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Introduction

Les textes de procès, bien qu’en proportion faible des nombreux textes juridiques trouvés dans les sites des villes de la Syrie du nord sous influence hittite à l’époque du Bronze récent (et notamment à Ugarit et à Emar), posent un problème intéressant de frontière juridique que l’on peut formuler de la façon qui suit.

À quel niveau s’adresse-t-on pour faire régler un litige ? Est-ce à une instance du lieu (le roi de l’endroit, une assemblée locale, un représentant local du pouvoir hittite) ? Ou à l’autorité hittite de Karkemiš (dont le roi est désigné dans bien des textes par « le Roi », sans autre mention) ? Ou encore à l’autorité supérieure de l’empire hittite (le Grand Roi, qui se désigne lui-même par : « Mon Soleil ») ? Autrement dit, y a-t-il un niveau pertinent pour trancher tel ou tel litige ? Et peut-on faire « appel » d’une décision auprès d’une autorité supérieure54 ?

En faisant appel à l’appellation moderne de subsidiarité55, qui désigne le principe selon lequel la responsabilité publique doit être confiée à la plus petite entité capable de résoudre le problème, une autre façon de formuler la question est : existe-t-il une forme de subsidiarité entre ces différentes instances ?

C’est sous cet angle que sera relue une trentaine de textes56 concernant un litige, ou un accord consécutif à un litige, « devant une autorité ». Sauf exception, il s’agira de litiges locaux.

54 Au XVe siècle, par exemple, un homme d’Alalaḫ fait appel à l’autorité supérieure du roi du Mitanni.

55 Principe qui a été inscrit pour la première fois dans le traité de Maastricht, en 1992, et dont on fait

remonter l’origine au philosophe Johannes Althusius : las des exactions des princes, il soulignait dès 1603 la nécessité d’une autonomie des collectivités locales vis-à-vis des pouvoirs centraux. Subsidiarité vient du mot latin subsidiarii (troupes de réserve). Si l’échelon supérieur décide de déléguer ses pouvoirs, on parle de subsidiarité « descendante » ; si c’est l’échelon inférieur qui le décide, on parle de subsidiarité « ascendante ».

Ces textes, pour l’essentiel, viennent d’Ugarit et surtout d’Emar (ou de son voisinage), deux villes qui jouent un rôle économique d’importance. La première est adossée à une plaine où se cultivent la vigne et l’olivier, où le murex permet la teinture des étoffes : elle exporte l’huile et le vin, importe le cuivre et est aussi le débouché maritime de routes venant de la Mésopotamie. La seconde représente la rupture de charge à la fois pour les bateaux remontant l’Euphrate et pour les caravanes joignant les pistes du désert à l’Euphrate : elle est donc depuis toujours au croisement de routes commerciales nord-sud et est-ouest. La mouvance hittite, dans laquelle se trouvent les deux villes à partir des guerres de Šuppiluliuma I, n’a pas effacé une vie locale très active.

Comme souligné dans l’introduction, la communication orale nous échappe, alors qu’elle joue un rôle essentiel dans les cultures de cette région. Dans le domaine juridique, en particulier, l’écrit ne reflète qu’une part réduite des affaires au regard de ce qui était traité selon un droit « coutumier » et ne nous est accessible, en général, que par allusion.

Pour citer un seul exemple, Florence Malbran-Labat analyse l’emploi, dans certaines lettres trouvées à Ugarit et émanant d’officiels hittites, du mot ṭabiš 57 (écrit aussi DU10.GA-iš), qu’on traduit en général

par : « comme il convient ». Elle formule l’hypothèse que ce mot pourrait renvoyer à des usages non écrits des Hittites et à ce qui est āra, c’est-à-dire correct au regard du comportement communément accepté (l’opposé étant natta āra)58.

Cette précaution prise, et comme l’a relevé Florence Malbran-Labat dans « La pratique de la justice à Ougarit »59, « un vocabulaire précis désigne des actions judiciaires » à Ugarit. En témoigne la liste qu’elle a établie :

dīnā namāšu / ṣabātu « entreprendre, intenter un procès » ; dīnā šâlu « instruire un procès » ; dīnā šakānu « établir un procès » ; dīnā qabû « prononcer un jugement » ; dīnā epēšu « faire un jugement » ; dīnā parāsu « trancher une affaire » ; dīnā gamāru « régler une affaire » ;

qarābu « porter plainte (contre), émettre une revendication (à un droit)» ; ṣabātu « saisir quelqu’un en justice » ; mahāru « en appeler à, présenter une requête à » ; nazāmu « faire appel » ; (ana libbi)

târu / tebû « faire appel » ; ragāmu « réclamer », « contester » ; zukku « affranchir de toute obligation, de tout lien » ; mullû « verser une compensation » ; sanāqu « comparaître » ; ṭarādu « déférer un témoin » ; qāta elû « débouter »,

liste à laquelle on peut ajouter, à Ugarit comme à Emar :

ina harrānišakānu « régler une affaire sans attendre » et, pour les textes d’Emar : dīnā le’û « gagner le procès » ; uzuzzu « se tenir » (à la voix III : « produire en justice »).

57 Adverbe construit sur ṭâbu, beau, doux.

58 Voir à ce sujet : COHEN, Yoram, "The image of the “Other” and Hittite historiography", in:

Proceedings of the XLVe Rencontre assyriologique internationale. Part 1, Historiography in the

cuneiform World, CDL Press, Bethesda, Maryland, 2001, p.113-129.

59 MALBRAN-LABAT, Florence, « La pratique de la justice à Ougarit », dans : Et il y eut un esprit dans

l’Homme. Jean Bottéro et la Mésopotamie. Travaux de la Maison René-Ginouvès 6, De Boccard, Paris, 2009.

1. Ugarit

Les textes trouvés à Ugarit qui traitent de questions juridiques, au sens large, sont en grande majorité rédigés en akkadien, environ 200, contre une trentaine seulement en ougaritique. Or, ces derniers, comme les décrivent Dennis Pardee et Robert Hawley60, ont trait à la vie économique et sont le plus souvent la mise par écrit de transactions à des fins de preuve. Aucun litige ne figure dans les textes qu’ils analysent, bien que plusieurs contiennent des clauses en cas de contestation.

On ne retient ici que les procès « intérieurs », mettant en jeu des habitants d’Ugarit (autres que le roi d’Ugarit61), à l’exclusion entre autres des affaires entre marchands hittites et ougaritains portées systématiquement, de par les accords, devant l’autorité hittite (de nombreux textes concernent ainsi des affaires portées devant Ini-Tešub, roi de Karkemiš).

Contrairement à celui d’Emar, le roi d’Ugarit dispose d’un grand pouvoir (et à travers lui l’autorité palatiale) et il n’apparaît pas de structure (même ad hoc) organisant les habitants du pays, bien que plusieurs textes mettant en jeu l’autorité hittite citent les « gens de l’Ugarit »62 (LÚ.MEŠ KUR ú-ga-ri-it) ou les « fils de l’Ugarit »63 (DUMU.MEŠ KUR ú-ga-ri-it).

Plus intéressants de ce point de vue, peut-être, seraient les textes où on demande d’interroger les « anciens de la ville d’Ugarit », sans doute pour qu’ils disent la coutume64.