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Des frontières économiques ?

I. Les marchands du roi, pourquoi les taxes-tu ?

1. Le tribut, un contrat ?

Les empires présents en Syrie à la période du Bronze récent, que ce soient l’Égypte, le Mitanni, l’empire hittite ou l’empire assyrien ont tous, simultanément ou successivement, levé un tribut sur les rois des petits États syriens, dont certains avaient pour siège une ville commerçante et riche.

Cependant, malgré un aspect « prédateur » commun, la documentation dont nous disposons fait apparaître des différences dans leur attitude vis-à-vis du tribut.

Ceci amène plusieurs questions intéressantes. Le tribut, qui est l'un des instruments économiques à la disposition d’un pouvoir « impérial », peut-il être un « révélateur » du statut - ou du changement de statut - qu’il concède à un autre État ? Peut-il jouer un rôle d’incitation vis-à-vis des petits États pour qu’ils entrent ou restent sous sa dépendance ? Ces petits États, de leur côté, peuvent-ils s’en servir de façon à protéger l’essentiel pour eux, c’est-à-dire leur vie économique ? Et finalement, le tribut dessine-t-il des frontières entre les États syriens ?

On peut interpréter le tribut comme partie d'un « contrat » passé entre le pouvoir impérial et un petit royaume, dont l'objectif principal est d'assurer la fidélité du second vis-à-vis du premier, c'est-à-dire de reconnaître le suzerain comme tel avec toutes ses prérogatives (dont celle d'exiger un tribut). Contrat qui peut prendre la forme d'un traité (ou d'un édit129) pour les Hittites, ou de serments jurés pour les Assyriens.

Les économistes ont élaboré pour des problèmes de ce type la théorie dite des contrats130, dans laquelle ils mettent l'accent sur l'asymétrie d'information qui existe, au moment de la « signature » du contrat, entre les deux parties : le donneur d'ordre (principal,

129 Pour une répartition des textes entre ces deux catégories, voir Elena DEVECCHI, "Treaties and

Edicts in the Hittite World", in: Organization, Representation and Symbols of Power in the Ancient Near East, Proceedings of the 54th RAI at Würzburg, 20-25 July, 2008, ed. by Gernot Wilhelm, Winona Lake, Indiana, Eisenbrauns, 2012.

130 Voir pour leur introduction : LAFFONT, Jean-Jacques & MARTIMORT, David, The Theory of Incentives

ー The Principal-Agent Model, Princeton University Press, Princeton, New-Jersey, 2002 ; LAFFONT

Jean-Jacques & TIROLE, Jean, A theory of incentivesin procurement and regulation, The MIT Press,

en anglais) et l'exécutant (agent)131. Le donneur d'ordre ignore une information dont dispose (ou disposera) l'exécutant, par exemple l'effort qu'il consentira pour exécuter le contrat. Réduire cette asymétrie d'information, trouver les bonnes incitations pour que l'exécutant révèle ses caractéristiques et finalement exécute le contrat est donc une préoccupation constante pour le donneur d'ordre.

Chez les Hittites, ce souci est manifeste et apparaît dans de nombreux textes bilatéraux (à leur profit).

Ainsi, dans le traité entre Muršili II et Tuppi-Tešub d'Amurru (CTH 62132 ; Beckman, HDT133 n°8,

p.54) : « Si quelqu'un, Tuppi-Tešub, te soumet une affaire préjudiciable au roi ou au Ḫatti, tu ne devras pas la dissimuler au roi ».

Le traité entre Muršili II et Niqmepa d'Ugarit (CTH 66 ; Beckman, HDT n°9, p.59) insiste sur le devoir d’information et la confidentialité de ce que communique le Grand Roi à Niqmepa.

Les rois hittites insistent dans plusieurs traités (avec des pays anatoliens) sur l'obligation pour l'autre partie de leur communiquer toutes les « rumeurs » parvenues jusqu'à elle : ainsi Muršili II avec Kupanta-Kurunta de Mira-Kuwaliya (CTH 68 ; Beckman, HDT n°11, p.69) et Targasmalli de Hapalla (CTH 67 ; Beckman, HDT n°10, p.64), ou son successeur Muwattalli II avec Alaksanda de Wilusa (CTH 76 ; Beckman, HDT n°13, p.82).

On peut encore citer la lettre RS 34.129134, qui est une demande d'information adressée par les

Hittites à Ugarit sur les gens du Šikila, qui « habitent sur des bateaux » (ša GIŠ.MÁ.MEŠ us-bu-ú-ni). Elle est cependant d'un autre ordre, liée à une menace potentielle ou réelle.

Quelle est l'information que recherche principalement la puissance « donneur d'ordre » ? La richesse de l'autre partie lui est sans doute connue : les échanges commerciaux, intenses, sont visibles et ses propres marchands en donnent certainement une idée assez fidèle. Il semble naturel de penser qu'il s'agit plutôt d'estimer le degré de fidélité d'un État vassal et le risque de le voir basculer vers une autre obédience (risque qualifié par les économistes de moral hazard, c'est-à-dire : risque de comportement).

D'où la question initialement posée sur le tribut.

131 Le modèle est appelé principal-agent.

132 Comme déjà vu, numéro du texte dans : LAROCHE, Emmanuel, Catalogue des textes hittites,

Klincksieck, Paris, 1971.

133 Comme déjà vu : numéro du texte dans : BECKMAN, Gary, Hittite diplomatic texts, ed. by Harry A.

Hoffner (Writings from the Ancient World, Society of Biblical Literature, vol. 7), Scholars Press, Atlanta, Georgia, 1996.

134 « Demande d'information sur le Šikila ». Publiée dans RSO VII (n°12, p.38), éditée et traduite par

Florence MALBRAN-LABAT, qui la situe au temps d'Ammurapi, dernier roi d'Ugarit. À la même

époque, le roi d'Alašia écrit au roi d'Ugarit (R.S.L. 1 ; Ugaritica V n° 23 ; TAU, p.102-103) et, citant des mouvements de bateaux au large, demande lui aussi des informations.

Il est intéressant d'examiner dans quelle mesure on peut analyser grâce à ce cadre le comportement des quatre grandes puissances qui se sont succédé en Syrie vis-à-vis du tribut, et éventuellement, lorsque la présence de textes en nombre suffisant le permet, établir une comparaison.

Cependant il faut prendre garde que, à côté du tribut compris comme un prélèvement régulier contractuel, apporté solennellement à la capitale de l'empire (Ḫattuša pour les Hittites, Aššur pour les Assyriens), il existe des prélèvements ponctuels qui peuvent être très importants, souvent qualifiés de « cadeaux » et plus ou moins obligatoires.

Pour désigner le tribut qu’une autorité supérieure exige, les textes emploient différents mots. Ce sont le plus souvent mandattu / maddattu (de nadānu, donner), tāmartu / nāmurtu

(de amāru, voir ; le mot a le sens ici de cadeau), biltu (de wabālu, apporter ; contribution, charge, impôt ; souvent représenté par l’idéogramme sumérien GUN), argamannu en akkadien dans les textes de Boğazköy concernant Ugarit et árgmn en ougaritique (littéralement : cadeau). On trouve aussi dans les textes assyriens des expressions composées telles que biltu u maddattu (GUN u maddattu), biltu u tāmartu (GUN u tāmartu), qu’on traduit souvent par : l’impôt et le tribut.

Pour faciliter une comparaison éventuelle, et avoir un ordre de grandeur du tribut, on peut rappeler qu’en Mésopotamie, au début du IIe millénaire, un talent (GÚ) vaut environ 30 kg, se compose de 60 mines (MA.NA) et de 3 600 sicles (GÍN). La mine mésopotamienne vaut donc environ 500 g et le sicle (1/60e de mine) environ 8,3 g. Mais, pour citer ce seul exemple, la mine hittite vaut 40 sicles et non 60 (les Hittites parlent de sicles « au poids des marchands hittites » ou de « sicles lourds »). Et plusieurs systèmes de mesure coexistent : sous le même nom, les unités désignent des poids différents ...