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Les événements de l'histoire d'Amurru ont été largement décrits et analysés. Le résumé qui suit n'innove pas par rapport aux écrits qui leur ont été consacrés et ne retient que les éléments pertinents pour la question posée289.

Au début de cette histoire, le nom d’Amurru désigne une des trois provinces égyptiennes, dont le gouverneur (rābiṣu) réside à Ṣumur. Par la suite, l’ambiguïté entre la province égyptienne et l’État plus restreint qui va naître servira aux intérêts de celui-ci.

Un peu avant le milieu du XIVe siècle, un personnage jusque là inconnu, ʿAbdi-Aširta, entreprend de s'emparer l'une après l'autre des villes de la côte méditerranéenne. On en reconstitue l'histoire grâce aux lettres d'El Amarna, malgré une difficulté importante : l'essentiel de l'information est fourni par son ennemi le plus constant, Rib-Adda, roi de Byblos /Gubla. On ne dispose en effet que de six lettres écrites par lui-même (EA 60 à 65), dont une ne comporte que la salutation initiale.

ʿAbdi-Aširta agit, soit directement avec l'aide des ʿApiru290, soit, le plus souvent, en intimidant les habitants de la ville convoitée et en fomentant un soulèvement qui aboutit à l'assassinat du roi.

Il prend d'abord Ardata et Irqata (EA 75), puis profite d'une attaque des « troupes de Šehlal » sur Ṣumur pour s'y précipiter et « sauver » … quatre personnes (EA 62) : il se présente alors au pharaon comme le défenseur d'Amurru (à comprendre comme la province égyptienne) et de ses deux principales villes, le port Ullasa et Ṣumur. Il mène ensuite une offensive sur les terres du roi de Byblos et prend Ammiya (EA 75), Šigata et Ampi (EA 76). Ne restent au roi de Byblos que deux villes, Baṭruna et Byblos elle-même (EA 78, 79 et 81), mais finalement Baṭruna aussi est prise (EA 88). Lorsque Rib-Adda se tourne vers les villes

289 Voir en particulier l'annexe d'Itamar SINGER, dans : IZREEL, Shlomo, "Amurru Akkadian: A linguistic

Study (with an Appendix on the History of Amurru by Itamar Singer)", Harvard Semitic Studies 40- 41, 1991.

290 Les ʿApiru, auxquels un développement spécifique sera consacré, sont actifs dans la région (peut-

être particulièrement dans les montagnes). Rib-Adda juge primordial leur rôle dans les succès d'ʿAbdi Aširta et les désigne par tillatšu, « sa » force auxiliaire.

du sud, Beyrouth, Sidon et Tyr, c'est pour découvrir qu'il a été contourné par ʿAbdi-Aširta et que le roi de Tyr a même été tué (EA 89).

À ce moment-là, ʿAbdi-Aširta a réussi à faire du « pays d'Amurru » (KUR a-mur-ri, EA 60, EA 73, etc.) une entité territoriale de taille importante qui marque la frontière nord de l'Égypte avec le Mitanni. Cependant, contrairement à ce qu'écrit Rib-Adda, ʿAbdi-Aširta apparaît moins comme opposé à l'Égypte que désireux de se faire reconnaître par elle un rôle officiel. Ainsi, il ne s'est pas rapproché des Hittites au moment où Šuppiluliuma I achève sa conquête des États syriens de la sphère mitannienne (ce qui n'exclut pas qu'il y ait songé) et il n'est d'ailleurs cité dans le prologue historique d'aucun des traités conclus ultérieurement entre les rois hittites et les rois d'Amurru.

L'Égypte semble s'être accommodée longtemps de ses agissements et ne le traite pas en ennemi, voyant sans doute un grand intérêt à avoir un État fort sur sa frontière nord, face à la menace hittite. Mais elle ne peut accepter la mainmise de la nouvelle entité sur toute la côte méditerranéenne. Aménophis IV intervient pour mettre fin au blocus de Byblos (EA 79) et l'Égypte reprend les villes de la côte. Quand et comment eut lieu l'élimination d'ʿAbdi- Aširta ? Les lettres ne permettent pas de le dire.

La suite de l'histoire est racontée tout d'abord par les textes d'El Amarna, en particulier par les très nombreuses lettres envoyées au pharaon par le roi de Byblos Rib-Adda, plusieurs lettres d'Aziru, fils d'ʿAbdi-Aširta, et quelques autres, comme une lettre du roi de Tyr (EA 149). Et on dispose d'autres sources, provenant de Ḫattuša et d'Ugarit, sur ces débuts d'un État d'Amurru.

Dans les quatre traités - s'échelonnant sur près de 150 ans - conclus entre les souverains du Ḫatti et d'Amurru291, l'histoire rapportée par le prologue, bien que reconstruite à des fins apologétiques ou de propagande, apporte un éclairage complémentaire.

Par ailleurs, les textes trouvés à Ugarit et en particulier l'accord entre Aziru et Niqmaddu II jettent une lumière sur les rapports entre ces deux royaumes, mais aussi sur l'attitude de chacun au moment de la montée en puissance des Hittites en Syrie.

Les fils d'ʿAbdi-Aširta, parmi lesquels Aziru va jouer le rôle principal, reprennent très vite la politique de leur père. Dans le pays d'Amurru, ils enlèvent Ardata (leur père avait lui aussi commencé par cette ville), Waḫlia, Ampi et Šigata. L'un d'entre eux, Pu-Baʿla, entre dans le

291 Šuppiluliuma I et Aziru, Muršili II et Tuppi Tešub, Ḫattušili III et Bentešina, Tudhaliya IV et

Šaušgamuwa. Leurs références figurent au chapitre « Des frontières économiques ? », partie II (Le tribut), paragraphe « Le tribut d'Amurru ».

port d'Ullasa (EA 104). Toutes les villes de la côte, entre Byblos et Ugarit, leur appartiennent (EA 98). Ils dominent le pays d'Amurru, à l'exception d'Irqata et de Ṣumur (EA 103), mais Irqata est menacée à son tour. Les anciens d'Irqata lancent un appel au pharaon (EA 100), qui reste sans réponse : Aziru, fils d'ʿAbdi-Aširta, tue le roi d'Irqata et prend la ville (EA 140). Le long siège de Ṣumur, dernière ville importante, se fait à la fois par terre et par mer (EA 105, EA 114), sans doute avec l'aide d'Arwad (EA 105). Ṣumur est le siège du gouverneur égyptien de la province (qui comporte, outre le pays d'Amurru proprement dit, la côte méditerranéenne de Byblos à Ugarit et la région qui va jusqu'à l'Oronte), mais les assaillants profitent de son absence. Ṣumur est finalement prise (EA 116), en subissant de grands dommages.

Aziru se déclare alors fidèle serviteur du pharaon et demande à être reconnu par le pharaon comme ḫazannu (souvent traduit par « maire »), l'un des titres les plus élevés, en promettant de lui verser « ce que les autres maires lui versent » (EA 157), tout en faisant état d’une menace hittite. Il obtient cette reconnaissance (EA 161) : 51ù LUGAL-ru / 52EN-ia iš- ku-na-an-ni / 53[i]-na LÚ.MEŠ ha-za-nu-ti (Et le roi, mon seigneur, m'a établi parmi les

ḫazannu), sans doute pendant la visite d’Aziru en Égypte à laquelle EA 161 fait allusion comme ayant eu lieu :

[4EN-ia a-na-ku LÚ.ÌR-ka ù i-na kà-ša-dì-ia 5a-na pa-ni LUGAL EN-ia ù aq-ta-bi 6gáb-bi a-ma- te.MEŠ-ia a-{na} pa-ni EN-ia : mon seigneur, je suis ton serviteur ; à mon arrivée devant le roi, mon seigneur, j’ai parlé de toutes mes affaires devant mon seigneur]

Pendant qu’Aziru séjourne en Égypte, son fils écrit à un haut dignitaire égyptien, Tutu, pour demander qu’on le laisse revenir sans délai (EA 169, vol2:97). Son frère Baʿluya et Betiʿ ili lui écrivent (EA 170) pour lui dite qu’une offensive hittite est en cours au Nuḫašše et que le Hittite Lupakki, aidé par le roi Aitakama de Kinza, a pris plusieurs villes du Amqu (EA 173 à 176). Aziru, au vu de l’importance de ces nouvelles, obtient de revenir en Syrie.

À peine de retour, Aziru attaque, avec l’aide d’Aitakama, les villes de Niya, Qaṭna (toutes deux revenues dans l’obédience égyptienne, cf. les lettres EA 53 et EA 55 d’Akizzi déjà mentionnées) et surtout Tunip, ville en relation suivie depuis toujours avec la côte méditerranéenne et appartenant à l’aire d’influence égyptienne. Les « citoyens » de Tunip (DUMU.MEŠ URU tu-ni-ipKI) demandent au pharaon de façon pressante (EA 59), mais sans succès, qu’il renvoie à Tunip le fils d’Aki-Tešub », sans doute le roi – mort - de la ville. Tunip est prise à son tour. Les Hittites, qui guerroient au Nuḫašše, ne sont qu’à deux jours de marche de Tunip (EA 165) et Aziru reconnaît auprès du pharaon qu’il va rencontrer le roi hittite.

C'est à partir de ce moment que se joue la pièce que Mario Liverani a appelée "Aziru, servant of two masters"292.

Liverani analyse les réponses d’Aziru aux deux exigences que formule le pharaon à son égard, de façon répétée (cf. dans EA 162, vol2:98, les reproches qui lui sont faits) : qu’il vienne en Égypte en personne ou y envoie son fils ; qu’il rebâtisse Ṣumur.

Bien que décidé à ne pas obtempérer, Aziru répond positivement de façon à éviter tout soupçon d’insubordination. « Oui, c’est mon plus cher désir de me rendre auprès du roi, mon seigneur, et oui, j’ai bien l’intention de rebâtir Ṣumur » dit-il en substance.

Mais, de façon très habile, il ajoute aussitôt que, dans le but de protéger les intérêts du pharaon contre l’envahisseur hittite et avec ce seul souci, il est contraint de différer la réalisation de ces voeux. Qu’Aziru ne se soit pas risqué à retourner en Égypte est aisément compréhensible. Pourquoi ne tenait-il pas à rebâtir Ṣumur ? Est-ce parce que cela aurait signifié le retour d’un gouverneur égyptien alors même que s’affirme une autre entité sous le même nom d’Amurru ? Les textes ne donnent aucune indication à ce sujet.

À une époque proche, Aziru signe un traité avec le roi Šuppiluliuma I (CTH 49) et s’engage désormais aux côtés des Hittites, protégeant ses propres intérêts face aux États voisins, qu’il les combatte comme Qaṭna ou qu’il fasse alliance avec eux comme dans le cas de Kinza et d’Ugarit.

Le traité qu’Aziru conclut avec le roi hittite est d’ordonnance très proche de celui que Šuppiluliuma I signe avec Niqmaddu II d’Ugarit ou (sans le même succès) avec Tette du Nuḫašše : imposition d’un tribut, obligation d’information, clauses d’extradition et engagements d’assistance réciproque en cas d’attaque de l’une ou l’autre partie. Les traités ultérieurs entre Amurru et les Hittites mettront l’accent sur le caractère volontaire de l’allégeance d’Amurru.

Le traité entre Aziru d’Amurru et Niqmaddu II d’Ugarit (RS 19.68, vol2:86) règle les contestations antérieures puisqu’en particulier, Amurru renonce à ses prétentions sur le Siyannu, instaure entre les deux États une relation d’amitié et d’assistance militaire mutuelle. En fait, il place Ugarit sous la protection militaire d’Amurru moyennant la forte somme de 5 000 sicles d’argent et rend sûre pour Amurru sa frontière nord.

Ses successeurs immédiats DU-Tešub et Tuppi-Tešub (fin du XIVe siècle et début du XIIIe) poursuivent la même politique face au roi hittite Muršili II. Cependant, dans le traité entre celui-ci et Tuppi-Tešub, on remarque la mise en garde contre un retour à l’allégeance égyptienne. Elle n’est évidemment pas sans rapport avec la reprise des opérations syriennes

292 LIVERANI, Mario, "Aziru, servant of two masters", Myth and politics in ancient Near Eastern

historiography, edited and introduced by Zainab Bahrani and Marc Van De Mieroop, Ithaca (NY), 2004, p.125-144. Version originale : "Aziru, servitore di due padroni", Studi Orientalistici in Ricordo di Franco Pintore (ed. O. Carruba, M. Liverani, C. Zaccagnini), Pavia, 1983, p.93-121.

par Séthi I et bientôt Ramsès II, qui contraint le roi Bentešina d’Amurru à revenir un temps dans le camp égyptien. Grâce à la protection du roi hittite Ḫattušili III, Bentešina retrouve le trône que sa « défection » lui avait fait perdre. Jusqu’à sa destruction par les « peuples de la mer »293, Amurru restera fidèle aux Hittites. L’alliance instaurée par Aziru a donc duré, malgré une interruption relativement brève, un siècle et demi.

Conclusion

Au terme de ces deux récits, on ne peut que s’interroger sur les raisons qui font que deux États qui semblent être dans une position proche, puisqu’ils forment tous les deux la frontière entre les empires du nord (que ce soit le Mitanni ou l’empire hittite) et du sud (l’Égypte), ont fait des « choix » différents, lors des grands bouleversements de la deuxième moitié du

XIVe siècle.

On peut avancer quelques hypothèses.

Le royaume de Qaṭna a une longue histoire derrière lui alors que le pays d’Amurru, émergeant en tant qu’entité politique et devenant royaume seulement avec Aziru, n’est pas encore l’enjeu majeur qu’il deviendra entre les empires du nord et du sud pendant les deux siècles qui suivent.

Résumons ce qui précède à ce sujet.

Qaṭna, royaume important dans le passé (au XVIIIe siècle au moins), est tourné pour des raisons commerciales vers le nord et l’est de la Syrie. Au début du XVe siècle, il doit faire allégeance au Mitanni mais la ville de Qaṭna est prise par l’Égypte vers 1450, reprise par le Mitanni, puis à nouveau par l’Égypte, vers 1440. Si, pendant quelques dizaines d’années, le Mitanni fomente des révoltes contre l’Égypte, le retour de l’empire hittite dans la lutte pour l’hégémonie fait se rapprocher les deux ennemis d’hier et Qaṭna, qui se trouve à la frontière entre les deux, connaît une période de relations calmes avec ses voisins (notamment Kinza/Qadeš). Malgré les incertitudes de la chronologie, on sait grâce au prologue du traité entre Šuppiluliuma I et Šattiwaza du Mitanni et aux archives trouvées à Qaṭna que la ville a été prise et pillée par les Hittites, sans doute pendant la première guerre syrienne de Šuppiluliuma I, et que ceux-ci ont placé Idadda sur le trône. Suit une période où les Hittites

293 L’inscription de Medinet Habou dans laquelle Ramsès III célèbre sa victoire sur les « Peuples de la

dominent en Syrie du nord et demandent en particulier au roi de Qaṭna de fortifier sa ville. Dans les années qui précèdent la révolte qui conduit à la deuxième guerre syrienne, le Mitanni continue à attiser des conflits entre États syriens en les dressant les uns contre les autres face aux Hittites. L’incertitude du roi de Qaṭna est perceptible dans les lettres de rois comme celui du Nuḫašše, qui l’encouragent à rester fidèle aux Hittites, mais cette fidélité ne semble pas avoir été assurée (plusieurs volte-face ont probablement lieu) et les Hittites ne lui apporteront aucune aide face à la menace venue de Kinza, qui s’allie résolument à eux. Le Mitanni totalement évincé de la Syrie du nord, le royaume de Qaṭna devient un enjeu de grande importance entre le Ḫatti et l’Égypte. Akizzi, son roi, est un partisan convaincu de l’Égypte mais il doit faire face aux alliés des Hittites : Aziru d’Amurru et Aitakama de Kinza, n’obtient aucune aide des Égyptiens et Qaṭna est détruite.

La région d’Amurru est, elle, tournée vers la Méditerranée et la plaine côtière. Depuis la prise de la ville de Ṣumur par les Égyptiens vers 1440, la région est sous autorité égyptienne. Au moment où Abdi-Aširta constitue ce qui va devenir l’État d’Amurru, il ne semble pas chercher tant à s’émanciper de cette tutelle qu’à se faire reconnaître un rôle important par l’Égypte et c’est parce que son emprise sur la côte devient trop importante que l’Égypte s’en débarrasse, non en raison d’une révolte. En effet, malgré la lettre EA 101 sur un tribut à verser au Mitanni, et le prologue historique du traité entre Tudhaliya IV du Ḫatti et Šaušgamuwa d’Amurru, faisant état d’une lointaine loyauté vis-à-vis du roi des Hourrites, le Mitanni ne semble pas vraiment avoir été présent en Amurru.

C’est Aziru qui, ayant repris avec l’aide de ses frères la conquête des villes de la côte et s’étant fait reconnaître comme souverain local par l’Égypte, va analyser avec lucidité la situation créée par la puissance montante de l’empire hittite et choisir d’offrir à Šuppiluliuma un ralliement dont il ne se départira pas, demeurant fermement dans le camp hittite et convaincant Ugarit d’y entrer. Est-ce seulement le résultat d’une réflexion de type géopolitique sur le rapport de force en train de s’établir ? On peut penser aussi que l’’éloignement du pouvoir central hittite lui a semblé plus propice que la présence proche de l’Égypte à une autonomie qui est le but du roi d’un petit État vis-à-vis des grands empires.

Si l’on recherche des causes à cette différence de perception que les deux États de Qaṭna et d’Amurru ont eue, dans la deuxième moitié du XIVe siècle, de la montée en puissance de l’empire hittite et du nouvel équilibre des pouvoirs, et à leur destin, on voit que le fait d’être tous les deux « sur la frontière » ne suffit pas.

Il est tentant pour certains de mettre en avant des « incidents particuliers » (la fermeté des choix d’Aziru et son intelligence des situations face à l’hésitation, puis à l’erreur, des

dirigeants de Qaṭna, Idadda et Akizzi294). Et pour d’autres, de préférer des « causes générales » : une situation géographique et des relations commerciales tournées pour l’un vers l’intérieur et pour l’autre vers la mer ; ou bien le déclin d’un État ancien, face à un jeune État en pleine vigueur, etc.

Comme le disait Alexis de Tocqueville : « Il est à croire que les uns et les autres se trompent. »

294 La « liberté ultime du décideur » des modèles de décision dits « à rationalité limitée ». Voir : Allison,

DEUXIÈME PARTIE