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3 Du féminisme au genre

3.2 Le genre dans le champ scientifique français

Je reprendrai dans la partie l'apport du féminisme au genre, cette fois du côté scientifique. Je présenterai d'abord la manière dont la conceptualisation féministe est envisagée du côté de la recherche, puis la place du concept de genre dans le paysage

scientifique.

3.2.1 Des études féministes aux études de genre

La voie vers une interprétation non-naturelle des sexes est ouverte. Interrogée dès les années 1960 aux États-Unis d'Amérique du Nord, l'apparition du genre comme une discipline scientifique attendra les années 1990 en France. Les études féministes n'ont pas gagné en France de crédit universitaire (Varikas, 2006 : 54), contrairement aux U.S.A. où les feminist studies sont reconnues, ce qui a contribué à retarder l'apparition du concept de genre.

Selon Bereni et al. (2008 : 16-2378

), il existe deux périodes dans l'émergence du concept de genre. Le « premier âge » s'est concentré sur la dénaturalisation du sexe. Dès les années 1950, des psychologues constatent une « diffraction » du corps et de l'identité chez certain·e·s patient·e·s (Thébaud, 2005 : 61). Dans les années 1960, une série d'études médicales sur le transsexualisme met en avant la séparation qui existe entre le sexe et l'identification psychologique de l'individu·e. Dans les années 1970, Money et Ehrhardt distinguent le sexe anatomique de l'expérience de soi comme "homme" ou "femme". Dans les deux cas se produit la différenciation d'un gender role, comportement public, et gender identity, expérience privée. Face à une dimension uniquement descriptive, Ann Oakley apporte une dimension critique et féministe. Le genre relève à ce moment plus de la description que de la remise en cause de la binarité sexuelle (Pfefferkorn, 2007 : 277). Le « deuxième âge » dépasse la description pour interpréter le sexe social comme un principe d'organisation : « un rapport

dichotomisant » entrainant une hiérarchisation. Le genre tel qu'il existe entérine les

principes de division et de domination dans une perspective non plus uniquement médicale, mais sociale.

En France, la réflexion sur le genre comme catégorie d'analyse existe mais peine à s'installer avant les années 1990 (Thébaud, 2005 : 60). Ce retard s'explique par l'introduction tardive des ouvrages de référence traduits de l'américain, la méfiance du public envers des idées étasuniennes mésestimées, et par la polysémie du terme qui le rend sujet à des appellations erronées ou à contre-courant : « sens grammatical, sens

classificatoire des naturalistes ou des littéraires, sens dans le langage commun, référence au genre humain, … » (Pfefferkorn, 2007 : 272). Face au mot fortement

critiqué, l'expression « rapports sociaux de sexe » empruntée au féminisme est employée. La plus faible utilisation de sexe social démontre la prise en compte de l'aspect relationnel de la question des sexes et, ce faisant, de sa dimension politique.

Pour Fassin (2008), le retard pris sur les mouvements étasuniens provient aussi d'une résistance politique à double niveau : dans une période marquée par la chute du Mur et la première querelle sur le voile islamique, la France envisage le dépassement du marxisme sous une forme plus modérée qui n'est plus la seule alternative au libéralisme, et refuse le modèle multiculturel outre-atlantique ; de plus, le féminisme français s'éloigne de la radicalité du modèle étasunien. L'adoption de la gender theory fait face

à des obstacles issus du débat public plus que scientifique :

« Car le rejet des études féministes est aussi le rejet du féminisme : si le

gender est relégué dans une étrangeté intraduisible, qu’on dit volontiers anglo-saxonne, c’est bien que dans un contexte de forte politisation des questions sexuelles outre-Atlantique, il apparait porteur d’un projet critique qui conteste la vision consensuelle d’une harmonie entre les sexes inhérente à la culture française. » (Fassin, 2008 : 383)

L'ouvrage de Butler publié en français en 2005 initie en France les études de genre. Outre-Atlantique, elle fait suite à un mouvement de pensée déjà lancé. Aux U.S.A. comme en France, il reste un ouvrage majeur par lequel le genre prend ses marques de noblesse et constitue un champ disciplinaire reconnu. Il lui permettra de s'exporter et d'ouvrir en Europe une brèche pour l'ensemble des études de genre anglo-saxonnes. Par ailleurs, ses critiques de Foucault, ses mises en perspective de l'universalisme à la

française et ses références à la psychanalyse française la rapprochent, même dans une

optique critique, de la French Theory, ce qui a peut-être contribué à son exportation française.

Cette partie a montré comment l'idée du genre émerge dans le champ scientifique et les difficultés que le concept a rencontré pour s'imposer. La partie suivante propose un état des lieux du concept de genre dans le champ scientifique français.

3.2.2 Développement et diversification des pratiques de recherche

L'importation et la construction des gender studies comme domaine autonome en France est la conséquence d'un besoin d'une catégorie d'analyse pertinente. Les études féministes rencontrent des difficultés pour s'instituer comme champ de recherche indépendant : considérées par l'institution comme trop proches d'un militantisme qui ne

se dissimule pas, la preuve de leur apport aux sciences sociales est mal reconnue. Les

gender studies provoque une sorte de refonte des women/feminist studies en France qui

n'ont pas pu trouver leur place institutionnelle79

, et légitime leur intégration dans le champ universitaire.

Le genre y est alors envisagé selon deux acceptions : d'une part, c'est un champ disciplinaire en soi, constitué en discipline propre. Il devrait posséder en tant que tel un statut légitimé par l'institution. Il reste alors à donner à la discipline des objectifs internes, et non les rattacher à des champs externes (histoire, sociologie, biologie, etc.). La perspective est encore peu développée en France. Peu de laboratoires universitaires se concentrent sur le genre uniquement, et l'institution forme peu de spécialistes en la matière. Pour Viennot (2011, citée par Viévard, 2013 : 152) le fait que le Conseil

National des Universités ne crée pas de section spécifique consacrée au genre est un

témoignage du fait que le genre n'est pas encore constitué en discipline en France.

D'autre part, le genre est envisagé dans la perspective d'une révision générale des savoirs. En France les études de genre font principalement surface à travers des recherches éclatées dans de multiples disciplines. L'objectif est de remettre la construction du savoir en question, d'en revoir la perspective, et d'en faire émerger les modes de construction inégalitaires : il peut permettre « la remise en cause des

catégories d'analyses fondamentales des disciplines constituées » (Bereni et al., 2008 :

11). Le genre est employé comme un filtre épistémologique à travers lequel les connaissances sont revues et corrigées. Mais il ne s'agit pas que de revenir sur des savoirs déjà construits : il est également question d'en élaborer de nouveaux à travers cette perspective. Il représente un moyen de construire autant que de réviser. Son intégration transdisciplinaire en fait un instrument critique, un outil méthodologique. Son éparpillement au sein de multiples disciplines engendre des réseaux de diffusion formels autant qu'informels, entre chercheur-e-s et champs. Ainsi la fédération de recherche sur le genre RING rassemble les équipes de recherche comme les chercheur·e·s seul·e·s et en diffuse les travaux, EFiGiES « est une association qui vise

à créer de la solidarité entre étudiant·e·s, doctorant·e·s et jeunes chercheur·e·s en Études Féministes, Genre et Sexualités à travers une mise en commun de savoirs et

79 Le domaine des études de genre est accusé de se substituer à une conceptualisation féministe déjà en place, de formater et de rendre acceptable un concept déjà existant en laissant les études féministes qui l'ont construit en marge du champ universitaire. Voir ci-après le propos de Perry (2016).

d’informations.80

» Le Centre National de la Recherche Scientifique (C.N.R.S.) met des procédures en place en vue de recenser toutes les études touchant le sujet81

.

La particularité française repose sur la difficulté de constituer le genre en un champ distinct. L'usage transdisciplinaire qui en est fait implique un risque de dilution du concept, ou une diminution de son impact. Car le genre n'est pas compris de la même façon par tout·e·s. Une lecture en termes de groupe social ou de rapport de pouvoir est indispensable pour apprécier le concept dans son intégralité. Il ne se résume pas aux travaux portant simplement sur "les femmes", sans interrogation du groupe dans sa construction ou sa dimension dichotomique. Le relâchement qu'il apporte aux catégories "hommes" et "femmes" n'apporte pas seulement un soulagement identitaire dans son soutien aux minorités sexuelles/sexuées, mais y fait intervenir un rapport critique :

« Apparu en France au milieu des années 1990 comme un concept usurpant

la subversion décriée de l’analyse féministe dans les théorisations scientifiques [note de bas de page : La posture féministe, multiforme, avait elle-même beaucoup de peine à s’institutionnaliser dans l’université française car accusée d’idéologisme], le genre est aujourd’hui dans toutes les approches problématisant les formes de contrôle et d’oppression de sexe, de pratiques sexuelles et d’identités. Composer avec le genre est même devenu mainstream : afficher ce terme et l’intégrer transversalement donne une forme de légitimité à pléthore de travaux sur les inégalités et les stéréotypes, les rôles sociaux ou les discriminations de sexe, malgré le magma théorique qui découle, d’une part, de la transversalité opportuniste que permet la polysémie du concept, d’autre part, de flottements spéculatifs ou de malentendus sur la superposition entre les catégorisations du sexe et le genre. » (Perry, 2016 : 100-101)

Les modalités d'utilisation s'élargissent avec l'établissement du genre dans des milieux disciplinaires variés. La tendance à la fragmentation peut être envisagée

comme une dispersion qui saperait l'effort d'une institutionnalisation en propre. Cependant, il est également possible d'y voir la conséquence d'une prise de conscience générale des effets de la catégorisation (perçue comme abusive?) "hommes"-"femmes". Le fait est que le genre se diffuse dans le discours universitaire et la formation professionnelle, que son discours se répand. Pour preuve, on peut considérer le nombre de thèses recensées en sociologie uniquement comportant le mot « genre » : de 218 de 2004 à 2010, le nombre passe à 263 pour 2010 à 201482

.

80 EFiGiES, 2014, Présentation de l'association, [en ligne] <http://www.efigies.org/❢❣ ❦ ❤ ❥❤ ❦ ❥❤ ✐♠ ♥

81 CNRS, 2011, Recensement national des recherches sur le genre et/ou les femmes, [formulaire en ligne] <https://recherche.genre.cnrs.fr/❢❣ ❦ ❤ ❥❤ ❦ ❥❤✐ ♠ ♥

Les parties précédentes ont exposé le lien entre mouvements féministes et conceptualisation du genre, celle-ci a brossé un tableau de la place du champ et du concept genre dans la recherche en France. Il reste à présenter comment le contexte politique et social prend le genre pour objet.

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