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Quand tu partiras pour Ithaque, souhaite que le chemin soit long […], que nombreux soient les matins d’été où tu

4. Les artisans (et « experts »)

Peut-on inclure les artisans et autres experts dans la catégorie de ceux qui voyagent de leur propre initiative, comme les nomades ou les marchands ? Et qui seraient en principe assurés de pouvoir revenir chez eux, comme les messagers et les ambassadeurs ? Dans certains cas, oui : des artisans peuvent se mettre volontairement au service d’un roi étranger.

Mais ils figurent fréquemment parmi les captifs civils (capturés pendant des opérations de guerre ou de simples razzias)327 et les traités (hittites, en particulier : voir plus loin le paragraphe « Reprendre ceux qui s’enfuient ») exigent qu’ils soient restitués en cas de fuite. La recherche pressante de main-d’œuvre, qui est générale, s’applique aussi à la main- d’œuvre qualifiée.

Il ne faut pas oublier non plus que les artisans spécialisés, les scribes expérimentés, les médecins, etc. faisaient partie du système d’échanges de biens de luxe entre souverains importants. En principe, il ne s’agissait dans leur cas que de prêt et celui qui demandait un spécialiste promettait de le laisser retourner dans son pays, mais la réalisation de cet engagement était incertaine et parfois n’avait jamais lieu.

Ainsi, selon la lecture la plus couramment faite de la lettre KBo 1.10 + KUB 3.72328, le roi hittite Ḫattušili III demanderait au roi cassite Kadašman-Enlil II de lui prêter un sculpteur pour faire des images à placer dans les appartements familiaux. Il promettrait de le renvoyer chez lui dès le travail achevé et, pour donner foi à sa promesse, il rappellerait que, dans une situation similaire, il a renvoyé le sculpteur au roi Kadašman Turgu, père de Kadašman-Enlil :

58-61[Furthermore, my brother]: I want to make [images] and place them in the family quarters. My brother, [send me] a sculptor. [When the sculptor] finishes the images, I will send him off, and he will go home. [Did I not send back the previous] sculptor, and did he not return to Kadashman Turgu? [My brother], do not withhold [the sculptor].

327 Les déportations d’artisans sont déjà attestées au XVIIIe siècle, par exemple après la prise d’Ašlakka par Zimrî Lîm. Voir LION, Brigitte, « Les familles royales et les artisans déportés à Mari en Zimrî Lîm

12’ », dans : Amurru 3, ERC, Paris, 2004, p.217-224.

NB : Ce texte, abîmé, a été revu par AlbertineHagenbuchner329, qui propose d’inverser : l’envoi d’un

sculpteur est réclamé par le roi de Babylone, à qui le roi hittite rappelle qu’un sculpteur a déjà été envoyé à Babylone dans le passé et qu’il n’est toujours pas revenu dans son pays. Ḫattušili III exhorte le roi de Babylone à lui renvoyer le sculpteur, une fois son travail terminé. Clelia Mora330, qui a repris

l’étude du texte, appuie cette lecture.

Les médecins, en particulier égyptiens, sont très demandés, comme le montre la lettre EA 49 (vol2:125) dans laquelle le roi Niqmaddu II écrit au pharaon : « Donne-moi un serviteur du palais qui soit médecin. Ici, il n’y a pas de médecin. ». Dans la lettre mentionnée ci-dessus, Hattušili III évoque le sort d’un médecin que Kadašman-Enlil II lui avait envoyé (qui a fait « beaucoup de bonnes choses » et a été largement rétribué, avant de mourir sur place), Hattušili III tenant à préciser qu’il ne l’avait jamais retenu (contre son gré).

Les scribes « itinérants », fondateurs d’écoles scribales dans toute la Syrie, nécessiteraient tout un long développement, en raison du lien entre diffusion de l’écriture et diffusion de l’akkadien. Il ne sera pas fait ici. Reconnaître un scribe, déterminer son origine (géographique, mais aussi professionnelle : dans quelle école a-t-il été formé ?) reste l’une des questions les plus ouvertes, qui permet dans certains cas de reclasser des textes comme l’a montré Juan-Pablo Vita331.

Parmi les artisans spécialisés (mār ummâni) sollicités, on peut citer les menuisiers / charpentiers (NAGAR, naggāru) ou les sculpteurs sur pierre (BUR.GUL, purkullu). Le texte AlT 227 d’Alalaḫ IV (vol2:125), par exemple, fait état de 64 ménages d’artisans, dont 27 charpentiers. Dans la lettre RS 88.2158332, un dignitaire égyptien répond au roi d’Ugarit qui lui a demandé un sculpteur sur pierre pour faire une statue du pharaon Merneptah, à placer dans le temple de Baʿal, et lui annonce l’envoi prochain de menuisiers.

Mais nous allons ici nous attacher à un seul exemple, celui des ṣāripūtu.

329 HAGENBUCHNER, Albertine, Die Korrespondenz der Hethiter, 2. Teil (Die Briefe mit Transkription,

Übersetzung und Kommentar), Carl Winter - Universitäts Verlag, Heidelberg, 1989.

330 Voir MORA, Clelia, « Sculptors in or from Hattuša? », RA 107, 2013-1, p.23-28.

331 VITA, Juan-Pablo, "Scribes and Dialects in Late Bronze Age Canaan", in: Language in the Ancient

Near East, Proceedings of the 53e Rencontre Assyriologique Internationale, ed. by L. Kogan, N.

Koslova, S. Loesov, and S. Tishchenko, Orientalia et Classica XXX, Volume 1, Part 2, Eisenbrauns, Winona Lake, Indiana, 2010, p.863-894. Parmi les nombreux travaux consacrés ces dernières années à ces problèmes, citons entre autres ceux de Françoise ERNST-PRADAL et de Carole ROCHE-

HAWLEY.

332 LACKENBACHER, Sylvie, « Une lettre d’Égypte », dans : Études ougaritiques. I. Travaux 1985-1995,

La lettre RS 25.461333 (vol2:56) cite les ṣāripu comme des gens qui sont au service du roi (probablement le roi hittite de Karkemiš) et voyagent, sans donner plus de précision sur leur activité mais il s’agit certainement d’artisans (ils ne sont ni marchands, ni messagers).

1-4Au roi d'Ugarit, mon seigneur, message de Piḫa-Ziti, ton serviteur. 5-7Et maintenant, pourquoi mon seigneur lève-t-il sans cesse des taxes auprès des ṣāripu ? [5e-nu-ma EN-ia / 6NIG2.KUD.DA.MEŠ ša LÚ.MEŠ ṣa-ri-pu-ti / 7am-mi-ni i-il-te-eq-qì]

8-14Ne sont-ils pas les ṣāripu du Roi ? Pourquoi mon seigneur ne cesse-t-il de faire une chose désagréable pour le roi mon seigneur ? 15-20Et maintenant, mon seigneur, ne réclame pas de droits de douane aux ṣāripu. Si tu (les) réclames, il faut que j'écrive au palais.

Dans la lettre RS 20.03334 (vol2:85), Šukur-Tešub, DUMU LUGAL, annonce au roi d'Ugarit Ammistamru qu’il lui envoie des ṣāripu.

14-22Or maintenant, je t’envoie des ṣāripu, gens de Panešta(yu), pour faire de la laine pourpre ( MÁŠ- DA-A-RI a-na e-pé-ši) : qu’ils en fassent donc à Baʿalat-rimi, puis confie-les au maire de Šalmiya lui- même ; personne ne doit les rançonner durant leur voyage dans la montagne : 23-31personne ne doit se dresser devant eux. Que le maire de Šalmiya leur fournisse équipement, …, tout ce qu’ils demanderont comme fourrage.

Comme Sylvie Lackenbacher le rappelle, une des deux lectures en hittite de MÁŠ-DA-A- RI est : ar-ka-am-ma-aš (tribut) [et c’est ainsi qu’a été lue la lettre de Manapa Tarḫunta, voir ci-après], mais elle fait observer que cette lecture n’aurait aucun sens dans l’expression MÁŠ-DA-A-RI a-na e-pé-ši (le verbe epēšu désignant : faire) de la lettre RS 20.03.

Elle rappelle que le mot akkadien argamannu est utilisé dans les textes de Boğazköy pour désigner le tribut (comme argmn en ougaritique), mais qu’il désigne plus généralement la laine pourpre (et le fait que celle-ci soit une composante importante du tribut réclamé par les Hittites à Ugarit est, on peut le penser, sans doute à l’origine du glissement laine pourpre – tribut). Quant au verbe ṣarāpu, un sens fréquent est : « brûler », mais aussi « teindre en rouge ».

La pierre d’alun335, qu’on chauffe à 500°C afin d’obtenir le meilleur mordant pour la teinture, est sans

doute ce que les textes ougaritiques désignent par abn ṣrp. Son nom akkadien est : aban gabî.

Ces observations l’ont conduite à proposer la traduction « pour faire de la laine pourpre » et à suggérer que les ṣāripu sont des artisans spécialisés dans la production de la laine pourpre, qu’ils la produisent eux-mêmes (« pour faire ») ou en surveillent la production (ana epēši serait alors plutôt à lire : « pour la fabrication de »).

333 Voir : DUMU È.DUB.BA.A, Studies in Honor of Åke W. Sjöberg, ed by Hermann BEHRENS, Darlene

LODING, Martha T. ROTH, University Museum, Philadelphia, 1989, p.318, et TAU, p.97.

334 RS 20.03 (Ugaritica V, texte 26, p.91-92. Dans TAU, p. 95-96, voir la note très éclairante 276. 335 Mathurin RÉGNIER, dans ses « Satires » (XI), parle d’alun brûlé et Ambroise PARÉ d’alun calciné.

L’alunage est un terme de teinturier ; c’est l’action de plonger les étoffes dans une dissolution d’alun pour les préparer à la teinture.

A l’appui de cette proposition, Sylvie Lackenbacher évoque encore un texte inédit en 2002, RS 94.2562 (vol2:126), dans lequel est évoqué un tissu que « je t’ai donné à teindre » (a-na ṣa-ra-pí ad-di-na-ak-ku). De même, le texte économique RS 94.2513 (vol2:126), envoyé directement par le grand roi hittite à Niqmaddu fait référence à la laine qu’il lui a fait porter pour qu’on la teigne (SÍG a-na ṣa-ra-pi) et se termine par l’injonction : SÍG ša-a- šu aḫ-ḫi-iš li-iṣ-ru-pu, c’est-à-dire : « cette laine, qu’on la teigne rapidement ! ».

Ce texte montre à l’évidence que les déplacements d’artisans, au moins de certains, étaient contrôlés de près par les autorités hittites en ce milieu du XIIIe siècle. C’est en effet un DUMU LUGAL en poste à Alalaḫ (nous avons dit que les DUMU LUGAL étaient pour le grand roi hittite un relais direct, ne passant pas par le roi de Karkemiš) qui met en garde Ammistamru contre toute velléité de tirer des revenus du déplacement des ṣāripu qui vont traverser la frontière entre Alalaḫ et le royaume d’Ugarit et le menace même d’en référer « au palais » dans le cas contraire.

Dans la lettre CTH 191 au « grand roi » hittite (Muwatalli II ?), le roi Manapa Tarḫunta du pays du fleuve Seḫa se plaint des agissements de Piyamaradu (ce « rebelle » se serait réfugié dans la région de Wilusa-Troie) et de son gendre Atpa, dirigeant de Milet (ville de l’Aḫḫiyawa). Le premier a attaqué l’île de Lazpa (Lesbos, qui appartenait donc sans doute au royaume du pays du fleuve Seḫa) et y a pris des prisonniers, parmi lesquels deux groupes de « ṢĀRIPŪTU », les siens et ceux du grand roi. Ces ṢĀRIPŪTU ont été conduits devant Atpa, auprès de qui ils se sont plaints en des termes traduits par P.H.J.Houwink ten Cate336 de la façon suivante : « we are tributaries (arkammanaliuš) and we came over the sea. Let us [render] our tribute (arkamman)! » (nous avons traversé la mer ; laissez-nous nous acquitter de notre tribut). Atpa avait pensé d’abord les relâcher mais s’était laissé convaincre que cette occasion lui était envoyée par le dieu de l’orage. Pour finir, l’intervention du roi de Mira, Kupanta-Kurunta, avait été nécessaire pour que fût libéré le groupe des ṢĀRIPŪTU

« des dieux » (des temples ?) appartenant au grand roi, et seulement celui-là.

Itamar Singer337 relit ce texte hittite (seul connu à ce jour citant les ṢĀRIPŪTU) à la lumière de lettres trouvées à Ugarit et de l’interprétation très éclairante, citée ci-dessus, que Sylvie Lackenbacher a donnée de la lettre RS 20.03.

336 HOUWINK TEN CATE, P.H.J., "Sidelights in the Aḫḫiyawa Questionfrom Hittite Vassal and Royal

Correspondence", Jaarbericht ex Oriente Lux 28, 1983-1984, p.33-79.

337 SINGER, Itamar, “Purple-Dyers in Lazpa”, in: The Calm before the Storm, Selected writings of

Itamar Singer on the End of The Late Bronze Age in Anatolia ant the Levant, SBL, Atlanta, 2011, p.425-458.

Il suggère que arkammanaliuš pourrait être la lecture par les Hittites de LÚ.MEŠ

ṢĀRIPŪTU et propose de revoir la traduction de P.H.J. Houwink ten Cate de la façon suivante : « nous sommes des teinturiers et venons d’au-delà de la mer. Laissez nous exercer (perform) notre teinture ».

Le plus probable est que « au-delà de la mer » signifie qu’ils viennent de la côte ouest de l’Anatolie. Pourquoi ces teinturiers itinérants se rendent-ils à Lesbos ? Itamar Singer cherche une réponse dans une analogie avec une autre lettre trouvée à Ugarit, RS 17.383 (PRU IV, p .221 ; TAU, p.91 ; vol2:126), lettre envoyée par Taghuli, représentant du roi d’Ugarit auprès du roi de Karkemiš.

32ù e-nu-ma a-na-ku dan-ni[š] am-ta-ra-aṣ /33ú-ba-an lu-ú la mi-ta-a-ku /34i-na-an-na iš-tu GIG-ia ab-ta-lu-uṭ /35ù dap-šu-uk-ka ša URUir-ḫa-an-da /36e-te-la-a ù a-na tap-pu-ti-šu /37e-er-ri-ša-an-ni ù ma-an-nu-me-e /38a-na DINGIR-lim ša-a-šu SISKUR.MEŠ /39ša tap-pu-ti e-ep-pa-aš /40ù NÍG.BA.ḪÁ. ma-‘a-di-iš ub-bal /41ù SÍG.ZA.GÌN ub-ba-al i-na-an-na /42EN-ia SÍG.ZA.GÌN.MEŠ li-te- bi-la

32-41Or moi, j’ai été gravement malade ; il s’en est fallu d’un doigt que je ne sois mort. À présent, je suis guéri de mon mal : le dieu Apšuka de Irḫanda est apparu et m’a demandé de faire partie de sa « confrérie ». Quiconque fait des offrandes d’association à ce dieu fait de nombreux présents et (lui) apporte de la laine bleue. Maintenant que mon seigneur m’envoie de la laine bleue.

Cette lettre montre qu’au XIIIe siècle, on offrait de la laine aux dieux. On sait qu’à Lesbos, au Ier millénaire, on offrait des voiles à la déesse. Se pourrait-il que les teinturiers se soient rendus dans cette île de la part du grand roi hittite et de Manapa Tarḫunta pour rendre un culte à une divinité, comme Itamar Singer en émet l’hypothèse ? Et que, sous couvert d’une mission à des fins religieuses, les Hittites aient voulu marquer leurs prétentions sur les îles égéennes du nord face à l’Aḫḫiyawa (si oui, l’échec est patent)?

Ce texte confirme, en tout cas, que les artisans de l’âge du Bronze récent se déplaçaient, et que leur voyage pouvait constituer en lui-même un message diplomatique.

Chapitre 7