• Aucun résultat trouvé

Regards de jeunes lecteurs sur le livre

Chapitre 9 Pratiques des jeunes lecteurs

9.1. Les espaces de lecture

On a pu voir grâce à la lecture des cahiers de bord du chef d’établissement ce qu’il peut nous apprendre du CDI. L’espace documentaire d’un collège ou d’un lycée peut constituer pour le chef d’établissement un lieu clé, important pour la réussite des élèves et un dialogue entre le chef et le professeur-documentaliste peut faire du CDI un lieu premier dans la continuité de la formation à la lecture. La lecture et l’analyse des cahiers de bord nous apprennent un certain nombre d’informations concernant la relation du chef d’établissement avec les différents personnels, et on a le sentiment qu’il existe une certaine inquiétude concernant le CDI. Un courrier du Président du Conseil général permet d’attester de la pauvreté du fonds documentaire au 9 octobre 2006. Alors que plusieurs courriers et documents de différents enseignants attestent de leur investissement dans l’aménagement des nouveaux locaux et de leur entrée en fonction sur leur nouveau poste, on peut déplorer de ne trouver aucune trace des besoins concernant le CDI, aucune demande de la part du professeur- documentaliste nouvellement nommé.

189

Dessins n° 3 ; 7 ; 15 ; 16

En réfléchissant à l’espace CDI et à ses appropriations nous soulignons les apports de ces cahiers. Les appropriations des espaces et notamment de l’espace documentaire dépendent largement du regard du chef d’établissement. Si nous avons abordé les rôles des architectes, des professeurs-documentalistes et des usagers, nous voyons, à travers la pensée d’un chef d’établissement, tous les enjeux d’une attention donnée à l’espace que l’on souhaite construire. Les personnels enseignants qui se sont investis dans l’aménagement des lieux ont permis de faire avancer la réflexion sur leur construction et d’apporter des modifications. La création de l’établissement est le résultat de cette discussion entre tous les intervenants : chef d’établissement, personnels enseignants, architectes. Du côté des élèves, que pouvons-nous dire de leurs représentations de l’espace documentaire ? Comment le perçoivent-ils ? Pour eux, constitue-t-il le seul lieu de lecture ?

Au collège Pierre Mendès France, les élèves investissent le CDI pour y lire. Les dessins n° 3, 4, 7, 9, 12, 13, 15, 16 attestent de ces moments de lecture dans l’espace documentaire. Ils transparaissent au travers des postures et du mobilier. La représentation de plusieurs élèves sur la même feuille permet de voir comment ce lieu d’accueil révèle une communauté de lecteurs. On peut voir chacun dans sa propre pratique et percevoir ses petits rituels décrits par Thierry Grillet (2012)778. Les élèves interrogés à propos du dessin d’Iris (dessin n° 15) voient des élèves « concentrés », « tranquilles », « bien assis ». Ils remarquent le mobilier sur lequel les lecteurs sont représentés.

778 GRILLET Thierry, 2012. À l'heure des machines à lire. Petite anthropologie de la lecture, Revue de la

190

Détail du dessin n° 1 J’étais assis, j’entendais tous les bruits que

faisaient les personnes du CDI autour de moi. Je me plongeais dans le livre et je m’imaginais l’histoire dans ma tête. J’étais en train de lire ! Dès que je commençais à lire le livre, l’histoire vivait. Parfois, j’entendais ma voix intérieure lire à ma place. À certains moments je m’imaginais la scène que je lisais se réaliser dans mes pensées (Elias 5e).

Les dessins et les verbatim décrivent une ambiance de lecture. Par manque d’entraînement ou de concentration, le lecteur peut perdre le fil de sa lecture. Lire demande des efforts et les bruits environnants peuvent empêcher le lecteur de se concentrer. Le bruit peut se dissiper si le lecteur arrive à en faire abstraction :

Dès que j’étais en train de lire, le bruit que faisait le CDI s’atténuait et devenait sourd. Mais quand j’ôtais ma tête des lignes du livre, j’entendais tous les bruits qui m’entouraient revenir. Je commençais à penser à autre chose, comme si le livre avait disparu (Luc, 5e).

Sur le dessin d’Agathe (dessin n° 1), les piles de livres représentées : livres de contes et BD, font dire à ses pairs qu’Agathe se trouve, bien qu’aucun indice ne le confirme, dans un lieu dans lequel elle a accès à une grande quantité de livres, comme par exemple : une BCD779, un CDI ou une bibliothèque.

On a pu voir que l’espace documentaire est révélé par les mouvements humains qui s’y déploient ; il trouve son sens et son identité à partir des actions qui s’y déroulent : « l’espace est un lieu pratiqué » (Certeau de, 1980)780. En ce sens le CDI est un lieu pratiqué.

On peut dire que le CDI constitue aussi un lieu de savoir au sens que lui donne Christian Jacob (Jacob, 2014)781 puisqu’ils viennent s’informer au travers de leurs lectures.

Les pratiques des jeunes montrent qu’ils ont des attentes par rapport à ce lieu et aux documents qu’ils contiennent (Després-Lonnet, 2014)782. Il constitue aussi un lieu de

pratiques puisqu’il englobe des acteurs, des activités, des comportements, des compétences professionnelles, des normes et des rites (Augé, 1992783 ; Goffman, 1973784).

779 BCD : Bibliothèque Centre Documentaire : espace documentaire implanté dans les écoles primaires à partir

de 1975 à titre expérimental. Dix ans après, elles sont officialisées par circulaire ministérielle.

LAMBERT-CHESNOT, Odile, 1986. L’ABC des BCD, Bulletin des bibliothèques de France, n° 1, p. 64-69.

780 CERTEAU Michel de, 1980. La Culture au pluriel. Paris : C. Bourgois. 256 p. 781 JACOB Christian, 2014. Qu’est-ce qu’un lieu de savoir ? Op. cit.

782 DESPRÉS-LONNET Marie, 2014. Temps et lieux de la documentation. Transformation des contextes

interprétatifs à l’ère d’internet. Op. cit.

191

Dessin n° 5 Dessin n° 10

Par ailleurs, la pluralité des documents révélés par les dessins montre des collections et si on ne voit pas dans les dessins un espace de travail clairement défini on peut imaginer un fonds documentaire. En effet, les livres dessinés rassemblés et organisés forment « des collections pluridisciplinaires, inscrites sur différents types de supports, et destinées à des publics variés » (Fabre, Gardiès, 2009 : 84)785 qui suppose un espace documentaire.

Un autre espace de lecture représenté par les jeunes dans leurs dessins est leur espace privé, intime : leur chambre. La représentation des espaces de lecture se retrouve à travers la mise en scène d’un décor, d’un mobilier : un lit, une table, un bureau, une chaise, qui permettent de reconnaître ce lieu. Ici il s’agit de la chambre de l’adolescent.

Le dessin n° 10 réalisé par Manon révèle une posture allongée sur le côté, couchée, remarquée par plusieurs élèves. Cependant c’est essentiellement le moment de la lecture qui est questionné : « elle lit la nuit », « elle lit parce qu’elle a sommeil », « elle lit pour rêver », « elle lit pour s’endormir », sont autant d’éléments qui reviennent quand il s’agit de décrire ce dessin. Cette position du corps fait dire à quelques élèves qu’il s’agit d’un moment de détente. Si on interroge des élèves du même âge que Manon (dessin n° 10) à propos des dessins du corpus, c’est celui dans lequel ils se reconnaissent le plus. En effet, 32 élèves sur 37 interrogés s’identifient à ce lecteur. On peut donc supposer que les jeunes lecteurs lisent surtout dans leur chambre et dans leur lit.

Parallèlement, ce qui est mis en avant par les élèves qui décrivent le dessin de Lilian (dessin n° 5), c’est une lecture près d’un écran d’ordinateur ou à côté d’un écran de télévision. Le jeune garçon représenté est tantôt qualifié de joueur lecteur, de « lecteur gameur », ou de « geekteur », une contraction du mot anglais geek - qui attribue à un individu de grandes connaissances en informatique, en jeux vidéo, en nouvelles technologie - et de

lecteur. Il lit au lieu de jouer au jeu vidéo, remarque un des élèves. Certains se demandent si les deux activités sont mises en parallèle ou en concurrence, d’autres si cette lecture a lieu après une journée d’école. Ces commentaires laissent entrevoir des pratiques plurielles. Bien que pratiquée dans un même espace : la chambre, le premier lecteur représenté (dessin n° 10) est allongé, il semble prendre le temps de lire, dans une posture de détente, sa pratique semble être une habitude prise alors que le second lecteur (dessin n° 5), semble mettre en concurrence lecture et écran. Sa lecture semble être contrainte, dans une attente de pouvoir consacrer du temps aux écrans ou aux jeux vidéo.

784 GOFFMAN Erving, [1959] 1973. La mise en scène de la vie quotidienne, tome 1, La présentation de soi. Op.

cit.

785 FABRE Isabelle, GARDIÈS Cécile, 2009. Dispositifs info-communicationnels spécialisés et ambition

192

Les dessins de Manon (dessin n° 10) et de Lilian (dessin n° 5) présentent un espace intime de la lecture dans lequel les adolescents aiment lire, il s’agit le plus souvent de leur chambre, ils se représentent assis ou allongé dans leur lit ou assis sur une chaise. Ces dessins sont une manière pour les lecteurs de penser leur environnement spatial, leur espace de lecture. Autour d’eux s’organise concrètement une ambiance qu’ils veulent profitable à la lecture (Proust, [1919] 1992)786. On a pu voir comment le lecteur s’installe dans une réalité,

un environnement, un décor, qui peut venir le perturber, l’interrompre ou bien le conforter. Il s’invente un espace personnel, intime, un cadre qu’il fait sien, et s’il arrive à s’approprier un texte, ce lieu aura participé à former des circonstances favorables (Lelièvre, 2007787 ; Barbier, 2016788 ; Barbier, 2015789). Ce décor est verbalisé par Lina :

Je lis à voix haute avec ma lampe à côté de moi (Lina, 4e)

Bien que difficilement perceptible dans les dessins, le temps est présent à travers des indices comme l’éclairage ou la lumière naturelle. Peuvent-ils nous ramener au temps de la lecture et nous permettent-ils d’en rapprocher ces bribes de récits de lecteur ?

J’aime bien m’endormir très tard pour finir un livre (Zia, 4e)

J’aime prendre le temps de lire (Juliana, 4e)

786 PROUST Marcel, [1919] 1992. Journées de lecture. Dans : Pastiches et mélanges. Paris : Gallimard. 286 p.

(L’imaginaire).

787 LELIÈVRE Valérie, 2007. La page : entre texte et livre. Op. cit.

788 BARBIER Frédéric, 2016. Histoire des bibliothèques. D’Alexandrie aux bibliothèques virtuelles. Paris :

Armand Colin. 304 p. (U. Histoire).

789 BARBIER Frédéric, 2015. Histoire des bibliothèques : d’Alexandrie aux bibliothèques virtuelles. (Durée :

1heure 11minutes). Disponible sur : https://www.franceculture.fr/conferences/ecole-nationale-des- chartes/histoire-des-bibliotheques-dalexandrie-aux-bibliotheques Consulté le 19 avril 2017.

193

Détail du dessin n° 14

Détail du dessin n° 17 Si les adolescents ne lisent ni dans l’espace documentaire du

collège, ni dans leur chambre, il peut arriver qu’on les voit lire dans des espaces non réservés ordinairement à la lecture. Quand on leur laisse le choix, les jeunes lecteurs aiment pratiquer d’autres postures dans d’autres lieux de lecture. Ainsi l’expérience de lecture menée au collège leur a donné cette occasion. Ils ont investi la salle polyvalente (dessin n° 14), la cour de récréation, les couloirs ou encore les escaliers (dessin n° 17). Certains s’en sont emparés et ont apprécié lire autrement, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur. On remarque que lire de manière différente c’est d’abord pour le lecteur se poser à même le sol. Cette manière de lire dans un espace non réservé spécifiquement à la lecture nous renvoie à ce que dit Alain Milon lorsqu’il évoque les lieux dans lesquels on trouve les livres comme dans les bibliothèques ou les centres de ressources et les lieux dans lesquels on ne les attend pas. On peut rapprocher cette idée au lieu dans lesquels lisent les jeunes comme la salle polyvalente ou l’escalier du collège (Milon, 2007)790.

Outline

Documents relatifs