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5 Maisons d'édition : en avance ou en marge de l’évolution sociale ? À plusieurs reprises dans le propos j'ai fait mention du principe de « liberté éditoriale »

5.1 Des maisons d'édition, des choix à faire

Si, à défaut du terme, la thématique genre a intégré certaines maisons d'édition en 2011 pour le domaine scolaire, la position à tenir est difficile, en ce que celles-ci doivent tenir compte de trois sources de tensions parfois contradictoires : la sphère publique, dans lequel on s'oppose sur le genre comme matière d'enseignement sous n'importe quelle forme ; la sphère politique, dont les instances programmatiques rejoignent les indicateurs du concept scientifique de genre, mais dont les directives ministérielles, en s'opposant ouvertement ou en ne se prononçant pas sur une « théorie du genre » à l'école, enjoignent de ne pas faire du genre ; sans oublier celle de la recherche. De plus, le manuel scolaire étant avant tout un produit commercial, il constitue un enjeu sur le marché de la distribution. Dès lors, il faut compter avec les acheteur·e·s, en la personne des enseignant·e·s de tout bord et de toute opinion. Il est nécessaire pour elles de jongler entre ces différent·e·s pôles, et de trouver un moyen, sinon de satisfaire tout le monde, au moins d'en contenter une grande partie.

On a vu les actions menées, au niveau national ou international, dans la lutte contre les stéréotypes, le sexisme, ou l'introduction du genre comme concept dans l'édition scolaire. Tous les changements conséquents sont intervenus certes sous l'impulsion du monde de la recherche ou de la politique, mais les faire appliquer est resté la décision des maisons d'édition. En l’occurrence, c'est par leurs choix en matière éditoriale qu'ils (ne) sont (pas) advenus. Leur liberté étant garantie en France, les rapports officiels ou publics font peu souvent état des changements dans le détail des maisons d'édition.

quelques pratiques éditoriales (1983 : 39). Ainsi Nathan diffuse une note interne aux auteur·e·s et illustrateur·trice·s, les incitant à rester vigilant·e·s quant aux personnages mis en scène en particulier dans trois domaines : la distribution des activités et des compétences (« Dans le champ des activités socioprofessionnelles des hommes et des

femmes (inégalité des aptitude) », 1983 : 57), il y est notamment notifié la trop grande

fréquence du pronom « il » dans les exemples (ibid.) ; la représentation de la famille et du couple ; l'attribution de traits masculins et féminins systématiques ; on demande une attention particulière dans les « portraits physiques ou moraux » : « Il faut montrer des

individus, non des personnes de tel ou tel sexe... » (id. : 58). Le document est

remarquable, en ce qu'il cible les points retenus dans la stéréotypisation de genre. À propos du second domaine, on trouve une explication :

« Dans ce domaine, comme le précédent, l'enfant pourra parler (…) d'une

réalité qui "colle" encore à ce schéma (statistiquement plus d'hommes que de femmes aux postes de décision et de direction, plus d'hommes que de femmes "à la cuisine" après une journée de travail (…) : cette réalité ne justifie pas une "banalisation" du phénomène ; il est, au contraire, important de faire réfléchir (…) aux origines et causes de cette situation, et contribuer à faire naitre de nouvelles attitudes, de nouvelles mentalités. »

(UNESCO, 1983 : 58)

L'extrait montre la position du directeur de la pédagogie, auteur de ce document, et avec lui celle de la maison d'édition. La tâche complexe de se situer avec ou en avant de la société et de ses avancées est résolue ici à travers l'objectif pédagogique du matériel envisagé : celui-ci doit éduquer, former, et amène non seulement à différencier un phénomène et sa banalisation, mais encore à les questionner, et les mettre en cause. La position implique un choix du côté de la maison d'édition, qui est effectué par toutes ces entreprises au moins implicitement.

Ainsi le même rapport de l'UNESCO nous renseigne sur une autre maison d'édition,

Magnard, et d'autres encore (non-citées) qui « ont aujourd'hui une démarche du même genre et le syndicat des éditeurs lui-même [qui] y serait favorable. » (1983 : 39). Les

auteur·e·s font également part d'une situation contradictoire : une même maison d'édition, Nathan, propose à la vente deux ouvrages, l'un repéré comme sexiste, l'autre non. La réponse est tout simplement relative au marché, s'il correspond à une part, il est hors de question de rejeter une vente :

méthodes sont aussi demandées par les enseignants l'une que l'autre, se vendent tout aussi bien et donc qu'en conséquence, les éditeurs ne peuvent pratiquer de refus de vente. » (1983 : 40)

Les auteur·e·s interrogent le rôle des enseignant·e·s à ce propos, mais c'est avant tout comme un rappel à l'ordre de la raison du marché : le manuel est un produit commercial. En ce sens, les lois de l'offre s'adaptent à celles de la demande. Proposer un mode de rédaction non-sexiste interroge la question de la réception d'un tel ouvrage, et du public visé.

Le rapport tempère l'enthousiasme que les positions officielles des maisons d'édition pourraient apporter :

« Ces réflexions pourraient laisser croire que les choses sont simples et que

nous allons assister sous peu à la disparition de tout sexisme dans les manuels scolaires. Toute notre étude montre le contraire et les discussions avec les éditeurs tempèrent beaucoup l'optimisme que nous pourrions ressentir. » (UNESCO, 1983 : 40)

En effet : si des analyses sont menées, parfois demandées à un niveau officiel, c'est effectivement que le sexisme dans les manuels pose toujours un problème. On peut cependant modérer l'assertion en rappelant que la situation a changé depuis quelques décennies, et que le genre intègre, bien que de diverses manières, les manuels scolaires, ainsi qu'en soulignant une offre qui continue de s'étoffer malgré les résistances.

Si on prend pour exemple le domaine particulier de l'enseignement de l'histoire, on distingue quelques évolutions. La discipline constitue un champ particulier en ce qu'il touche littéralement à l'histoire des êtres humains, c'est-à-dire à celle des "hommes" et des "femmes", mais reste depuis longtemps réfractaire au fait d'être autre chose que des sciences de l'homme, peut-être à cause du lien particulièrement étroit qui le lie à sa référence universitaire, masculine également153

(Wievorka, 2004). Belin accepte ainsi en 2010 de publier, sous l'impulsion de Mnémosyne, Association pour le développement de

l'histoire des femmes et du genre, un manuel d'histoire154

à destination des enseignant·e·s du primaire et du secondaire, qui propose une relecture des programmes

153 « Cet enseignement de l’Histoire nourrit un lien particulièrement étroit avec l’Histoire universitaire,

notamment par le biais de la préparation aux concours de recrutement. Or, nous l’avons vu, pour les historien(ne)s (…), les femmes étaient invisibles. L’École enregistre ce déni d’historicisation. Cependant, encouragées par la politique européenne, des évolutions se font jour. » (Wievorka, 2004 :

13).

154 Dermenjian Geneviève et al. (coord.), 2010, La place des femmes dans l'histoire. Une histoire mixte, Paris, Belin.

dans une perspective à la fois genrée, critique, et qui met en avant la mixité de l'histoire. D'autres manuels intègrent des chapitres spécifiques concernant les femmes dans..., sous la forme d'une thématique qui se veut rassurante du point de vue discriminatoire. Même si elle reste trop anecdotique ou essentialiste pour être efficiente à long terme à elle seule, c'est une manière d'effacer les "hommes" comme sujet unique de l'histoire de France. Malgré des démarches aux effets variés, le fait est que les lignes semblent avoir bougé au moins pour certaines éditions (Zaidman, 2007).

En marge des outils purement scolaires, la littérature de jeunesse aborde, comme un outil parascolaire155, les thématiques de la parentalité (Chabrol-Gagne : 2013), de la discrimination ou du sentiment sexué/genré/sexuel avec beaucoup moins de réserve qu'une décennie auparavant156. Le fait que certains de ces ouvrages provoquent des polémiques sociales et politiques157, plus ou moins affiliées aux affaires portant sur le genre, ne minore pas le fait que le domaine de l'édition continue de les produire. Le

positionnement des maisons d'édition, entre avancée progressiste et nécessité d'écouler des produits commerciaux, ne peut être que complexe, et les nouvelles propositions se font les objets de tensions croisées de différentes sphères.

L'édition s'inspire de plus en plus, pour ses outils pédagogiques, des recherches universitaires, qui nourrissent son propos. Le dialogue entamé entre les deux parties se concrétise ainsi dans certains engagements, dont on retrouve par exemple la trace à travers le Syndicat National des Éditeurs, qui rencontre occasionnellement des acteur·trice·s en-dehors du cadre institutionnel ou officiel :

« La réflexion sur les outils pédagogiques est inscrite dans l’ADN de l’édition scolaire et se nourrit des avancées de la recherche. Ce dialogue constructif entre le monde de la recherche et l’édition scolaire est au service de la réussite scolaire de tous : ainsi, recenser un ensemble de ressources pédagogiques pour que l’école du XXIe

siècle s’enrichisse de la diversité de

155 Défini comme ce « qui est en relation avec l'enseignement scolaire sans en faire partie intégrante ».

Larousse, 2016, Parascolaire, [en ligne]

<http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/parascolaire/58019❢❣ ❽ ❥❦ ⑧ ❥❤❧ ♠ ♥

156 Voir par exemple La Nouvelle robe de Bill (Anne Fine, 1997) qui s'adresse à un public très jeune, ou

Journal d'un garçon (Colas Gutman, 2008) destiné à un public jeune adolescent, dont la quatrième de

couverture finit par ces mots : « Cédric affirme : ceux qui tiennent des journaux intimes sont a) des

filles, b) des pédés, c) des filles-pédés. Mon père semble d’accord. En matière de psychologie, les deux atteignent des sommets. »

157 On se souviendra par exemple de la réaction du Président de l'U.M.P., Copé, qui en février 2014 a dénoncé un ouvrage ayant, selon une de ses auteur·e·s, pour objectif de dédramatiser le rapport au corps, comme une atteinte à l'autorité et à la crédibilité du monde enseignant. Le Monde, 2010,

Jean-François Copé s'emporte contre le livre pour enfants "Tous à poil", Le Monde, [en ligne]

<http://www.lemonde.fr/politique/article/2014/02/10/cope-s-outre-contre-le-livre-pour-enfants-tous-a-poil_4363155_823448.html

la société qu’elle contribue à éduquer est au cœur de ces travaux communs. » (République & Diversité et SNE, 2012 : 7)

Mais une relation dialectique est complexe à mettre en place pour coordonner trois pôles, institution/édition/recherche, qui n'ont ni le même statut ni in fine les mêmes objectifs.

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