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Chapitre 3 – Les apports de la biomécanique à l’expression gestuelle du slameur

3.1 Théâtralisation de la gestuelle amenée par la biomécanique

3.1.4 La place du «senti» dans l’expression corporelle du slameur

Malgré que Panpan! soit a priori très axé sur le développement de l’aspect plastique de l’expression gestuelle du performeur, en aucun cas la question de son vécu sensible et affectif ne devait être écartée du processus de recherche. En ce qui a trait à l’intégration de la biomécanique dans la gestuelle du slameur, les mécanismes mis en branle afin de nourrir la vie intérieure du performeur sont principalement ceux que préconisait Meyerhold, soit l’influence de la posture extérieure du corps de l’acteur sur son excitabilité intérieure, ainsi qu’un retour pour celui-ci au plaisir du jeu associé au cabotin.

3.1.4.1 De la posture extérieure du corps vers l’excitabilité intérieure du performeur

Malgré ce jeu d’apparence froid et uniquement consacré à l’esthétisme, le «senti» du performeur demeure pris en compte à travers son interprétation87. Chez Meyerhold, une

posture corporelle ou un geste scénique induisait une affectivité intérieure dont il fallait, en tant que performeur, se laisser imprégner afin d’alimenter et de nuancer le jeu. Pour sa part, la biomécanique, fortement inspirée de la réflexologie, visait entre autres à développer l’excitation des réflexes de l’acteur, c’est-à-dire son aptitude à répondre efficacement aux stimuli du jeu en réduisant son temps de réflexion et, de surcroît, en augmentant la vitesse d’exécution de la tâche scénique à accomplir à travers l’intégralité de son expressivité corporelle. Ses modes d’expression se déclinent en trois phases, soit l’intention, la réalisation et la réaction:

L’intention se situe à la phase intellectuelle de la tâche (proposée par l’auteur, le dramaturge, le metteur en scène ou par l’acteur lui-même). La réalisation comprend un cycle de réflexes: réflexes de volition, réflexes mimétiques (mouvements s’étendant au corps entier et à son déplacement dans l’espace) et réflexes vocaux. La réaction suit la réalisation: elle comporte

87 En raison de la contrainte de temps imposée par la production du spectacle, il ne m’a malheureusement

pas été possible de bien développer le caractère affectif de l’interprétation des performeurs. J’ai pu néanmoins tirer de mes quelques expérimentations certaines hypothèses et théories qui, je l’espère, nourriront l’approche pragmatique des poètes dans leur l’interprétation du slam de poésie.

une certaine atténuation du réflexe de volonté et prépare l’acteur à une nouvelle intention (passage à une nouvelle phase du jeu).88

De cette manière, l’intention du jeu, alimentée par l’affectivité de l’interprétation, se matérialisait rapidement dans le corps de l’acteur devenu virtuose de ses moyens expressifs, particulièrement en situation d’improvisation89. C’est le cas, par exemple, des

Leitmotivs, ces séquences théâtrales développées autour de la pantomime des Poissons rouges, dans lesquelles le corps se voit étiré et contorsionné dans une posture déformée peu confortable 90 , inspirée de l’étude biomécanique du Lancer de la roche.

L’enfermement du Père-poisson rouge dans son bocal est facilement ressenti à travers l’enfermement du performeur dans son propre corps, c’est-à-dire à travers la posture plutôt contraignante du Poisson décrite plus haut. Au final, ces éléments nourrissent grandement le caractère d’extrême naïveté du Poisson rouge. Un autre exemple, tiré cette fois d’une séquence hybridant slam et théâtre, est celui où le performeur, en réponse à sa partenaire, doit alterner rapidement entre une posture de rondeur, de légèreté et d’ouverture, à une autre plutôt pointue, raide et fermée91. Évidemment, les écarts

posturaux du performeur nourrissent les écarts émotifs qui l’animent: dans la première, la «détente» corporelle favorise l’expression de l’épanouissement et de la jouissance dans l’opulence occidentale, tandis que la «crispation» physique de la seconde vient nourrir l’expression du refus de la parole de l’autre (ici, la critique du mode de vie nord- américain). Dans d’autres cas, enfin, il arrive que l’expression gestuelle, en contrepoint et en «contradiction» avec l’expression de la parole, alimente chez le performeur une sensation d’étrangeté, de décalage face à la proposition scénique. C’est le cas de la séquence de repliement sur soi de l’archétype du Fils92 où le corps, en se refermant

progressivement et doucement sur lui-même, par opposition à la parole extrêmement

88 Vsevolod Meyerhold, Le Théâtre Théâtral, Mayenne, Gallimard, 1963, p. 185.

89 Même s’il n’y avait pas vraiment place à l’improvisation dans la création, nous savons que, de manière

générale et contrairement à ma transposition théâtrale de Panpan!, le poète en contexte slam adopte rarement l’habitude de régler sa gestuelle au quart de tour. Par conséquent, cette théorie meyerholdienne de l’entraînement des réflexes de l’acteur peut s’avérer particulièrement profitable à l’interprétation du slameur.

90 Consulter «Panpan! Spectacle expérimental de slam-théâtre» (Archivage vidéo), en annexe, de 00:03:40

à 00:05:09.

91 Idem, de 00:15:59 à 00:16:22. 92 Idem, de 00:22:01 à 00:22:14.

frénétique du performeur93, engendre chez lui une sensation d’enfermement et de retenue

contradictoire à l’expression vocale revendicatrice très effrénée, enflammée et libératrice du Fils.

3.1.4.2 Le retour au plaisir du jeu

L’autre place qu’occupe le «senti» dans l’expression corporelle du slameur se trouve, très certainement, dans le plaisir de jouer de Meyerhold, pour qui la joie de créer et d’interpréter devait prendre part à toutes les étapes du travail scénique de l’acteur, qu’il s’agisse du processus des répétitions ou des représentations; animé d’une pulsion créatrice, l’acteur fait de sa joie l’élan intérieur qui motive son interprétation94. À ce

plaisir du jeu, toutefois, j’ai ajouté celui du slam; en effet, derrière la «simple» tâche d’interpréter son texte poétique au micro, le slameur expérimente également le processus de mise en compétition des poètes entre eux. Par conséquent, il monte sur les planches de la scène non seulement habité par le texte dont il doit livrer l’interprétation, mais également investi de cette attitude de compétition95, ce plaisir de se confronter à ses pairs

tout en étant responsable d’offrir le meilleur spectacle possible, d’«épater la galerie», d’en mettre «plein les oreilles», de remporter le match ou, du moins, de sortir la tête haute de sa performance. Qu’il le veuille ou non, cette attitude cabotine, surtout induite par le contexte du slam, vient fortement teinter l’interprétation du slameur; c’est cette énergie si particulière et unique au slam, qu’on ne retrouve pas comme telle au théâtre, que j’ai tenté de réinjecter dans l’interprétation des performeurs de la création, dans la mesure du temps qui m’était imparti96, tout en la bonifiant du plaisir de jouer si

fondamental au jeu meyerholdien.

93 Dans cette courte séquence, le débit verbal atteint son paroxysme par rapport au reste de la création

tandis que le corps, pour sa part, effectue son mouvement le plus lent du spectacle.

94 Vsevolod Meyerhold, «Meyerhold parle, réflexions de Meyerhold notées par A. Gladkov», dans Écrits sur le théâtre – Tome IV, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1992, p. 316.

95 Que je décris moi-même comme étant «une envie irrationnelle de dévorer le public».

96 Cette initiative, proposée par Jean-Marie Alexandre, œil extérieur et conseiller à la création, est survenue

vers la fin du processus de création, durant les étapes de réintégration des principes du slam à la création et d’organisation de la mise en scène.

Qu’il s’agisse d’employer les mécanismes de l’expression gestuelle (postures

excentriques, contorsions, décalages) afin de modifier l’excitation et l’affectivité intérieures du slameur ou, encore, d’investir celui-ci d’une joie créatrice et d’un plaisir compétitif, l’objectif de cette manœuvre consiste à éloigner le poète de l’identification affective associée aux premières théories du jeu stanislavskien, en plus d’en faire un interprète virtuose de ses moyens expressifs et créateurs de son jeu. Éventuellement, ce plaisir du jeu et de la construction scénique se développera dans un acte de co-création avec le spectateur, nous rappelant que sur la scène «chaque essence théâtrale n’est qu’un prétexte pour proclamer, de temps en temps, et grâce à l’excitabilité des réflexes, la joie d’une existence nouvelle.97»