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Synthèse chapitre 1 Le livre et ses espaces

Chapitre 2 La formation des lecteurs

2.3. Comprendre les pratiques de lecture

2.3.2. Trois exemples d’enquêtes sur les pratiques lectorales

En sociologie de la lecture, plusieurs auteurs ont cherché à approcher les lecteurs à travers leurs pratiques et leurs comportements. Ainsi, dans leur enquête publiée en 1999, Gérard Mauger, Claude Poliak et Bernard Pudal interrogent des adultes, en mettant de côté les clivages culturels déjà observés, basés sur le capital scolaire ou la position socioprofessionnelle, qu’ils jugent trop stricts. Les auteurs relatent des itinéraires de lecteurs et recensent, pour chaque personne interrogée, les livres possédés et leur mise en place dans l’espace domestique. Ils notent comment s’opère le choix des lectures des individus en fonction de leur sexe, de leur âge, de leur bagage scolaire, de leur statut social, des préoccupations du moment et des intérêts professionnels de chacun. Cette enquête révèle ainsi des histoires de lecteurs (Mauger, Poliak, Pudal, 1999)273. Fanny Renard voit, elle, dans les pratiques lectorales, le « produit de la rencontre entre le passé et le présent, c’est-à-dire les habitudes constituées et le contexte de leur mise en œuvre ou en veille » (Renard, 2009)274.

Pour elle, « la mobilisation par les élèves d’habitudes lectorales pragmatiques découle de la rencontre des habitudes scolaires et lectorales des élèves et des conditions et modalités d’enseignement » (Renard, 2009)275. De son côté, Clara Lévy a choisi de s’intéresser au

comportement des lecteurs au travers de ce qu’elle nomme « les livres de chevet » (Lévy, 2015)276. Il s’agit non pas des ouvrages en cours, posés sur la table de chevet des lecteurs, mais de leur livre préféré, leur livre de prédilection, celui que les enquêtés ont lu plusieurs fois, parce qu’ils entretiennent une relation particulièrement forte avec celui-ci. Selon elle, connaître le livre de chevet de quelqu’un permet de mieux appréhender ses goûts et donc de mieux connaître la personne elle-même. Le livre révélé, établit un écho identitaire avec son lecteur. Cet écho peut prendre plusieurs formes : l’identification aux personnages, aux situations, une projection, un attrait pour une origine géographique, ou vers une identité ethnico-religieuse. Bien sûr tout le monde ne possède pas forcément un livre de chevet, il est donc nécessaire pour le chercheur de solliciter un certain nombre de personnes avant de constituer son corpus. Mais en soi, ce constat est déjà révélateur d’une pratique ou plutôt d’une non-pratique.

À travers ces différents travaux, on voit comment le sujet lecteur est positionné au centre des études. Appréhendé dans sa singularité, que devient-il dans ses interactions au sein d’un groupe ?

273 MAUGER Gérard, POLIAK Claude, PUDAL Bernard, 2010. Histoires de lecteurs. Broissieux : Éditions du

Croquant, 537 p. (Champ social).

274 RENARD Fanny, 2009. Des lectures lycéennes inopportunes en contexte scolaire. Op. cit. 275 RENARD Fanny, 2009. Ibid.

276 LÉVY Clara, 2015. Le roman d’une vie, Les livres de chevet et leurs lecteurs. Paris : Hermann. 248 p.

61 2.3.3. Communauté de pratique

En 1994, le philosophe et sociologue allemand Ferdinand Tönnies définit la communauté par des liens affectifs forts, une appartenance difficilement révocable des valeurs communes et la mise au profit de la communauté des efforts personnels (Tönnies, 2010)277. Les lecteurs, au même titre que les tagueurs, les rappeurs ou les danseurs éprouvent un sentiment d’appartenance à un groupe, une communauté à laquelle chaque sujet se sent attaché. Cet ancrage se caractérise par des signes de participation, une mise en commun, un même état d’esprit, une reconnaissance, une affinité élective (Caune, 2017 : 213)278.

Dans ses travaux de recherche, Karel Soumagnac-Colin s’appuie sur l’expression « communauté de pratique » issue de la théorie des organisations développée par Etienne Wenger (Lave, Wenger, 1991279 ; Wenger, 1998280). Il s’agit de « l’ensemble des pratiques sociales, d’information et de communication mises en place par des collectifs ou des groupes » (Soumagnac-Colin, 2016)281. Cette communauté de pratique implique, de la part de celui qui y participe, un sentiment d’appartenance à un groupe dans lequel l’individu s’engage, s’investit et demande un partage de ressources utiles à tous. Ce groupe, selon Étienne Wenger, Richard McDermott et William Snyder (2002 : 4)282 a une passion pour un

thème et les individus approfondissent leur connaissance du domaine en interagissant. Les communautés de pratique favoriseraient l’apprentissage, le développement et un partage de connaissances (Lesser et Everest, 2001283 ; Wenger, McDermott, Snyder, 2002284 ; Arzumanyan, Mayrhofer, 2016285). Ainsi, des relations et des échanges entre novices et experts se créent et se développent.

De nouveaux arrivants dans la communauté de pratique provoquent une réorganisation du groupe et permettent de nouvelles adhésions périphériques qui donnent lieu à de nouvelles participations et à de nouveaux liens entre les individus. La communauté « encourage à partager des idées, poser des questions et être à l’écoute des problèmes rencontrés par les autres » (Arzumanyan, Mayrhofer, 2016). Trois éléments sont inhérents à la constitution de la communauté de pratique : le domaine qui distingue les membres des non-membres, la

277 TÖNNIES Ferdinand, 1994. Communauté et société. Paris : Presses universitaires de France. 276 p. (Le lien

social).

278 CAUNE Jean, 2017. La médiation culturelle : expérience esthétique et construction du vivre-ensemble. Op.

cit.

279 LAVE Jean, WENGER Étienne, 1991. Situated learning : legitimate peripheral participation. Cambridge :

Cambridge University Press. 138 p.

280 WENGER Étienne, 1998. Communities of practice : learning, meaning and identity. Cambridge : Cambridge

University Press. 318 p. (Learning in doing).

281 SOUMAGNAC-COLIN Karel, 2016. Construire l’interopérabilité culturelle autour de la documentation et de

l’information dans une communauté de pratique, Communication, Vol. 34, n° 1. Disponible sur : https://journals.openedition.org/communication/6670#quotation Consulté le 19 avril 2017.

282 WENGER Étienne, MCDERMOTT Richard, SNYDER William, 2002. Cultivating communities of practice :

a guide to managing knowledge. Boston : Harvard Business School press. 284 p.

283 LESSER Eric, EVEREST Kathryn, 2001. Using communities of practice to manage intellectual capital, Ivey

Business Journal, vol. 65. p. 37-41.

284 WENGER Étienne, MCDERMOTT Richard, SNYDER William, 2002. Op. cit.

285 ARZUMANYAN Lusine, MAYRHOFER Ulrike, 2016. L’adoption des outils numériques dans les

communautés de pratique. Le cas du Groupe SEB, Revue française de gestion, Vol. 1, n° 254, p. 147-162. Disponible sur : https://www.cairn.info/revue-francaise-de-gestion-2016-1-page-

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communauté qui suppose des relations entre les individus et enfin la pratique, qu’elles définissent comme « l’ensemble de répertoires partagés de ressources qui incluent des documents, des idées, des expériences, des informations et des façons d’aborder les problèmes » (Arzumanyan, Mayrhofer, 2016). Ces trois conditions réunies caractérisent la communauté de pratique comme « structure sociale idéale permettant le développement et le partage de connaissances » (Wenger, McDermott, Snyder, 2002)286. Wenger, McDermott et

Snyder distinguent plusieurs niveaux de participation des individus à une communauté de pratique (2002).

Figure n° 1. Les différents niveaux de participation à la vie communautaire.

D’après Arzumanyan, Mayrhofer, 2016287

Cette définition de la communauté de pratique nous paraît pouvoir s’appliquer aux élèves fréquentant le CDI d’un collège. En effet, le CDI constitue un espace de visibilité des pratiques culturelles. Les élèves qui en constituent le noyau dur seraient ceux qui participent activement à la vie du CDI, en s’associant à l’achat de livres, en lisant puis en invitant leurs pairs à lire tel ou tel titre, en exprimant leur avis sur les livres ou en dévoilant leur propre pratique lectorale, en participant au rangement et à l’explication des différents modes de classement des ouvrages aux autres élèves. Le groupe d’élèves que constitue le deuxième niveau se rend au CDI régulièrement et participe, mais sans la régularité ni la même intensité que celle des élèves du noyau dur. Les membres périphériques peuvent apprendre des membres des deux autres niveaux mais ils ne s’impliquent pas dans la vie communautaire. « Ces membres « périphériques » observent les interactions des membres actifs. Certains

286 WENGER Étienne, MCDERMOTT Richard, SNYDER William, 2002. Op. cit.

287 ARZUMANYAN Lusine, MAYRHOFER Ulrike, 2016. L’adoption des outils numériques dans les

communautés de pratique. Le cas du Groupe SEB, Op. cit.

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restent périphériques parce qu’ils considèrent que leurs observations ne sont pas pertinentes pour l’ensemble de la communauté, d’autres estiment ne pas avoir le temps de contribuer plus activement. Ces membres périphériques constituent une dimension essentielle des communautés de pratique dans la mesure où ils peuvent avoir des conversations privées sur les questions en cours de discussion dans le forum public. Ils peuvent apprendre des échanges et des interactions de la communauté de pratique, mais cet apprentissage se fait « à leur façon », sans implication active dans la vie communautaire » (Arzumanyan, Mayrhofer, 2016)288. Les membres externes, eux, peuvent montrer un intérêt pour la communauté mais n’en sont pas membres à part entière. Ce peut être le cas d’un élève grand lecteur qui a tout ce qui lui faut chez lui ou par le biais d’une médiathèque municipale et qui ne ressent pas le besoin, l’envie de participer aux échanges et aux interactions de la communauté de pratique.

Il manquerait à ce schéma un dernier groupe, celui des individus extérieurs qui ne se sentent pas concernés par cette offre de lecture que propose le CDI : ils rejettent d’emblée l’activité propre au groupe, ses pratiques et ses comportements. Il existe un décalage entre les membres de la communauté et ceux de ce dernier groupe qui se sentent éloignés de la lecture et cherchent à s’en détourner et même, pour certains, à l’éviter à tout prix. Un groupe de lecteurs peut donc se constituer en une communauté de pratique. Peut-on dire que le support utilisé par le lecteur influence sa pratique ?

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