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La langue des lettres d’El Amarna en provenance du pays de Canaan (Byblos, Sidon, Tyr, …) présente de nombreuses difficultés et les linguistes, dès la découverte des textes, ont émis des hypothèses très diverses sur sa nature. La 53e Rencontre assyriologique internationale de juillet 2007266 en a fait le point, mettant en évidence tout un éventail de positions dont les extrêmes ne se sont pas rapprochés depuis.

Plutôt que « babylonien "extrêmement barbare" [extremely barbarized] », cette langue doit-elle être étiquetée : pidgin (William Moran, 1987, 1992267) ? Hybrid language (Anton Rainey, 1996, 2010268) ? Interlanguage (Augustinus Gianto, 1999269) ? Mixed language

266 Language in the Ancient Near East, Proceedings of the 53e Rencontre Assyriologique

Internationale, ed. by L. KOGAN, N. KOSLOVA, S. LOESOV, and S. TISHCHENKO, Orientalia et Classica

XXX, Eisenbrauns, Winona Lake, Indiana, 2010. Voir particulièrement : Volume 1, Part 2, "Peripheral Akkadian", p.801-924.

267 MORAN, William L., The Amarna Letters, The John Hopkins University Press, Baltimore, 1992. 268 RAINEY, Anson F., Canaanite in the Amarna Tablets, A Linguistic Analysis of the Mixed Dialect used

by Scribes from Canaan, Brill, Leiden, 1996.

RAINEY, Anson F., "The Hybrid Language written by Canaanite Scribes in the 14th Century BCE", in:

Language in the Ancient Near East, Proceedings of the 53e Rencontre Assyriologique

Internationale, Orientalia et Classica XXX, 2010 (cf note ci-dessus), Vol. 1, Part 2, p.851-861.

269 GIANTO, Agustinus, “Amarna Akkadian as a Contact Language”, in: Languages and Cultures in

Contact at the Crossroads of the civilizations in the Syro-Mesopotamian Realm, Proceedings of the 42th Rencontre asssyriologique internationale, OLA 96, 1999, p.123-132.

(Shlomo Izre’el, 1998, 2005, 2012270) ? Contact written language (Ignacio Márquez-Rowe, 2006271) ? Akkadographic writing of Canaanite (Eva von Dassow, 2004, 2010272) ?

Ce débat montre que la perception initiale d’un akkadien « corrompu » a cédé peu à peu, avec l’appropriation de concepts issus de la linguistique, devant celle d’une situation de langues « en contact » que leurs interférences modifient.

Mais il montre que l’on peine toujours à s’accorder sur le débouché de ce contact : système linguistique original, ou notation par les scribes de leur propre langue - le cananéen - grâce à l’écriture cunéiforme qui mériterait seule la qualification de franca, ou encore l’une ou l’autre de situations intermédiaires.

La question posée est celle de l’existence ou non d’un « entre-deux », d’une langue « frontière » entre l’akkadien et le cananéen.

Eva von Dassow, dès son article de 2004, répond nettement « non ». Pour elle, la langue des lettres d’El Amarna n’est autre que le cananéen, écrit avec des « akkadogrammes ». Elle va même plus loin, affirmant que le cananéen était la lingua franca, écrite aussi bien que parlée, de cette province de l’empire égyptien :

“The hybrid of Canaanite and Akkadian in which the Canaanite scribes wrote was not a language of any kind, but an artifact of these scribes’ use of cuneiform, and furthermore, the language underlying their communication in cuneiform was not Akkadian but Canaanite.” […] “Canaanite emerges as the spoken and written lingua franca of part of Egypt’s empire in the Levant.”

Dans sa communication à la 53e Rencontre assyriologique internationale, elle développe cette conception en établissant une distinction (justifiée) entre ce qu’elle appelle « la langue de l’écrit » et la « langue du texte » :

"I suggest […] as a point of departure the autonomy of writing in relation to spoken language. The “language of writing” is the primary language that is directly represented by the graphic sequences employed to write the text, while the “language of the text” is the language in which what is written is understood and interpreted by the text’s users. […] The language of the texts is Canaanite, not Akkadian, which is instead employed as the language of writing."

270 IZREEL, Shlomo, “Canaano-Akkadian”, Languages of the World/Materials 82, LINCOM Europa,

München, 1998, p.3-4, 63, 75. 2e édition : 2005.

IZRE’EL, Shlomo, “Canaano-Akkadian, Linguistics and Sociolinguistics”, in : Language and Nature,

Papers presented to John Huehnergard on the Occasion of his 60th Birthday, SAOC 67, 2012,

p.171-218.

271 MÁRQUEZ-ROWE, Ignacio, "The Royal Deeds of Ugarit", AOAT 335, 2006. Voir p.140-174. 272 von DASSOW, Eva, “Canaanite in Cuneiform”, JAOS 124, 2004, p.641-674.

von DASSOW, Eva, "Peripheral Akkadian Dialects, or Akkadography of Local Languages?", in:

Language in the Ancient Near East, Proceedings of the 53e Rencontre Assyriologique

Elle conclut que c’est l’écriture qui constitue « l’entre-deux » entre les langues :

Rather than representing the language of communication, writing could serve as an intermediary between languages.

Elle cite à l’appui de sa thèse Ignacio Márquez Rowe, pour qui l’akkadien ne peut être considéré dans la périphérie comme lingua franca (il n’y est pas parlé et il est utilisé plutôt comme écriture destinée à représenter les expressions de la langue locale) mais qui n’accepte cependant pas de considérer le cananéen comme lingua franca.

Elle cite également Carole Roche, qui a établi - comme nous l’avons dit à propos d’Ugarit - que, dans des textes employant à la fois l’alphabet ougaritique et le cunéiforme mésopotamien, les parties écrites avec ce dernier sont en réalité à lire en ougaritique. Celui- ci était donc parfois écrit « akkadographiquement », comme Eva von Dassow juge que l’était le cananéen. Mais Carole Roche ne généralise en aucune façon à l’ensemble des situations linguistiques.

Shlomo Izre’el, dans son texte de 2012, lui objecte que s’il est vrai, comme elle le dit, que les signes avec lesquels le texte est écrit ne représentent pas nécessairement la langue dans laquelle le texte est lu, il lui semble contraire à la réalité des lettres d’El Amarna d’affirmer qu’ils ne représentent aucune langue de communication.

Dans l’édition en anglais des lettres d’El Amarna (1992), William Moran parle d’un pidgin. Mais il n’est pas certain, au vu de la traduction « petit-nègre » de l’édition en français (1987), qu’il emploie ce mot dans le sens restreint que lui donnent les linguistes : une langue de relation née du besoin de communiquer éprouvé par des groupes de langue maternelle différente, qui repose pour l’essentiel sur un vocabulaire commun et non sur une syntaxe. D’autant moins qu’il a été le premier, dans sa thèse sur les lettres provenant de Byblos273, à montrer qu’elles emploient de façon systématique le système verbal cananéen et ne sont donc pas un simple mélange de traits linguistiques.

En 1999, Agustinus Gianto écrit que les traits « non standard » des lettres d’El Amarna mettent en évidence un système linguistique en propre (in its own right) plutôt qu’un akkadien « fautif ». Car certains de ces traits, grammaticaux ou lexicaux, n’apparaissent ni en akkadien, ni dans l’un des substrats locaux. Il propose d’utiliser un concept développé dans le contexte de l’apprentissage des langues étrangères, celui d’interlangue (état intermédiaire entre la langue d’origine et la langue en train d’être apprise), et il désigne

273 MORAN, William, A Syntactical Study of the Dialect of Byblos as reflected in the Tablets of El Amarna

(thèse de doctorat, 1950), repris dans : Moran, William, Amarna Studies, Collected Writings, edited by John Huehnergard and Shlomo Izre’el, HSS 54, 2003, p.1-130.

l’akkadien des lettres d’El Amarna de la façon suivante : a form of institutionalized interlanguage functioning as a contact language in a multilingual society.

L’intérêt de cette proposition est qu’elle met l’accent sur un aspect « entre-deux » de la langue des lettres. Toutefois, on peut s’interroger sur son adéquation à la situation de scribes qui ne sont plus dans une période d’apprentissage de la langue, car déjà formés lorsqu’on leur confie des lettres à écrire. Ignacio Márquez-Rowe accorde, lui aussi, une importance à l’aspect « deuxième langue » de la formation des élèves-scribes, mais c’est pour insister sur ce qu’il considère être l’objectif véritable (l’apprentissage de l’écriture) et non pour décrire un état intermédiaire entre la langue maternelle et l’akkadien.

Anton Rainey, dans son étude des Lettres d’El Amarna qui proviennent du pays de Canaan, appelle « hybride » un dialecte que les scribes emploieraient et qui se compose de trois strates : le babylonien ancien qui en est la base (bien que les scribes aient été familiers avec le médio-babylonien), les modifications locales (qui portent par exemple sur la conjugaison) et les éléments purement ouest-sémitiques (confondus à l’origine avec les modifications locales). À ses yeux, étudier la façon dont les trois strates se « tissent » dans ce dialecte hybride permettra de comprendre l’évolution diachronique de l’ouest-sémitique.

Il distingue dans la lettre EA 286 (vol2:129), par exemple, des lignes qu’il attribue à ce dialecte hybride (ex. : 18ta-ra-ia-mu ; 20-21ta-za-ia-ru / ú-ša-à-ru), au médio-babylonien (ex. : 39e-ru-ub-mi) et au médio- assyrien (ex. : 50la ta-ša-me-u).

Comme William Moran, il juge que le système verbal est l’aspect le plus remarquable des lettres de Canaan. Il cite par exemple la lettre EA 378 : 11a-na-ṣa-ru-mì a-šar LUGAL EN-ia

…[…] 13ša it-ti-ia (à présent, je garde le lieu du roi, mon seigneur, … , où je suis). La nuance présent-futur est fondée sur la finale « u », suffixe de l’inaccompli ouest-sémitique.

Anton Rainey estime que la langue hybride inventée par les scribes était un vrai dialecte, mais qu’il est difficile de savoir si elle était effectivement parlée ou non. Signe peut-être d’une hésitation sur le fond, il ne récuse ni l’appellation de pidgin ni, plus récemment, celle d’interlangue, mais ne cache pas son interrogation sur ce qu’il appelle « a spoken

"interlanguage" ».

C’est sans doute Shlomo Izre’el qui a utilisé le plus systématiquement les outils théoriques de la linguistique pour caractériser la nature des lettres cananéennes d’El Amarna. Dans ses textes de 1998 (réédité en 2005) et surtout de 2012, il rappelle d’abord les principaux traits de cette langue, puis examine les différentes qualifications qui lui ont été données - pidgin, interlangue, langue « hybride » - et enfin la proposition d’Eva von Dassow de la considérer comme du cananéen écrit avec des akkadogrammes.

Le mot « pidgin » lui semble inadéquat, pour une raison évoquée plus haut, car il réfère à un besoin de communication immédiate et à un vocabulaire commun bien plus qu’à une syntaxe propre (ce qui n’est pas le cas ici).

De même, il écarte « interlangue », concept trop lié à une situation d’apprentissage d’une deuxième langue qui désignerait un intermédiaire (temporaire) entre la langue connue et la langue en cours d’acquisition. Les scribes cananéens ont suivi une formation complète et ne sont pas ou plus dans une telle situation.

Il ne rejette pas l’expression « langue hybride », mais la juge trop vague pour permettre d’expliciter les différentes composantes linguistiques de la langue des lettres d’El Amarna.

Il préfère appeler mixed language cette langue où l’akkadien domine dans le domaine lexical et le cananéen dans le domaine grammatical (il cite plusieurs exemples que retiennent les linguistes de telles langues mêlées, dont justement celle-ci). Il lui donne le nom de « cananéo-akkadien » (Canaano-Akkadian) et montre en quoi elle est à part entière et diffère de l’akkadien « périphérique » employé par exemple dans les lettres envoyées d’Égypte par le pharaon.

Dans ce texte important, il pose un certain nombre de questions auxquelles il répond de la façon suivante :

- Les scribes cananéens considèrent la langue qu’ils écrivent comme (un dialecte) de l’akkadien.

Les salutations sont en akkadien standard (comme à Ugarit dans les lettres en akkadien ; dans les lettres en ougaritique, les salutations sont souvent des traductions littérales de l’akkadien) ; les nombreuses gloses sont cananéennes (les scribes perçoivent donc la langue qu’ils écrivent comme étrangère) ; le vocabulaire est presque entièrement issu de l’akkadien.

On reconnaît un trait souligné par Daniel Arnaud pour la bêche de mer et déjà présent dans le cas de la langue franque historique : chaque parti est sincèrement convaincu de parler la langue de l’autre.

- La variation linguistique274 se rencontre partout dans les lettres cananéennes d’El Amarna et elle suit des règles.

Ainsi, les « akkadianismes » (par exemple des formes akkadiennes de l’impératif ou du précatif) qu’on trouve dans les lettres en cananéo-akkadien, parfois concuremment avec une forme cananéenne dans la même lettre, ne surviennent pas au hasard mais sont « déclenchés » (triggered) par des mots ou le contexte du discours. Le verbe idû (savoir), par exemple, ne se conjugue jamais comme en cananéo-akkadien (pas de préfixe y- à la troisième personne du singulier, alors même que dans la même lettre, un autre verbe l’emploie). Dans des lettres citant les paroles du pharaon, ou simplement s’y référant, les scribes emploient des formes verbales plus proches de l’akkadien standard que dans le reste de la lettre. Il ne s’agit pas d’insertions perçues par le scribe comme étrangères au système cananéo-akkadien, mais comme une partie intégrante de celui-ci ; le mot « akkadianisme » ne doit

274 Concept de la sociolinguistique qui désigne les différences survenant parmi les utilisateurs de la

même langue, que ce soit dans la prononciation, le choix des mots ou une préférence pour certaines formes grammaticales. Ces différences peuvent avoir une origine géographique, sociale, ou venir de l’âge, etc. La variation linguistique est inhérente à toutes les langues. Elle peut, dans le cas présent, refléter aussi la tradition scribale locale.

pas induire en erreur. Ce phénomène, comme celui des gloses, conforte l’idée que les scribes pensaient écrire en akkadien.

- Il y a une « réalité parlée sous-jacente ».

Cette expression ne recouvre ni la langue maternelle des scribes, ni la langue de tous les jours. Elle signifie que les textes écrits en cananéo-akkadien représentent une langue dont les phonèmes275

peuvent être déchiffrés et pas seulement les graphèmes les figurant [point le plus contesté, en particulier par Eva von Dassow, il fait l’objet d’une justification particulièrement détaillée de la part de Shlomo Izre’el].

Plusieurs traits phonétiques le montrent, qui se traduisent dans l’écriture. Par ailleurs, les gloses en akkadien de sumérogrammes montrent qu’elles devaient être prononcées en akkadien par le scribe lisant la lettre au destinataire.

Ce sont surtout les traits morphologiques et syntaxiques qui illustrent le mieux cette réalité, car ils montrent une vitalité du cananéo-akkadien [« langue-mêlée », comme nous avons qualifié la langue franque historique] qui ne peut se comprendre que si elle était prononcée. Ainsi, de nouvelles racines verbales sont produites : par exemple, les consonnes de la racine verbale akkadienne sont utilisées avec une « voix » ouest-sémitique (phénomène courant en hébreu moderne : tilfen, il a téléphoné). De nouvelles formes de précatif apparaissent à Tyr, etc.

Tous ces phénomènes concourent à la conclusion suivante : pour le moins, les scribes qui apprenaient ce langage en prononçaient les mots.

Une recherche ultérieure permettrait peut-être de répondre à la question : le cananéo-akkadien était-il parlé en dehors du cercle restreint des scribes (par des messagers, des ambassadeurs, etc.).

- La variation linguistique (synchronique) dont foisonnent les lettres d’El Amarna dit quelque chose sur l’évolution diachronique du cananéo-akkadien.

En effet, une analyse croisée de textes contemporains peut mettre en lumière une évolution du cananéo-akkadien, due à la plus ou moins grande proximité qui a subsisté avec l’akkadien et le cananéen, et par conséquent donner des éléments sur cette évolution dans le temps. La compréhension de celle-ci bénéficierait, par exemple, de l’étude de textes trouvés à Byblos (antérieurs à l’époque d’El Amarna), à Beth Shean ou à Meggido.

- Le cananéo-akkadien est bien une langue « entre-deux ».

Conclusion

Ce chapitre a abordé les multiples façons dont langue et frontière se croisent dans le Proche-Orient de l’âge du Bronze récent (et même parfois : langue, écriture et frontière), essayant de distinguer le point de vue historique du point de vue linguistique. Un détour par la langue franque de la Méditerranée a aidé à cette réflexion sans être pour autant arbitraire, compte tenu de l’appellation de lingua franca souvent donnée à l’akkadien.

275 Rappelons qu’un phonème est la plus petite unité que l'on puisse isoler par segmentation dans la

Il a rappelé que la langue est d’abord le moyen pour une communauté de se délimiter, mais aussi que le système cunéiforme (langue + écriture) a été pendant des siècles un formidable moyen pour des communautés très différentes de communiquer entre elles et donc de dépasser les frontières qui les séparaient.

Sur le plan linguistique, il a constaté l’existence de frontières, qu’il a appelées « intérieures », dans la langue qu’emploient les textes trouvés dans les centres « périphériques », qu’elles soient dues à l’inventivité (contemporaine) de chacun de ceux-ci ou aux substrats de langues parlées ou parlées antérieurement.

Enfin, les deux exemples de la « bêche de mer » des marchands de Tyr et de la langue des lettres d’El Amarna provenant du pays de Canaan illustrent ce qu’est une langue « entre deux », une langue elle-même « frontière »276.

L'humanité est constamment aux prises avec deux processus contradictoires dont l'un tend à instaurer l'unification, tandis que l'autre vise à maintenir ou rétablir la diversification. […] Sur deux plans et à deux niveaux opposés, il s'agit bien de deux manières différentes de se faire. C'est le fait de la diversité qui doit être sauvé, non le contenu historique que chaque époque lui a donné et qu'aucune ne saurait perpétuer au-delà d'elle-même.277

276 Comme le dit Daniel Arnaud, on aimerait voir dans la bêche de mer de Tyr un lointain rejeton du

cananéo-akkadien des lettres d’El Amarna. Mais il ne s’agit encore que d’imaginaire …

Chapitre 5

Sur la frontière …

J'ai vécu avec des gens de lettres, qui ont écrit l'histoire sans se mêler