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Un travail sur la discrimination et l'égalité, pas sur le genre

2 Du travail sur la discrimination au travail sur l'égalité : égalité de genre ou de sexe ?

2.2 Réponse institutionnelle : actions et contradictions

2.2.2 Un travail sur la discrimination et l'égalité, pas sur le genre

Le discours relayé par l’Éducation Nationale, à travers les gouvernances successives, garde une cohérence de fond concernant la lutte contre le sexisme. On retrouve d'abord un langage récurrent, l'« égalité filles-garçons », moins souvent évoquée sous les termes « hommes-femmes ». Contrairement aux craintes évoquées par les opposant·e·s au genre/à la théorie du genre, la déconstruction des catégories n'entre jamais en jeu. D'ailleurs, si les comportements sont visés dans une (ré)éducation à l'égalité, l'apprentissage de la non-discrimination n'est jamais un objet de questionnement.

Le discours nomme également le sexisme comme discrimination à part entière. En le mettant en parallèle avec d'autres formes graves, comme le racisme, il lui donne une légitimité. Le combat se produit sur les actes engendrant le sexisme, sous n'importe quelle forme, à l’intérieur de l'école. La production d'actions concrètes varie avec les années, mais il est toujours fait mention de projets pédagogiques nouveaux ou en cours. D'une manière générale, les objets et la forme de la lutte contre le sexisme ne varient pas beaucoup depuis les premières mentions du phénomène.

La lutte contre les discriminations est partie prenante du discours officiel de l’institution. Cependant, si les actions menées paraissent profiter des apports des gender

scolaires (…). » Éducation Nationale, 2013, Communication en Conseil des ministres : les résultats de l'enquête Pisa, [en ligne] < http://www.education.gouv.fr/cid75515/communication-en-conseil-des-ministres-les-resultats-de-l-enquete-pisa.html

studies, le mot genre reste exclu de la sphère institutionnelle en France. Autrement dit,

les objectifs des plans d'égalité suivent les descriptions de la situation telle que peut les fournir une observation genrée des phénomènes : rapports sociaux entre catégories opposées "hommes"-"femmes", générateurs de rapports de pouvoir, croisant d'autres rapports de pouvoir, sans que le terme apparaisse réellement dans le paysage officiel

ou dans les discours publics. Cela alors qu'il est présent dans certains documents

officiels : un rapport de 2013 de l'Inspection générale de l’éducation nationale au ministre concernant l'égalité "filles"-"garçons", par ailleurs le seul jamais produit sur le sujet, contient en effet 89 occurrences du mot « genre » sur un total de 101 pages126. Le genre y est défini comme un objet issu des sciences sociales, qui envisage la différence entre les "hommes" et les "femmes" comme une production sociale (2013 : 2). Les auteur·e·s signalent son imbrication dans d'autres formes formes d'inégalités (ibid.), plaçant ainsi le principe de construction dans le mode de production inégalitaire qu'implique le concept. Ils·Elles soulignent également la prégnance du phénomène dans le corps social entier, dépassant ainsi les strictes limites de la formation scolaire (id. : 3). L’Éducation Nationale s'est, malgré elle, emparé du concept et se l'est approprié.

À la suite de l'édition de manuels scolaires contenant un enseignement du genre (voir

infra), la relation entre le genre et l'éducation atteint la sphère publique de manière

retentissante. Parce que les gender studies apparaissent sous la forme d'une polémique à partir de cette date, il parait intéressant de noter les différentes positions des ministres de l’Éducation Nationale successifs dans la période. Bien qu'originaires de différents partis politiques, la ligne de leur discours reste le même depuis 2011 : l'école ne fait pas dans la « théorie du genre ».

Le premier ministre concerné, Chatel (juin 2009-mai 2012), en poste pendant la première grande polémique concernant les manuels de S.V.T. dans lesquels le concept de genre a été introduit, se place en opposition directe. Il n’accède cependant pas à la demande de quatre-vingts député·e·s de son propre parti qui lui demandent d'intervenir pour faire modifier ou supprimer les chapitres de manuels incriminés, plaçant la liberté éditoriale en avant. Il restera cependant un détracteur du genre, notamment en associant la Ministre Vallaud-Belkacem (2014- ?) à la promotion du genre à travers les ABCD de 126 Inspection générale de l’éducation nationale, 2013, L’égalité entre filles et garçons dans les écoles et

les établissements, Rapport n°2013-041, [en ligne] <http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/134000483/0000.pdf❢

l’Égalité127

. Peillon (mai 2012-avril 2014) conserve la position de son prédécesseur, et inclut son ministère dans ce qu'on peut comprendre comme une lutte contre cette « théorie » : « L'éducation nationale (…) refuse totalement la théorie du genre. (…) Ce

que nous faisons ce n'est pas la théorie du genre, je la refuse, c'est promouvoir les valeurs de la République et l'égalité entre les hommes et les femmes. » (Le Monde,

2014128

). Le caractère inacceptable de la « théorie » apparait clairement dans ces propos : le refus n'est pas seulement un démenti, mais une opposition frontale. Peillon est contre le genre, mais continue à promouvoir l'égalité des sexes :

« (…) il voudrait revendiquer l'égalité des sexes sans toucher à l'ordre

sexuel. Autrement dit, en se déclarant pour l'égalité, mais contre la "théorie du genre", tout en prétendant lutter contre les "stéréotypes de genre", le ministre a tenté de préserver, dans la politique gouvernementale, un genre de "juste milieu". » (Fassin, 2014 : 35)

Le changement de pôle politique ne modifie pas la ligne directrice, bien que le ministre suivant, Hamon (avril 2014-août 2014), ne manifeste pas dans son discours de négation aussi fermement soutenue. Le fait que les ABCD de l’Égalité soit enterrés est publiquement compris comme un signe de recul et un abandon de la théorie du genre dans la ligne politique. Par ailleurs, la nomination à sa suite de Vallaud-Belkacem déclenche un nouveau tollé et remet le genre sur le devant de la scène. Sa position de soutien aux associations L.G.B.T. de longue date, publiquement reconnue par celle qui est devenue ministre, est pour les "Anti-genres" un signe manifeste de la volonté du gouvernement d'introduire la théorie. En 2011, Secrétaire nationale du Parti Socialiste aux questions de société, elle se prononce pour une reconnaissance légale des différents modèles parentaux, dont homosexuels (Le Monde, 2011129), expose ce faisant une idée de la famille comme vécu social. Ces propos coïncident avec l'expression de sa 127 « (…) elle doit lever certains ambiguités immédiatement (…). Par exemple, sur la question de la

théorie du genre qu'elle a voulu promouvoir, notamment via les ABCD de l'égalité », Le Figaro, 2014, Théorie du genre : Chatel veut une clarification, Le Figaro, [en ligne] < http://www.lefigaro.fr/flash-

actu/2014/08/27/97001-20140827FILWWW00055-theorie-du-genre-chatel-veut-une-clarification.php❢ ⑩❹❽④ ⑥ ❾q❹ ❦ ❤✐❣❦ ⑨ ❥❤ ❦❥ ❤✐ ♠ ♥

128 Le Monde, 2014, Après des boycotts, Peillon dément tout enseignement du "genre" à l'école, Le

Monde, [en ligne]

<http://www.lemonde.fr/education/article/2014/01/28/apres-des-boycotts-peillon-dement-tout-enseignement-du-genre-a-l-ecole_4355885_1473685.html❢⑩❹❶❷ ④⑦ ✈✇♣ r❹ ❦❤✐❣ ❦ ❶ ❥❤ ❦ ❥❤✐♠♥

129 « Aux familles traditionnelles, monoparentales ou recomposées, s'ajoutent les familles devant faire

appel à la procréation assistée, celles qui sont fondées par un couple homosexuel, ainsi que toutes les familles d'élection qui se constituent au cours de la vie, par nécessité ou par choix. La primauté de la filiation sociale sur la filiation biologique s'est ainsi imposée dans les faits depuis longtemps. Il revient aujourd'hui au législateur de la traduire dans notre droit. » Najat Vallaud-Belkacem, 2011, Bioéthique : traduisons l'évolution du modèle familial dans le droit, Le Monde, [en ligne]

<http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/02/16/bioethique-le-legislateur-doit-traduire-l-evolution-du-modele-familial-dans-le-droit_1480568_3232.html

perception de la théorie du genre : elle reprend l'expression, pour la définir comme la prise en compte du contexte social autant que du biologique pour l'individu·e dans la construction d'une identité sexuée, et l'inclure dans un système de discrimination basée sur l'hétéronormativité et la polarisation "hommes"-"femmes" (20 Minutes, 2011130

). Autrement dit, elle envisage le genre en reprenant effectivement les traits qui sont attribués au concept par les chercheur·e·s. Devenue Ministre de l'éducation en 2014, elle soutient que la « théorie du genre » n'existe pas (Le Figaro, 2014131

), non pas pour nier l'importance du concept mais pour mettre en évidence le fait que le genre n'existe pas sous forme de théorie, et pas selon la conception de ses détracteur·e·s. Bien qu'incitée à le faire par plusieurs personnalités politiques, la Ministre refuse de prendre position pour ou contre le genre.

Il est difficile de préjuger de la position de Vallaud-Belkacem dans ce contexte. Les propos de la dernière Ministre de l'Éducation en date laissent cependant supposer qu'elle s'est depuis longtemps saisi de la question, et a une connaissance du sujet qui relève plus des recherches universitaires que de la méconnaissance que ses prédécesseurs laissaient apparaitre dans le discours. Le mot d'ordre de l’Éducation Nationale, qui se

retrouve à travers les B.O. déjà présentés, reste la lutte pour l'égalité "hommes"-"femmes", et exclut encore toute utilisation du mot genre. L'expression

appelle à une égalité de sexe, mais les actions entreprises laissent à penser que c'est un travail sur l'égalité de genre qui se pratique.

Les parties précédentes ont montré comment le genre s'est inscrit dans le discours scolaire. Construit par ses opposant·e·s comme objet de controverse en étant associé à une « théorie du genre » qui formule une crainte de l'asexuation des êtres humains et d'une modification profonde de l'ordre à la fois naturel et social, le genre se trouve marqué d'une connotation négative. L’Éducation Nationale a alors des difficultés pour s'emparer du concept, use de stratégies d'euphémisation (« égalité des sexes ») et le 130 « La théorie du genre, qui explique l'identité sexuelle des individus autant par le contexte

socio-culturel que par la biologie, a pour vertu d'aborder la question des inadmissibles inégalités persistantes entre les hommes et les femmes ou encore de l'homosexualité, et de faire œuvre de pédagogie sur ces sujets. », Najat Vallaud-Belkacem, 2011, Théorie du genre : "Il est essentiel d'enseigner aux enfants le respect des différentes formes d’identité sexuelle, afin de bâtir une société du respect", 20 Minutes, [en ligne] < http://www.20minutes.fr/politique/778750-theorie-genre-il-essentiel-enseigner-enfants-respect-differentes-formes-didentite-sexuelle-afin-batir-societe-respect❢ ⑩

31 août 2011 (09/10/14).

131 Najat Vallaud-Belkacem, 2014, "La théorie du genre n'existe pas" (Belkacem), Le Figaro, [en ligne] <http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2014/09/02/97001-20140902FILWWW00052-la-theorie-du-genre-n-existe-pas-belkacem.php❢ ⑩❹✉ ♣⑤ q♣ s❼ r ♣❹ ❦❤ ✐❣❦ ❶ ❥❤❦ ❥❤ ✐ ♠ ♥

réduit à des mesures faisant la promotion de l'égalité sans pointer du doigt la dimension structurelle des inégalités : « la défense de l'égalité semble toujours devoir évincer, chez

les gouvernant-e-s,, la critique des normes – renvoyée aux seuls débats militants et intellectuels. » (Fassin, 2014 : 37). La partie suivante propose de revenir de manière

spécifique sur un des évènements qui a précipité le genre dans le discours social et politique : l'édition de manuels scolaires mentionnant pour la première fois ce concept. Cela permettra de rapprocher l'ensemble de la contextualisation de l'objet de la recherche.

3 Parler du genre dans les manuels scolaires (2011)

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