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Chapitre 3 – Les apports de la biomécanique à l’expression gestuelle du slameur

3.3 Organisation esthétique de la partition gestuelle

3.3.3 Travail des pauses sculpturales et expressives

Pour en finir avec les apports de la biomécanique à l’expression gestuelle dans le slam de poésie, la recherche-création m’a permis de développer les pauses sculpturales et expressives du performeur et de m’intéresser au potentiel expressif de celles-ci. Pour ce faire, je me suis inspiré des expérimentations de Meyerhold, par exemple dans sa mise en scène de La Forêt (1924), où les pauses marquées de l’acteur, l’immobilité prolongée de l’expressivité de celui-ci permettaient de fixer et ainsi mieux traduire l’état psychologique du personnage156. Il s’agissait pour moi de déterminer des segments de la

création comportant une image qui, dessinée dans l’espace par les postures corporelles des performeurs, s’avérait particulièrement significative quant à la compréhension de la création. Cela nécessitait donc de cibler, dans chaque Strophe, les images scéniques les plus évocatrices et chargées de sens afin d’en développer au maximum l’expressivité. Dans l’idée de capter l’attention du public sur une longue durée d’«inaction», il fallait s’assurer que l’image scénique choisie contienne en elle seule une richesse sémantique suffisante afin de ne pas se faire immédiatement décoder dans son entièreté, du premier coup d’œil du spectateur. Il a évidemment fallu éviter de tomber dans une pause sculpturale complète dénuée de toute action scénique, ce qui aurait eu pour unique effet

155 Consulter «Panpan! Spectacle expérimental de slam-théâtre» (Archivage vidéo), en annexe, de 00:17:54

à 00:18:18.

156 Béatrice Picon-Vallin, «Préface», dans Vsevolod Meyerhold, Écrits sur le théâtre, Tome II, Lausanne,

de casser définitivement le rythme du spectacle et de ne diriger l’attention du spectateur que sur le texte proféré. Pour cette raison, il fallait donc que la «pause» sculpturale soit animée d’un mouvement lent et infime, de sorte que le spectateur puisse croire à son apparente immobilité, tout en remarquant, paradoxalement, sa progression contrôlée. Une telle image scénique devait donc être «capturée» juste avant son apogée, afin qu’elle se dénoue et se complète lentement sous les yeux du spectateur, nourrie de la parole portée par le performeur. Afin d’exemplifier le rôle des pauses sculpturales dans la création, je me baserai une fois de plus sur la séquence de la fellation exposée plus tôt157.

3.3.3.1 La rythmique des pauses sculpturales dans la création

Les apports de ces pauses sculpturales et expressives dans la création sont d’abord rythmiques; en effet, en aménageant de manière calculée ces moments tout au long du spectacle, il est possible de rythmer la composition générale en opérant une série de ruptures du rythme visuel, en passant d’une suite de mouvements rapides et intenses à un mouvement global tout aussi intense, mais extrêmement lent. Cette organisation de l’expressivité du performeur s’effectuait dans la même veine que les différentes techniques de montage employées dans le cinéma de Sergueï Eisenstein, cet ancien disciple de Meyerhold dont les recherches ont plus tard révolutionné l’art cinématographique, qui travaillait le jeu de l’acteur comme une série d’attractions et un montage de mouvements. Ces attractions proposaient des effets de rupture du rythme visuel par l’alternance entre mouvements expressifs et raccourcis censés affecter la réception affective et intellectuelle du spectateur158, le raccourci se résumant, dans les

premières productions de Meyerhold, par l’arrangement précis de l’essentiel du mouvement, fixé dans le temps et visant une expressivité maximale de l’acteur159. C’est

ce qui arrive dans la séquence de la «fellation»: l’expressivité maximale du performeur se voit organisée, montée dans l’objectif de diriger la réception du spectateur, ici de lui faire

157 Consulter «Panpan! Spectacle expérimental de slam-théâtre» (Archivage vidéo), en annexe, de 00:14:30

à 00:15:44.

158 Alma Law and Mel Gordon, Meyerhold, Eisenstein and bioméchanics: Actor Training in Revolutionary Russia, Caroline du Nord, Mcfarland & Company, Inc., Publishers, 2012, p. 83.

vivre non pas une expérience sensible et affective, mais intellectuelle et réflexive, en lui accordant un temps d’analyse de l’action scénique qui se déroule sous ses yeux, lui permettant de mettre celle-ci en relation avec le texte poétique déclamé.

3.3.3.2 La rythmique des pauses sculpturales dans l’expression du performeur

On observe également un décalage intéressant entre le rythme extrêmement lent (presque fixe) de l’expression gestuelle du performeur et celui, parfois effréné, de son expression vocale. Ce décalage permet de créer un contrepoint formel qui, en plus de l’effet visuel qu’il donne à voir, ajoute une couche de sens au propos entendu. Par exemple, la séquence de la fellation est à la fois précédée et succédée de séquences particulièrement riches en mouvements de toutes sortes (circulaires, angulaires, intérieurs, extérieurs, de grandes et de petites amplitudes, etc.) et s’effectuant sur un rythme gestuel relativement rapide. Cette séquence apparaît donc en contraste direct avec ses voisines, venant casser le rythme général imposé par la Strophe 2 et apportant une emphase sur l’action qu’elle constitue. Cette emphase minutieusement calculée se voit déterminée par l’importance accordée à un seul geste (lequel constitue la séquence entière), ralenti à l’extrême, par rapport aux proportions beaucoup plus minimes que les autres gestes et actions occupent dans le reste de la création. De plus, le fait de ralentir ainsi l’action scénique et d’accorder une telle emphase à un mouvement d’apparence anecdotique, par contraste avec le débit particulièrement verbomoteur et effréné de la parole livrée, permet d’expliciter le propos poétique du texte, la vulgarité presque fixe de l’action mettant en relief la crudité et, dans un sens artaudien, la cruauté des abus politiques, la violence et les massacres dont il est question.

3.3.3.3 La rythmique des pauses sculpturales chez le spectateur

Un autre apport important des pauses sculpturales ainsi prolongées se situe dans le changement de regard qu’elles amènent à développer chez le spectateur. D’un regard plutôt actif, lié à la réception de l’œuvre spectaculaire, le spectateur passe à une certaine

contemplation de l’objet scénique devant lui, ce qui constitue, d’une certaine manière, un retour (gestuel, cette fois) à la dynamique du récital poétique traditionnel. En effet, ces pauses sculpturales se transforment rapidement en de véritables tableaux vivants, de sorte que l’expression, ainsi figée, apparaît au spectateur comme un «bloc expressif» inaltérable, livré à sa contemplation et à son décodage personnel, tout comme le serait une œuvre uniquement plastique. Dans le contexte de la présentation de la création expérimentale, j’ai pu remarquer qu’une séquence très sculpturale telle que celle de la fellation pouvait parfois être déstabilisante pour le spectateur qui, à défaut d’y voir la possibilité d’un changement de regard actif à un regard contemplatif, y voyait simplement un manque d’action et d’organicité avec le reste de la proposition. Néanmoins, je demeure convaincu que le potentiel théâtral de telles séquences, quant aux paramètres particuliers d’expressivité qu’elles adoptent ainsi qu’aux changements de regards du spectateur qu’elles supposent, en font des outils d’expression non négligeables. Correctement dosés dans une création finale et post-expérimentale, ils sauraient certainement enrichir l’expressivité gestuelle dans le slam de poésie.

3.4 Conclusion

Pour conclure ce présent chapitre, nous pouvons affirmer, en ce qui concerne l’expression gestuelle du performeur, qu’il s’agit de la facette de la recherche-création pour laquelle l’application de la biomécanique meyerholdienne s’est opérée de la manière la plus littérale. En effet, le degré d’hybridation et le compromis avec l’apport de la parole poétique du texte à slamer furent ici moindres; la gestuelle du slameur s’avérant initialement plutôt pauvre, celle-ci restait presque entièrement à théâtraliser, à développer et à préciser en une partition expressive concrète, d’où la part importante de la biomécanique dans cet aspect de la création. Afin de développer à la mesure du «poème vocal» la richesse du «poème visuel» que proposait la partition gestuelle du performeur, il fallait par la suite partir de cette partition afin de styliser celle-ci en construisant son esthétique. Malgré que les mécanismes intrinsèques à la parole poétique aient évidemment influencé l’application de la biomécanique dans chacun des aspects de la

partition gestuelle du performeur (organisation des séquences gestuelles, développement visuel des images poétiques, fragmentation du mouvement, travail du contrepoint, organisation des récurrences, travail des pauses expressives, rimes gestuelles), l’implication de celle-ci fut davantage marquée dans le travail de l’expression vocale du texte à slamer.

Chapitre 4 – Les apports de la biomécanique à l’expression vocale dans