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Chapitre 1 - Les communautés de pratique : une théorie sociale de l'apprentissage une théorie sociale de l'apprentissage

3. Genèse de la théorie des communautés de pratique

3.2. De l'action située à l'apprentissage situé

3.5.2. Participation / Réification

Parallèlement à la dualité pratique / identité, Wenger en propose une seconde dans son ouvrage pour comprendre les processus d'apprentissage, de production de sens et d'identité : la participation / réification. Pour lui, la pratique n’est pas seulement une théorie mécaniste : « la pratique ne concerne pas uniquement des corps et des cerveaux, mais d’abord et avant tout la signification donnée aux mouvements du corps et au fonctionnement du cerveau » (ibid., p.57). Sa notion de sens ne porte pas sur les détails techniques de la signification, sur les relations entre un symbole et son référent, sur le sens de la vie mais elle se rapporte à la pratique et à la construction de sens en tant qu’expérience de la vie quotidienne. Il situe le sens dans un processus qu'il appelle la négociation de sens. Cette dernière comprend l’interaction de deux processus complémentaires : la participation et la réification. Ces processus constituent pour lui la dualité fondamentale de l’expérience humaine de la construction de sens et, par conséquent, de la nature de la pratique. La quête et la production de sens sont donc pour lui au cœur de la pratique et il approche cette dernière selon trois concepts fondamentaux qu'il détaille : la participation, la réification et la négociation de sens.

La notion de participation est utilisée « pour décrire l'expérience sociale de vie dans le monde, d’appartenance à des communautés sociales et d’engagement dynamique dans des projets collectifs » (ibid., p.61), une expérience où les participants se reconnaissent l'un dans l'autre. Il invite à voir la participation comme un processus complexe qui engage l’individu dans sa totalité (corps, esprit, émotions et relations) et qui s'accompagne de plusieurs gestes tels que faire, parler, ressentir, appartenir. Elle est porteuse de significations et fait partie de notre identité à tel point que nous la transportons en dehors de la communauté puisque, dans la vie, en famille ou entre amis : nous sommes pompier, enseignant, etc... La participation à des communautés transforme à la fois notre expérience et celle de la communauté, elle est donc une source d’identité. Enfin, sa notion de participation ne renvoie pas nécessairement à l'idée de collaboration, elle recouvre diverses modalités : « Elle comprend toutes sortes de liens conflictuels et harmonieux, privés et publics, compétitifs et coopératifs » (ibid., p.62).

À la notion de participation, il ajoute celle de réification. Elle est utilisée « pour décrire le processus qui consiste à donner une forme à notre expérience en créant des objets qui la cristallisent en une « chose» » (ibid., p.64). Un tel processus permet de traiter une abstraction comme si elle existait ou comme un matériel tangible afin de donner une forme concrète à notre expérience par le biais d'un objet concret, d'un mot, d'une notion ou d'un concept. Par exemple, la justice représentée par une balance ou le rabot de menuisier sont autant de concepts complexes ou de codes qui sont synthétisés, matérialisés. Pour Wenger, c'est un concept utile pour nous projeter et décrire notre engagement dans le monde en tant que créateur de sens. De plus, la réification crée dans une communauté un point de focalisation lors de la négociation de sens entre des participants, permettant aux membres de s’engager les uns avec les autres et offrant des raccourcis dans leur communication (Wenger, 2008). Elle offre une forme adaptée à l’interprétation et cette forme est ensuite utilisée pour négocier (le sens) entre membres : résoudre un conflit, savoir quoi faire, utiliser un outil (Wenger, 2005). Elle couvre de nombreux processus - comme fabriquer, concevoir, représenter, nommer, codifier, décrire, percevoir, interpréter, (ré)utiliser, décoder ou remanier - qui aboutissent à des formes très variées dissimulant les contextes de significations contenus dans les pratiques humaines (par exemple un dolmen, des formules abstraites, des logos, un article de journal, un terme technique, un système de traitement de l’information, une note de service, un regard révélateur, un silence, une peinture, un nœud dans un mouchoir…). En somme, ces symboles représentent des réflexions chargées de significations humaines. Enfin, selon Wenger, les réifications peuvent provenir de l'extérieur d'une communauté, aussi bien spatialement (une feuille de réclamation créée par un autre service) ou temporellement (des peintures rupestres

découvertes par des archéologues). Mais, pour devenir significatives dans la communauté d'accueil, elles doivent être réappropriées, c'est-à-dire réifiées une nouvelle fois.

La participation et la réification sont soutenues par la notion de négociation de sens. Elle est proposée par Wenger comme une expérience de construction de sens qui provient d'une répétition quotidienne (par exemple, discuter avec ses collègues les midis, traiter une réclamation…) et qui forme une expérience de signification : « Vivre est en soi un processus continu de négociation de sens » (ibid., p.59). Elle caractérise le processus par lequel les individus expérimentent le monde et s’y engagent de façon significative car, pour l'auteur, l’engagement humain est d’abord et avant tout un processus de négociation de sens. Cette négociation s'effectue dynamiquement grâce à un double processus, celui de participation et de réification.

La participation et la réification sont manipulées comme deux pôles en interaction, non opposés mais duels et mutuellement constitués :

« Participation et réification sont à la fois distinctes et complémentaires. La réification d’une charte des droits ne représente pas la société et elle ne signifie rien sans la participation des citoyens concernés. En contrepartie, la production d’une telle réification est cruciale au type de négociation nécessaire à l’exercice du droit de citoyen et elle permet de regrouper les points de vue, les intérêts et les interprétations divergentes engendrées par la participation » (ibid., p.68).

Il est donc difficile de séparer la réification de la participation. La participation s'appuie sur la réification : on discute d'une note de service, le juge s'appuie sur des lois. À l'inverse, la réification incite à la participation : nous prenons des notes pour nos collègues absents, nous créons des monuments pour nous souvenir des morts. Ainsi, la participation et la réification ont besoin l'une de l'autre. La participation permet de remédier aux problèmes d’interprétation suscités par la réification. Si la réification a une forme trop rigide, trop ambiguë, ou trop imprécise, la participation vient à la rescousse. Pour sa part, la réification compense les limites intrinsèques de la participation (telle que sa défaillance, par exemple). Par ailleurs, selon Wenger, il doit exister un certain équilibre entre les deux pour compenser leurs limites respectives, l’augmentation de l’une accroît la nécessité de l’autre.

La négociation de sens est un processus d'apprentissage essentiellement temporel et la pratique doit être abordée sous ce même angle. Que les communautés soient séculaires ou d'une durée relativement faible, elles donnent naissance à une pratique locale et transforment

l'identité des membres. Mais le temps seul n'assure pas la pérennité de la communauté, autrement dit le renouvellement de la pratique. Seul « le maintien d’un engagement mutuel permet de partager un apprentissage significatif. Dans cette optique, les communautés peuvent être considérées comme des histoires partagées d’apprentissage » (ibid., p.97), qui se sont composées au fil du temps, au gré des participations et des réifications. Wenger approfondit alors le binôme participation / réification qui représente les deux facettes des histoires d’apprentissage qui prennent place dans - et forment - la pratique.

D'abord, la participation et la réification ont deux modes d’existence dans le temps. La participation et la réification interagissent mais peuvent avoir des existences temporelles différentes (par exemple, un employé quitte l’entreprise, le système informatique conserve ses traces ou à l’inverse le système informatique tombe en panne, l’employé continue à participer). Ensuite, elles sont deux formes de mémorisation et d’oubli. Par exemple, nous pouvons détruire des photographies mais non les souvenirs, nous oublions un événement mais un objet nous le rappelle. Les individus sont donc liés à leur passé par des artefacts produits et par l’entremise de leurs expériences de participation. Par ailleurs, la participation et la réification sont deux sources de continuité et discontinuité de la pratique. La discontinuité s’entend dans le sens où des changements de participation dans la pratique interviennent (en raison d’une nouvelle direction, d’un départ à la retraite, de la découverte de nouvelles techniques...), produisant des réifications qui aboutissent à de nouveaux artéfacts, mots, idées, concepts, etc., les anciens devenus désuets ou étant abandonnés. En revanche, il y a continuité sous l'angle de la reproduction de la communauté dans la mesure où une partie de l'histoire de la pratique est véhiculée dans les interactions entre les générations, continuant à structurer la communauté : « Le passé, le présent et le futur cohabitent ». En même temps, une discontinuité d’ordre générationnel apparaît avec un redéploiement des relations en cascade : « les nouveaux venus deviennent les expérimentés et les novices de l’année précédente des guides pour les arrivants » (ibid., p.101). Cet avancement a un effet significatif sur les participants qui forgent leur identité en fonction de leurs nouvelles perspectives et qui prennent conscience du chemin parcouru, de l’apprentissage (« je peux aider les autres maintenant »). La réification peut aussi occasionner des discontinuités dans la pratique. Cela a été le cas de l'arrivée de l'informatique dans les entreprises qui a rendu désuet un réseau complet d’outils, d’artéfacts et de concepts, mais « comme la pratique est engagée dans la réification, ces discontinuités créeront également des transformations appréciables de la pratique » (ibid. p.102). Pour finir, participation et réification représentent deux réseaux de pouvoir distincts avec d'un côté le pouvoir de participation qui comprend l’influence,

l’autorité personnelle, le népotisme, la discrimination systématique, le charisme, la confiance, l’amitié et l’abandon, de l’autre le pouvoir de réification comprend les lois, les politiques, l’autorité institutionnelle, les interprétations, les démonstrations controversées, les statistiques, les contrats, les régimes et les conceptions. Ces deux formes apparaissent encore comme complémentaires pour négocier le sens (par exemple, il est possible d'utiliser une forme pour contrebalancer l’excès de l’autre ou l'esquiver) et jouent un rôle important dans la construction de la pratique : « La négociation de sens représente la convergence de la participation et de la réification, c’est donc dire que la maîtrise simultanée de la participation et de la réification permet d’avoir le contrôle sur le sens créé en rapport avec le contexte et sur le genre de personnes que les participants peuvent devenir » (ibid., p.104).