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Chapitre 3 – Les apports de la biomécanique à l’expression gestuelle du slameur

3.1 Théâtralisation de la gestuelle amenée par la biomécanique

3.1.3 Rejet du jeu psychologique et recherche de démonstration

Le slam doit être assumé et habité sur scène de la même manière qu’un monologue proprement théâtral en ce sens où, comme l’explique John Miles Foley, la performance en direct du texte à slamer constitue le point focal et culminant de sa création79; ainsi, non

seulement le texte est la plupart du temps écrit en vue de sa représentation scénique, mais, tout comme le musicien et l’acteur, le slameur se nourrit de la réception des spectateurs afin de constamment réorganiser son «monologue poétique et musical», d’en poursuivre

77 Je reviendrai plus loin sur les natures et les fonctions de ces figures dans la recherche-création.

78 Cette réécriture complete est celle que l’on peut trouver dans «Panpan! [Partition dramaturgique, version

finale et complète]», en annexe.

la création80. On peut en déduire que le texte à slamer, en tant que poésie de l’oralité

évolutive dont les étapes de création se dénombrent en fonction des expérimentations scéniques, vise naturellement à s’adapter à la condition scénique de la performance orale. C’est la raison pour laquelle il mise souvent sur l’aspect formaliste de la parole musicalisée, délaissant le contenu poétique de l’œuvre au profit d’une interprétation truffée d’artifices sonores, comme c’est le cas du texte slamé de la recherche-création. Il arrive même que le sujet traité devienne carrément prétexte au déploiement et à l’exhibition du concept formel81. Dans le cas du texte utilisé pour la recherche-création,

même si la présence du caractère politique, engagé et subversif de celui-ci demeure indiscutable, plusieurs rimes et jeux sonores, sans être gratuits pour autant, s’engagent davantage vers une expression poétique volontairement et prioritairement formaliste82.

Ainsi, de manière naturelle, la performance slam de ce type de texte cherchera d’abord à en faire ressortir les formes auditives, les ludismes sonores et la sensorialité qui imprègnent celui-ci, sans pour autant en délaisser complètement la richesse intellectuelle. De son côté, la biomécanique, s’inscrivant dans le processus artistique plus large et plus complexe de Meyerhold, constituait certainement une manière de développer et de mettre à l’épreuve les conceptions théoriques du metteur en scène. Elle s’opposait en effet à la théorie du «revivre» de Stanislavski, d’après laquelle l’émotion de l’interprète surgissait avant tout de son intériorité (d’abord ressentie) avant d’être exprimées de manière externe (transmise au spectateur)83. Comme l'explique Béatrice Picon-Vallin:

Le jeu de l’acteur meyerholdien part de l’extérieur pour aller vers l’intérieur: il n’y a pas suppression de l’émotion, mais elle jaillira toujours à travers un état physique convenant à tel ou tel personnage dans une situation donnée. Celle-ci engendre un état d’excitabilité qui se colore ensuite de tel ou tel sentiment ou émotion. Prendre la position d’un homme affligé,

80 John Miles Foley, How to read an oral poem, États-Unis, University of Illinois Press, 2002, p. 44. 81 Je pense ici aux fameuses Permutations sur trois syllabes: Je t’aime, d’André Marceau, un court texte

uniquement composé des variantes sonores possibles (permutations) des syllabes «Je» «(t’)ai» et «me» constituant l’expression «Je t’aime». À partir de ces trois syllabes, Marceau développe tout un texte à propos d’une relation amoureuse : consulter André Marceau, «Permutations sur trois syllabes: Je t’aime», dans Pop Sac-à-vie, Québec, Tremplin d’Actualisation de la Poésie (TAP), 2007, no 16, 1:42 min. [CD]

82 Par exemple, cette allitération en «s» de la Strophe 3: «Mais j’en ai ma ration d’ma génération qu’on

isole docile, une névrosée qu’on muselle dans sa camisole d’asile, dans ses games de Zelda, dans son carousel aux hélices roses et glissantes, ça m’désole d’assister à tout’ ça car not’ cirrhose est crissante», dans «Panpan! [Texte original]», en annexe.

dans la contraction musculaire qu’elle implique, n’incite pas à exprimer la joie, mais crée au contraire un état physique dans lequel peut naître la tristesse.84

Dans le cadre de la présente recherche-création, en exploitant l’esthétique de la biomécanique dans l’interprétation poétique déjà très artificielle du texte à slamer, j’ai volontairement orienté le jeu du performeur vers un certain formalisme, loin de tout psychologisme et visant surtout à montrer les actions scéniques à travers leurs manifestations extérieures plutôt qu’à les investir «émotionnellement». Il faut comprendre que, puisque je tenais à ce que la biomécanique s’applique à l’esthétique de la poésie slamée, il fallait conserver, à travers ce métissage disciplinaire, l’univers poétique du texte, lequel, à défaut de «faire vivre» et d’incarner un personnage à la manière du théâtre traditionnel85, serait développé et montré à travers la gestualité

explicite des performeurs. Il fallait donc que le corps se mue en un instrument d’écriture scénique à la fois théâtrale et poétique, dessinant des symboles visuels dans l’espace dramatique, de la même manière que la plume du poète s’emploie à ce que la parole slam soit en mesure de faire entendre les rimes et les jeux de sonorités de l’œuvre. D’une telle expérimentation, laquelle hybride tant les principes formalistes du texte à slamer que ceux de la biomécanique, découle une interprétation extrêmement formaliste et parfois démonstrative de la poésie, rejetant tout psychologisme, tant au niveau de l’expression gestuelle que de l’expression vocale86; bien sûr, comme c’était le cas chez Meyerhold, la

question de l’affectivité de l’interprétation, malgré qu’elle ne soit pas centrale à l’expression plastique de celle-ci, n’en était pas pour le moins exclue.

84 Béatrice Picon-Vallin, Meyerhold, Les voies de la création théâtrale, Paris, CNRS Éditions, 2004, p. 109. 85 À l’exception des figures des «poissons» et de quelques figures archétypales et stéréotypées, il n’y avait

pas de réels personnages (dans le sens traditionnel du terme) à développer dans la création expérimentale. Pour obtenir des précisions sur la nature des figures développées dans Panpan!, consulter «Panpan! [Tableau des figures archétypales et stéréotypées]», en annexe.

86 Je détaillerai plus loin, dans la section «3.1.3 Rejet du jeu psychologique, de la justesse de ton et

recherche de démontration», la question de la recherche de démonstration dans l’expression vocale du performeur.