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La « théorie du genre » : tensions dans le monde scolaire français Parce que la notion de « genre » a explosé en France dans le cadre de la légalisation

2 Du travail sur la discrimination au travail sur l'égalité : égalité de genre ou de sexe ?

2.1 La « théorie du genre » : tensions dans le monde scolaire français Parce que la notion de « genre » a explosé en France dans le cadre de la légalisation

du mariage pour les personnes de même sexe et les questions attenantes de la parentalité, elle a vite été associée à la question de l'enfance et, par extension, à celle de l'éducation. Le contexte scolaire est devenu le principal lieu d'expression des enjeux autour du concept, notamment après la promulgation de la loi : « En effet, parce qu'elle

est un lieu de sociabilisation, celle-ci [l'école] peut contribuer à la naturalisation de l'ordre du monde, ou à sa dénaturalisation » (Fassin, 2014 : 41). Pour présenter les

principales sources d'actions mettant en jeu le genre et l'école, je propose de revenir sur une suite d'actions symboliques que deux groupes, largement médiatisés, ont entreprise en 2014 : La Manif pour Tous et la J.R.E., qui se sont explicitement inscrits « contre » le genre, à travers la demande de retrait des ABCD de l’égalité et le retrait des enfants de l'école.

Les ABCD de l’égalité95

, conjointement mis en place en 2013 par le Ministère de

l’Éducation Nationale et celui des Droits des femmes, par des représentant·e·s de

l'institution, des chercheur·e·s, des enseignant·e·s, des acteur·trice·s de la lutte anti-sexiste, proposent d'aborder l'égalité « filles-garçons » à travers des séquences interdisciplinaires en primaire. Ce dispositif d'expérimentation devait ensuite se généraliser à travers la France courant 2014. Il offrait également, avant sa mise en place, des ressources de formation et pédagogiques dont pouvaient s'emparer à titre privé les enseignant·e·s. Or, ce dispositif a suscité l'ire des opposant·e·s au genre, en ce qu'il constitue selon eux·elles un moyen dissimulé d'introduire le genre comme une idéologie au sein de l'école96

. Dénoncé comme un cheval de Troie, il est sujet à de nombreuses attaques.

Malgré des retours positifs sur le terrain, il lui est finalement substitué un plan global d'action97

, auquel il est reproché de n'apporter rien de neuf par rapport aux instructions générales fournies ces dernières années par le Ministère de l’Éducation Nationale, et surtout aucun outil concret. Mais ce qui pourrait être un simple désaccord sur le plan pédagogique va plus loin : l'abandon est surtout considéré comme celui de la promotion de l'égalité par le retour réflexif que permet le genre. L’Observatoire des inégalités le qualifie d' « abandon symbolique »98

: le gouvernement français enterre une politique qui aurait pu avoir un effet au cœur même des problématiques traitées depuis des décennies. Ce qui est un échec pour ceux·celles qui soutiennent ces politiques constitue une forme de victoire pour les "anti-genres" : « Une victoire publique comme la fin de 95 Centre National de Documentation Pédagogique, 2013, ABCD de l’Égalité, [en ligne]

<http://www.cndp.fr/ABCD-de-l-egalite/accueil.html❢❣❦ ❽ ❥❤❦ ❥❤ ✐ ♠ ♥

96 « Le programme ABCD est truffé de références au Genre et les textes officiels qui encadrent l’action

du Gouvernement sur ces sujets sont basés sur l’Idéologie du Genre. » La Manif pour Tous, 2014, Publication d’une note sur l'idéologie du genre, [en ligne]

<http://www.lamanifpourtous.fr/fr/toutes-les-actualites/954-publication-d-une-note-sur-l-ideologie-du-genre❢❣ ❦❽❥❤ ❦ ❥❤✐ ♠ ♥

97 Éducation Nationale, 2014, Plan d'action pour l'égalité entre les filles et les garçons à l'école, [en ligne] <http://www.education.gouv.fr/cid80888/plan-d-action-pour-l-egalite-entre-les-filles-et-les-garcons-a-l-ecole.html❢❣❦ ❽ ❥❤❦ ❥❤ ✐ ♠ ♥

98 Schmidt Nina, 2014, Les ABCD de l’Égalité : un abandon symbolique, [en ligne] <http://www.inegalites.fr/spip.php?page=article&id_article=1968#nh6

l’ABCD [je souligne] ne sera pas pérenne si elle ne s’accompagne pas d’un

engagement quotidien de chaque Français contre l’idéologie du Genre. » (La Manif pour Tous, 201499

)

À la suite de ces évènements et forte de ce qu'elle considère comme une victoire face à la politique gouvernementale, La Manif pour Tous met en place des outils de vigilance qui ont pour objet la surveillance du genre dans l'éducation comme le Plan Vigigender, un plan d'action pour lutter contre le genre. Il donne des instructions pratiques pour le détecter : « Que faire si je constate qu'un enseignement, une intervention, un livre, une

activité... est fondé sur le Gender ? » ; « Quels mots-clefs permettent de savoir qu'il s'agit bien de Gender ? ». Les ancien·ne·s opposant·e·s au mariage homosexuel

appellent à une mobilisation contre la « théorie du genre » portée par un lobby rassemblant les personnes militantes L.G.B.T., et importée à l'école :

« Voici peu, "on ne nait pas femme, on le devient", la cinglante formule de

Simone de Beauvoir dénonçant le poids de la société dans la construction de nos identités, faisait consensus sur notre échiquier politique. La cause de l'égalité entre les sexes, de la lutte contre ce conditionnement, semblait entendue. Semblait, car une "nouvelle" droite, celle des irréductibles opposants au mariage gay, prétend aujourd'hui y voir un odieux complot. Elle l'a baptisé "théorie du genre" et clame haut et fort son absolue croyance en un éternel féminin et un éternel masculin. Ce complot, disent ces "anti", est ourdi par les militants homosexuels, trans, queer et autres ultraféministes qui instillent leurs idées perverses et contre nature jusque dans les rapports gouvernementaux, les manuels scolaires et même bientôt, horreur, dans les petites têtes innocentes de nos enfants. » (Radier, 2013, Le Monde100

)

L'objectif de La Manif pour Tous et du Plan Vigigender est de dénoncer et de contrer les effets nocifs de la « théorie du genre ». Le paragraphe suivant condense les

croyances relatives au concept de genre :

« l’égalité dont il s’agit est une indifférenciation des garçons et des filles (…), partant du postulat idéologique que toutes les différences entre les

garçons et les filles sont construites par la société. Il suffirait donc de les supprimer pour arriver à l’égalité réelle visée, soit l’indifférenciation. L’école devrait ainsi participer à la déconstruction des stéréotypes sexués dans la tête des enfants (brouillage du masculin et du féminin) et enseigner

99 La Manif pour Tous, 2014, Publication d’une note sur l'idéologie du genre, [en ligne] <http://www.lamanifpourtous.fr/fr/toutes-les-actualites/954-publication-d-une-note-sur-l-ideologie-du-genre❢❣❦ ❽ ❥❤❦ ❥❤ ✐ ♠ ♥

100 Radier Véronique, 2013, Théorie du genre : ce qui froisse les réacs, NouvelObs.fr, [en ligne] <http://tempsreel.nouvelobs.com/education/20130909.OBS6115/21h-theorie-du-genre-ce-qui-froisse-les-reacs.html❢ ⑩⑨✉ ♣⑤ q♣ s❼ r ♣❹❦❦ ⑨❣ ❤❽ ❥❦❤❥❤ ❧ ♠ ♥

à des enfants neutres (asexués). » (Vigigender, 2014101

)

Ainsi, le genre est accusé de prôner dans une perspective militante une disposition sociale au détriment de l'inné, il bouleverse l'ordre logique, social et naturel. La formation de l'enfance à ce concept est réduite à un moyen d'endoctrinement dans un objectif d'asexuation générale.

Les réactions d'opposition à ce dispositif pédagogique ont également engendré un autre mouvement, incarnant le refus d'une « théorie du genre ». Pour manifester contre celle-ci, Belghoul, enseignante dans l'école publique, lance une « Journée de Retrait de

l’École » (J.R.E.), constituée dès lors en mouvement d'opposition au « genre » en

décembre 2013 :

« Cette campagne "anti-Gender" a trouvé un relais inattendu dans la

personne de Farida Belghoul, ancienne militante anti-raciste, désormais militante d’extrême-droite et proche d’Alain Soral. Dans une vidéo qui circule énormément sur internet, elle appelle à une "journée de retrait" mensuelle, c’est-à-dire une journée où les parents d’élèves, pour protester contre ce qui est désigné comme l’enseignement de la "théorie du genre" à l’école, n’envoient pas leurs enfants à l’école. » (Husson, 2014102)

La J.R.E. lance une « journée de retrait de l’école pour l’interdiction de la théorie du

genre dans tous les établissements scolaires » (JRE, 2014103) : les parents d'élèves sont invités à ne pas mettre leurs enfants à l'école le 24 janvier 2014, avec appel à répéter mensuellement l'action. Difficile de dire dans quelle mesure le mouvement a pris, en ce que les absences à l'école ne sont pas comptabilisées selon leur motif. Le Monde relève qu'une centaine d'écoles primaires auraient été touchées en janvier 2014, 70 en février, avec de grandes disparités selon les zones104

. Si le nombre est assez restreint, l'entreprise de déstabilisation visée est une réussite. La J.R.E. considère que son mouvement de protestation a été un facteur déclencheur de l'annulation des ABCD de l’égalité, ce qu'elle considère comme un succès personnel : « Après 5 journées de retrait de l’école

de janvier à juin 2014, le gouvernement retire l’ABCD de l’égalité début juillet 2014. C’est une première victoire qui montre que la JRE est un moyen efficace pour protéger

101 Vigigender, 2014, Le plan d’action pour l’égalité filles-garçons à l’école, [en ligne] <http://www.vigi-gender.fr/plan-egalite-filles-garcons-ecole❢❣ ❦ ❽ ❥❤ ❦ ❥❤ ✐♠ ♥

102 Husson Anne-Charlotte, 2014, Parlons de genre, [en ligne] <http://cafaitgenre.org/2014/02/02/parlons-de-genre/❢❣ ❤❽❥❦ ❤ ❥❤❧ ♠ ♥

103 J.R.E., Présentation de la JRE, [en ligne] <http://jre2014.fr/presentation/❢❣ ❦❶ ❥❤ ❦ ❥❤✐ ♠ ♥

104 Battalgia Mattea, 2014Journées de retrait de l’école : comment les enseignants retissent le lien avec

les parents, Le Monde.fr, [en ligne]

<http://www.lemonde.fr/societe/article/2014/03/31/journees-de- retrait-de-l-ecole-comment-les-enseignants-recollent-les-morceaux-avec-les-parents_4392918_3224.html

les enfants. » (ibid.), qui donne lieu à sa formation en association de parents d'élèves, la Fédération Autonome de Parents Engagés et Courageux (FAPEC105

), dont les objectifs répondent à ceux de la J.R.E.

Par ailleurs, largement relayés par la J.R.E., des S.M.S. ont été reçus début 2014 par des parents d'élèves dans toute la France, sans lien direct avec des organisations militantes, les prévenant que la théorie du genre expliquée par les « lobbys gays » et des « cours de masturbation » doivent faire l'objet d'une séance scolaire. Dans la lignée directe de la journée d'action de la J.R.E., la rumeur a amené certains parents à ne pas envoyer leurs enfants à l'école106. L'évènement résume la confusion qui règne, et est entretenue, autour du genre. Même si ces manifestations ne concernent qu'une minorité de la population, leur écho médiatique prend de l'ampleur, et donne une dimension symbolique aux discours "pro" et "anti" genre.

On retrouve dans la manière de traiter le genre les traits que lui attribuait déjà La

Manif pour Tous : objet non-scientifique mais militant en provenance du « lobby LGBT », effacement d'un ordre naturel et formation de l'enfance à la déviance,

accusation envers le gouvernement français de vouloir l'introduire de manière insidieuse. On remarque que les stéréotypes de genre sont devenus des outils de propagande "pro-genre" :

« En réalité, cette théorie contre-nature, sous des formes diverses, intégrera

définitivement les programmes officiels de l’Éducation Nationale à partir de la rentrée 2014 avec la complicité [je souligne] de plusieurs syndicats enseignants. (…) Que sont ces "stéréotypes de genre" ? Ce sont les réactions ou les penchants naturels de nos garçons et de nos filles. Si une fille aime jouer à la poupée, pour le lobby LGBT c’est un stéréotype de genre qu’il faut combattre en la conduisant plutôt à jouer aux petites voitures. Si un garçon veut jouer aux petites voitures, le lobby LGBT l’incitera alors à jouer à la poupée. » (JRE, 2014)

Le genre est développé, on l'a vu, comme un objet de débat où chacun doit se placer "pour" ou "contre". Diffusé comme un outil d'asexuation à dimension militante,

pour ses détracteur·trice·s il ne suffit plus d'en débattre mais de le combattre. Si

l'égalité "filles"-"garçons" ne pousse pas vraiment à la discussion, c'est que le genre comme négation d'une identité sexuée naturelle a pris le pas. On retrouve l'effet 105 Fapec, 2014, Naissance de la FAPEC, [en ligne]

<http://jre2014.fr/ouverture-des-adhesions-a-la-fapec/❢❣❦ ❶ ❥❤ ❦ ❥❤ ✐♠ ♥

106 Caldini Camille, 2014, "Masturbation", "théorie du genre" à l'école... Décryptage de cinq folles

rumeurs, Francetv.info, [en ligne]

d'éclatement et de distorsion du concept initial.

Lorsque la sphère sociale s'est emparée du concept pour le poser en objet de débat, de revendication et d'opposition, l'objet « genre » a été confisqué par ses antagonistes jusqu'à déserter le discours institutionnel. Dans le même temps, le monde scolaire, qui voit se développer ces polémiques, doit gérer un discours intermédiaire dans lequel le genre en n'étant pas nommé ne devrait pas être l'objet de dissensions. Ce sera l'objet de la partie suivante.

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