann, 2008, p.92). Johnson (2001) tente même de prouver que les CoP trouvent leurs racines dans le constructivisme en s'appuyant sur un certain nombre d'auteurs et de caractéristiques que partagent le constructivisme et l'apprentissage situé : des situations-problème complexes et authentiques, dans un contexte d’interdépendance sociale, des buts partagés et négociés, l’usage d’outils cognitifs (méthodes, processus, technologies…) et un enseignant davantage coach ou facilitateur. Par ailleurs, pour prouver que les deux mondes ne sont pas inconciliables, Laferrière et al. (2004) se sont appuyées sur la théorie des CoP mais aussi sur le constructivisme de Piaget pour mener leur recherche et développer leur analyse qui aboutit à la grille présentée précédemment.

Par ailleurs, un certain nombre d'auteurs repèrent des limites dans la conception de la participation périphérique légitime proposée par Lave et Wenger (1991). Goudeaux et al. (2008), en étudiant l'intégration d'un accessoiriste dans un théâtre, pointent une limite du concept dans le sens où il ne rendrait pas totalement compte du processus d’intégration qu'ils ont pu observer. Un accessoiriste, une fois arrivé dans sa communauté, n'a pas connu de gradation dans la complexité des tâches et s'est retrouvé face à engagement plein et entier de sa responsabilité. Pour Olry (2008), qui partage cette position, lorsque l’organisation fonctionne selon une logique d’objectifs, la légitimité est davantage opportuniste et moins socialement organisée. Il remet en cause l'idée d'une progression linéaire, structurée de la participation, au profit d’une conception opportuniste constituée d'étapes multiples et de rites de passages qui jalonnent le parcours d’intégration. Ulmann (2008) observe aussi chez des intervenants sociaux judiciaires des faits contraires à ce que suggère la PPL, c’est-à-dire le passage de la périphérie vers une entière participation. Les intervenants doivent savoir rester à la périphérie des CoP avec lesquelles ils collaborent pour ne pas être rejetés ou illégitimés des autres CoP. L'expérience de l’individu « lui apprend [...] à passer d’une participation souvent trop entière à une position périphérique lui assurant davantage de manœuvre pour maintenir

du sens à son travail »21 (p.85). Enfin, Vaast (2002) déplore le fait que la PPL minimise la dimension conflictuelle et qu'elle offre une vision idyllique de l'apprentissage et du travail qui se limite à du partage et de la négociation.

Effectivement, la question du pouvoir et des conflits est récurrente et parsème les textes abordant les communautés de pratique. Il semblerait que la théorie des CoP comporte une faiblesse due à une posture encore trop optimiste des situations de travail. Par exemple, selon Barton et Hamilton (2005), les employés possèdent certes un pouvoir local mais enserré dans une structure hiérarchique qui exerce son pouvoir dans les pratiques qu'elle domine en imposant un travail structuré, standardisé par un système de qualité faisant partie d’une vaste culture de l’audit notamment. Les auteurs pointent une vision encore trop enchantée de Wenger où les travailleurs participeraient librement et agiraient démocratiquement, alors qu’en réalité, leur champ d’action est très limité. Ils pointent aussi le manque d'analyse faite du pouvoir dans les interactions écrites et notamment dans les réifications. Pour eux, dans les sociétés, la plupart des interactions écrites distribuent inégalement le pouvoir entre les personnes. Ils critiquent aussi le point de vue de Wenger sur les CoP, son monde social serait « un prototype de la communauté de pratique » (ibid., p.8). Les études de Barton et Hamilton dans le champ des actions sociales tendent à prouver qu'une CoP est davantage « un monde social caractérisé par de multiples membres, des frontières non résolues, de nombreuses CoP fluides qui existent dans une variété de relations aux autres, à la fois se soutenant et se concurrençant » (ibid., p.8). Cela signifie qu'elles ne sont pas forcément caractérisées par une certaine stabilité ou un but commun, les communautés peuvent être diffuses et avoir une forme ou des contours peu clairs, avec des droits d’adhésion et des voies de communication directes qui ne sont pas précisées, le tout s'accompagnant d'un engagement ambivalent et de répertoires de ressources partagées qui laissent de nombreuses hypothèses inarticulées. Vaast (2002) critique également les travaux de Julian Orr et d’Etienne Wenger. Elle estime que les phénomènes de pouvoir sont sous-estimés, que les tensions et le pouvoir d’influence inégalement partagé sont écartés et curieusement absents des travaux sur les CoP. Elle pointe le manque de justification dans le choix des communautés en question, suggérant qu'elles ne sont pas représentatives et un peu trop idéales.

21 Le travail d'intervenant judiciaire tel qu'il est présenté par Ulmann se situe, selon moi, à la frontière de différentes communautés, ce qui explique le maintien à la périphérie. Nous serions donc face à une fonction de courtage, ce qui naturellement implique de maintenir une certaine distance avec les pratiques et des difficultés à dégager du sens et à développer une identité propre.

Cette même auteure regrette la vision trop interne de la théorie des CoP, c'est-à-dire son niveau d'analyse : quelles sont les relations entre la structure, l'action et la pratique ? Elle s'interroge aussi sur la définition de la pratique : la CoP est-elle la communauté d’une pratique, de pratiques, d’une méta-pratique ? Elle finit par ne pas faire la distinction entre CoP et communauté professionnelle. Un flou est possible : on peut utiliser l'un pour l'autre22. Finalement, elle met en doute la possible opérationnalisation de la théorie de Wenger.

Pour sa part, la didacticienne Rogalski (2004) trouve que la théorie des CoP est un outil bien insuffisant pour aborder les questions de formation, de développement des compétences professionnelles et d'expertise professionnelle. Pour elle, la formation scolaire est ignorée ou insuffisamment abordée : « Lave et Wenger éliminent la formation scolaire du champ considéré par leur théorie, sans être convaincants quant à la pertinence de ce choix, dès que l’on s’intéresse à des situations de travail exigeantes en savoirs scientifiques et techniques pour valider des savoirs pragmatiques » (p.111). Dans le même sens, Astier (2008) affirme que la PPL est davantage un processus de professionnalisation et que tout ne peut pas s'apprendre « sur le tas », comme le métier de tailleur au Libéria ou d'agent de réclamation dans une société d'assurance. Qu'advient-il de l'acquisition de connaissances ou de compétences comme celles que doivent posséder un conducteur de centrale nucléaire, un pilote d'avion, un ingénieur, un chimiste... ? Leurs actions incorporent une part de connaissances scientifiques, techniques ainsi que des artefacts complexes et sophistiqués et leur action n’est pas socialement possible sans avoir apporté les preuves de leur connaissance. Brougère (2008) ajoute qu'il perçoit chez Lave et Wenger « une critique de l'école qui confond discipline, instruction et apprentissage » (p.57).