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Synthèse chapitre 1 Le livre et ses espaces

Chapitre 2 La formation des lecteurs

2.1. Construire un apprentissage de la lecture

2.1.3. Comprendre les différents moments de la lecture

2.1.5.1. Approcher la pensée d’un autre

Si l’on se place du côté de l’auteur, de celui qui écrit, alors les mots apparaissent comme une transposition de sa manière de penser. David Olson, psychologue, parle de transcription (Olson, 1998 : 22)210. Le texte écrit reflète la pensée d’un auteur.

En nous situant du côté du lecteur, la manière dont il s’empare du livre, découvre un titre comme porte d’entrée d’un texte, et ce titre, ainsi que le contenu le renvoient à une langue significative, qui aura un possible écho dans son intériorité, a été observée par des chercheurs mais aussi mise en évidence par des romanciers.

Par exemple, pour montrer comment le livre intervient en effet miroir par rapport au lecteur, l’écrivain Marcel Proust explique que le texte de l’auteur et les idées du lecteur se rencontrent, se croisent et s’entrelacent pour discuter, se conforter ou s’opposer : « chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n’eût peut-être pas vu en soi-même » (Proust, 1927)211.

Élise Vandeninden se demande comment le corps de l’auteur peut arriver à toucher celui du lecteur à travers son texte (Vandeninden, 2010)212. Roland Barthes dans Le plaisir du

texte évoque le texte comme un espace de séduction dans lequel le lecteur et l’auteur se cherchent, entrent en contact, se croisent. Et malgré les distances spatio-temporelles qui les séparent ils évoluent ensemble à travers les mots. Le lecteur lie connaissance avec l’auteur. Le lecteur se rend acteur pour passer la barrière d’une écriture, qui n’est pas la sienne, pour se l’approprier et se positionner près de celui qui parle. La spécificité du lecteur revient alors à penser le corps et la sensibilité d’un autre. Lire renvoie à une capacité à ressentir l’autre en soi, à établir des correspondances entre l’intériorité de l’auteur et le moi profond du lecteur (Barthes, 1973)213, c’est « se toucher sans se confondre » (Jean-Luc Nancy, 1986 : 188)214. Le lecteur cherche à se rendre curieux de ce qu’un autre (l’auteur) veut lui dire, il cherche à entrer dans l’esprit d’un autre, a la volonté de découvrir un autre univers, il cherche enfin à connecter des informations nouvelles à ses propres connaissances.

Cette action de lire peut donc être entendue comme un contrat non formel passé entre un auteur et un lecteur, liés par un document, une rencontre avec des idées, une conception du monde. Un dialogue intérieur, un échange intime commence alors pour le lecteur. Le livre devient un espace de confrontation entre le contenu d’un texte et les idées propres du lecteur. Attentif et ouvert, le lecteur se laisse envahir par des points de vue, une façon de penser, ouvre un dialogue avec l’autre ; peut-être accepte-t-il ces paroles ou bien les écarte-t-il, voire les rejette-t-il. Il développe ainsi son esprit critique, confronte ses opinions, partage des

210 OLSON David Richard, 2010. L’univers de l’écrit : comment la culture écrite donne forme à la pensée. Paris

: Retz. 348 p. (Petit Forum).

211 PROUST Marcel, 1927. À la recherche du temps perdu. Tome VIII, Le temps retrouvé. Paris : Gallimard. 237

p. (À la recherche du temps perdu).

212 VANDENINDEN Élise, 2010. Comment le texte touche le corps, Études littéraires, Vol. 41, n° 2, p. 81-88. 213 BARTHES Roland, 1973. Le plaisir du texte. Paris : Seuil. 105 p. (Points ; 135. Essais).

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expériences. La lecture permet à la pensée humaine de superposer de nouvelles données à des connaissances déjà intériorisées. Pour que le message écrit soit lu, reçu et compris, il est nécessaire d’ordonner dans un premier temps ses propres pensées. Maurice Merleau-Ponty insiste sur la nécessité d’un ordre des choses, d’une construction de sa propre pensée (Merleau-Ponty, 1945 : 48)215. Les informations lues et additionnées aux pensées ordonnées du lecteur, et assimilées ensuite, lui permettent de se forger ses propres idées. C’est ce qui permet à Lionel Bellenger de dire : « lire c’est se donner des armes pour parler, discuter, négocier, se battre » (Bellenger, 1978 : 14)216. Chaque lecteur s’approprie le texte en fonction de son propre vécu, de son expérience personnelle, de ses connaissances, de sa culture et de sa sensibilité (Patoine, 2015)217. Il existe autant de réceptions possibles d’un même texte qu’il existe de lecteurs, même chez les très jeunes enfants (Montmasson, 2016)218.

Michel Foucault, dans son essai L’archéologie du savoir, explique comment le lecteur essaie par-delà le texte de retrouver « l’intention du sujet parlant, son activité consciente, ce qu’il a voulu dire » (Foucault, 1969 : 39)219. Le lecteur s’applique à reconstituer un autre

discours, « retrouver la parole muette, murmurante, intarissable qui anime de l’intérieur la voix qu’on entend, de rétablir le texte menu et invisible qui parcourt l’interstice des lignes écrites et parfois les bouscule » (Foucault, 1969 : 40)220. La lecture implique donc le lecteur

dans une relation, ce qu’Alain Milon désigne par « une vie de couple » entre le lecteur et l’auteur (Milon, 2007)221. Pour lui, ni le lecteur, ni l’auteur, ni le livre ne peuvent exister seul :

ils ont besoin les uns des autres. Le trio se rencontre, se sépare, se réunit à nouveau et ainsi de suite. Il envisage sa lecture comme un « espace de fabrication d’un texte » (Milon, 2007)222. Pas de passivité dans ses gestes mais bien une activité, dans le sens où le lecteur est éveillé, captif, réceptif et actif. C’est une lecture vivante, mobile, animée. Le livre peut devenir un espace de réflexion et de confrontation. En apposant un commentaire en marge de la lecture, le lecteur arrête le texte, l’interrompt, le rend provisoire : il a le pouvoir de s’éloigner du texte, de se situer en marge (Lelièvre, 2007)223.

215 MERLEAU PONTY Maurice, 1945. Phénoménologie de la perception. Paris : Gallimard. 531 p.

(Bibliothèque des idées).

216 BELLENGER Lionel, 1978. Les méthodes de lecture. Paris : Presses Universitaires de France. 124 p. (Que-

sais-je ?).

217 PATOINE Pierre-Louis, 2015. Corps-texte : pour une lecture théorie de la lecture empathique. Lyon : ENS

éditions. 278 p.

218 MONTMASSON Doriane, 2015. La réception de la littérature de jeunesse par les enfants : une fenêtre

ouverte sur le processus de socialisation. Thèse de doctorat en Sciences de l’éducation. Université Paris

Descartes.

219 FOUCAULT Michel, 1969. L’archéologie du savoir. Paris : Gallimard. 275 p. (Bibliothèque des sciences

humaines).

220 FOUCAULT Michel, 1969. Ibid.

221 MILON Alain, 2007. Entre-ouverture d’espaces multiples. Dans : MILON Alain, PERELMAN Marc. Le livre

et ses espaces. Nanterre : Presses universitaires de Paris Nanterre, p. XI-XVI.

222 MILON Alain, 2007. Ibid.

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