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Chapitre 1 - Les communautés de pratique : une théorie sociale de l'apprentissage une théorie sociale de l'apprentissage

3. Genèse de la théorie des communautés de pratique

3.2. De l'action située à l'apprentissage situé

3.5.1. Identité / Pratique

Pour Wenger, la construction collective d’une pratique interne permet alors à la fois de satisfaire les attentes institutionnelles et de rendre l'expérience au travail possible. Sa notion de pratique désigne à la fois les compétences, les tâches et les actions que les agents mettent en œuvre pour exécuter leur travail mais également l'ensemble des significations, des relations, des artefacts, des conventions, des valeurs, des représentations qui permettent de rendre acceptable l'expérience au travail :

« Les agents de réclamation ont donc développé une pratique qui leur permet d'accomplir leur travail tout en vivant une expérience satisfaisante à l'ouvrage. C'est ainsi qu'ils constituent une communauté de pratique. Le concept de pratique est associé à faire, mais pas strictement en tant que tel. C’est faire dans un contexte historique et social qui donne uns structure et une signification à ce que l’on accomplit […]. Une telle conception de la pratique inclut à la fois l’explicite et la tacite, ce qui est dit et non-dit, ce qui est exposé et présumé. Elle inclut le langage, les outils, les documents, les images, les symboles, les rôles, les critères, les procédures, les règles et les contrats élaborés au sein des différentes pratiques. Mais elle inclut également les relations implicites, les conventions tacites, les indices subtils, les règles d’usage implicites, les intuitions, les perceptions, les préconceptions, les visions partagées du monde. La plupart de ces éléments ne peuvent être verbalisés clairement, mais ils n’en constituent pas moins les signes indéniables d’appartenance à une communauté de pratique et ils sont fondamentaux pour sa réussite » (p.53).

De son point de vue, le terme de pratique ne renvoie pas à une « dichotomie entre agir et connaître, faire et penser. Le processus d’engagement dans une pratique implique toute la personne, à la fois son agir et ses pensées» (ibid., p.53). C'est « un processus incarné, subtil, dynamique, social, négocié et complexe» (ibid., p.54). Il n'y a donc pas pour Wenger de

distinction fondamentale entre pratique et théorie, entre discours et action, il les mêle à la pratique.

Par ailleurs, il s'attache à mettre en évidence la relation étroite entre la pratique et l'identité, ainsi que leur dualité. Le développement d'une pratique collective exige la formation d'une communauté dont les membres peuvent s'engager les uns vis-à-vis des autres et avec la reconnaissance de chacun comme participant. Dans ce contexte, la construction d'une identité provient de la négociation de sens de l'expérience de membre dans cette communauté. Selon Wenger, « nous prenons conscience de nous-mêmes par ce qui est familier ou ce que nous pouvons négocier et qu’en contrepartie, nous prenons conscience de ce que nous ne sommes pas par ce qui est étranger, inexplicable et hors de contrôle » (ibid., p.188). Dès lors, l'identité naît de l'expérience de participation dans la communauté, elle se construit en démontrant ses compétences. Cette identité est construite mutuellement puisque nous participons aussi à la formation de l'identité des communautés auxquelles nous appartenons. Wenger n'oppose donc pas l'individu et le collectif mais les lie dans un jeu de constitution réciproque. L’identité est appréhendée comme un processus de constitution mutuelle entre la personne et la communauté : « c’est l’effet combiné qui compte » (ibid., p.162). Enfin, la construction de l'identité provient de la capacité de l'individu à négocier les significations de son expérience d’appartenance à des communautés sociales. Elle est liée autant à la nature de la pratique qu’à sa position dans cette pratique et à celle de la communauté à l’intérieur de structures sociales plus globales.

De plus, la construction identitaire est considérée comme un processus d’apprentissage qui dépend des trajectoires des membres dans la communauté. Elle peut être de plusieurs types :

- des trajectoires périphériques (la participation n'est pas complète, par choix ou nécessité) ;

- des trajectoires vers l’intérieur (c'est le cas par exemple des novices) ;

- des trajectoires intérieures (parce que la pratique évolue ou des événements apparaissent et l'occasion ou l'envie de renégocier son identité dans la communauté se présente) ;

- des trajectoires frontières (des membres peuvent appartenir à plusieurs communautés et ne pas être des membres à part entière, ils servent généralement de lien entre différentes pratiques) ;

- des trajectoires vers l’extérieur (la quête d’une position nouvelle par exemple ou un changement de vision du monde ou de soi-même).

De manière étonnante, la non-participation au même titre que la participation fait partie du processus de construction identitaire. Les deux sont autant une source d’identité et leur combinaison fournit de la cohérence, à l’image d’un novice qui ne comprend pas une conversation mais qui s’intéresse à ce qui s’échange. La non-participation peut définir une pratique ou représenter un compromis trouvé pour son identité, par exemple en tempérant son engagement, comme pour signifier qu’on est « engagé, oui, mais pas trop ». Ainsi, la non-participation peut relever d’une stratégie pour gagner en liberté et en autonomie, ou pour se protéger. Wenger repère dans la communauté observée quatre catégories principales de participation (ibid., p.188) :

- la participation complète (un membre à l’interne) ;

- la non-participation complète (un étranger) ;

- la périphéricité (une participation rendue possible par la non-participation, menant à une participation complète ou une trajectoire périphérique) ;

- la marginalité (une participation restreinte par la participation qui mène à la non-appartenance ou à une position marginale).

D'après lui, ces formes de participation dans la vie d'une communauté peuvent provenir de la façon dont nous nous positionnons dans le champ social, de ce qui nous préoccupe et ce que nous négligeons dans la pratique, de ce que nous essayons de savoir et de comprendre et ce que nous choisissons d’ignorer, de ceux que nous recherchons et ceux que nous évitons, de la façon dont nous nous engageons et comment nous canalisons notre énergie, ou encore de la façon employée pour tenter d’orienter nos trajectoires (ibid., p.189).

En complément, Wenger repère trois modes d’appartenance des communautés qui participent aux processus de formation et d'identité et qui procurent un cadre conceptuel qui permet d’interpréter la constitution des communautés. D'abord, s’engager dans les projets, travailler seul ou à plusieurs, discuter ou utiliser les artefacts impliquent un engagement et un rapport direct à la pratique. L’engagement, dans la vie et les activités de la communauté, est présenté comme un triple processus de négociation de sens, de formation de trajectoires et de déroulement d’histoires de pratique. Cet engagement concret de la part des participants induit

des processus mutuels de négociation de sens. Puis l’imagination, par sa capacité à construire des images et projeter, fournit surtout du sens en permettant aux individus d’interpréter leur participation, de se créer des représentations d'eux et du monde dans lequel ils évoluent. Enfin, l’engagement n’est pas possible sans l’alignement avec la pratique collective. Négocier des objectifs ou suivre des directives nécessite de s’articuler à celle-ci. Elle permet aux membres de mobiliser leur énergie et de coordonner leurs activités dans le but de poursuivre l'action ou les buts de la communauté, mais aussi de l'adapter à son environnement qui peut changer.

Pour terminer, concernant la construction de l'identité dans la pratique, Wenger écrit que l'apprentissage dans le contexte des CoP entraîne l'habileté de négocier de nouvelles significations et celle de devenir une nouvelle personne. Toutefois, cette identité se formerait sous l'effet combiné de l’identification et de la négociabilité. Si la notion d’identification est utilisée en psychologie pour désigner des liens entre des personnes précises, Wenger l’élargit en précisant qu’il s’agit du lien « entre les participants et les constituants de leur univers social, ce qui inclut d’autres participants, des configurations sociales, des catégories, des projets et des artéfacts » (ibid., p.213). L’identification est pour lui un processus qui passe par l’engagement, l’imagination, l’alignement et il l’utilise pour expliquer comment les significations acquièrent de l’importance. Quant à la négociabilité, elle réfère à l’habileté de négocier les significations. Elle est façonnée par les économies15 et la propriété de sens16. La négociabilité passe par l’engagement dans les processus de production de sens et d’adoption de sens et la compétence ne s’acquiert que si l’individu en fait l’expérience. Indissociables, l'identification et la négociabilité fournissent mutuellement la capacité d’apprendre, mais cette configuration fait émerger des questions de pouvoir que Wenger conçoit avant tout en termes d’habileté d’agir en fonction de finalités et d’intérêts divergents et pas seulement sous l’angle du conflit ou de la domination (ibid., p.211).

En conclusion, pour Wenger (2008), la pratique est appréhendée comme une production sociale de sens, un système de significations partagées et de compétences qui permet aux membres d'accomplir quelque chose (p.180). Les communautés de pratique deviennent à la

15

L’économie de sens réfère à la « production sociale et l’adoption de sens avec la possibilité qu’elle soit le fruit d’une négociation inégale et d’une propriété contestée parmi les participants » (ibid., p.229) (par exemple, la feuille de calcul utilisée par la communauté des agents qui n'a pas été produite par eux).

16

La propriété de sens renvoie à ce que « nous pouvons utiliser, influencer, contrôler et modifier et, en général, défendre comme sien le sens négocié » (ibid., p.220).

fois un lieu d’acquisition et de création du savoir, tant par ses possibilités d’accès à la compétence que par sa capacité à (re)négocier le sens, fondé sur un engagement mutuel, centré sur une entreprise partagée (Wenger, 2005, p.235). L'auteur voit l’apprentissage comme une expérience de construction d’identité dans la pratique qui entraîne l’habileté de négocier de nouvelles significations et celle de devenir une nouvelle personne tout en entraînant la possibilité de changer de position dans la CoP (ibid., p.239). Enfin, la reconfiguration de la structure de la communauté et de l'économie de sens, tout comme la négociation de sa propre position au sein d'un ensemble plus vaste de communautés, est pour lui une source d'apprentissage (ibid., p.240). Finalement, de ce point de vue, la notion d'identité selon Wenger (2005) n'est pas une image fixe ou le propre d'une personnalité :

« L'expérience de l'identité dans la pratique est une façon d'être dans le monde. Cela n'équivaut pas à une image de soi et ce n'est pas essentiellement discursif ou réflexif. Nous associons souvent l'identité à l'image de soi parce que nous utilisons la plupart du temps des mots pour réfléchir sur soi ou les autres. Les mots sont importants, sans aucun doute, mais ils ne contiennent pas l'expérience vécue d'engagement dans la pratique [...]. L'identité dans la pratique ne se résume pas à ce que les autres pensent ou disent de nous, en dépit du fait que c'est une partie importante de notre vie. L'identité dans la pratique est définie socialement parce qu'elle est réifiée dans des catégories sociales et un discours social du soi, mais aussi parce qu'elle est produite comme une expérience vécue dans des communautés spécifiques » (p.169).