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Chapitre 3 – Les apports de la biomécanique à l’expression gestuelle du slameur

3.3 Organisation esthétique de la partition gestuelle

3.3.2 Organisation de récurrences de figures visuelles et de «rimes gestuelles»

Si le travail du contrepoint entre les partitions vocales et gestuelles des performeurs impliquait déjà une utilisation de récurrences de figures gestuelles dans les partitions de chacun, il faut savoir que l’ensemble de la création s’organisait autour de l’orchestration minutieuse de récurrences, et ce, tant au niveau du fond que de la forme. Comme nous l’avons vu plus tôt, au poème sonore se superposait un poème gestuel développé à partir de la partition de mouvements inspirée des gestes et de l’esthétique de la biomécanique meyerholdienne à travers les explorations corporelles effectuées au fil des laboratoires de création. Afin que ce poème gestuel ne réponde pas seulement de manière thématique à la parole poétique, il fallait également en adapter la forme à celle-ci. Pour ce faire, la partition gestuelle de ce poème visuel s’est vue organisée suivant les principes du texte poétique sur lequel elle s’appuyait. Il fallait donc «écrire» scéniquement dans l’espace cette partition gestuelle en tenant compte du souci rythmique du texte à slamer, ainsi que des procédés stylistiques de celui-ci. Par conséquent, onomatopées, allitérations, assonances, rimes à syllabes multiples et autres jeux de sonorités devaient être transposés de manière visuelle à travers l’écriture scénique de ce nouveau poème composé de gestes. Les mouvements de ce dernier se sont donc vus organisés de sorte à créer un vocabulaire de récurrences gestuelles, c’est-à-dire qu’à partir de l’ensemble des mouvements dégagés dans l’entraînement biomécanique et des explorations en laboratoire, un véritable «lexique» de gestes a été établi, dont les «mots» se répètent à des moments précis des

«phrases» gestuelles des performeurs, à quelques variantes près. À plusieurs reprises dans la création, donc, une majorité de mouvements se voient récupérés et adaptés aux différentes intentions à exprimer par les performeurs, de sorte à composer un système gestuel qui, sans être immédiatement décodé et saisi dans son entièreté par les spectateurs, encadre l’interprétation des performeurs, constituant ainsi un langage poétique autonome à géométrie variable.

Les partitions gestuelles de la création ont donc été «écrites» dans l’espace en s’inspirant des principes internes du texte poétique, dont les récurrences sonores se traduisent ici en récurrences gestuelles, générant ainsi sur le plan du mouvement des manifestations analogues aux allitérations et aux assonances. Évidemment, la différence entre les vitesses d’exécution d’une série de mouvements et d’une série de phonèmes formant une allitération ou une assonance étant particulièrement importante, la transposition des principes stylistiques du texte initial à la partition gestuelle des performeurs ne pouvait en aucun cas s’effectuer de manière littérale et plaquée. Il fallait plutôt l’adapter à la réalité du jeu corporel. Ainsi, tandis qu’en un seul vers poétique, le texte oral peut laisser entendre une allitération ou une assonance complète, la transposition et l’adaptation de cette figure de style à la composition gestuelle peuvent nécessiter l’entièreté d’une séquence dramatique afin de se réaliser complètement. Au final, j’ai pu dégager trois types de récurrences employées dans la création: la récurrence indirecte, la récurrence directe et la «rime gestuelle».

3.3.2.1 Récurrence indirecte

L’exemple le plus efficace de récurrence indirecte serait celui de la posture du «cri» inspiré du tableau éponyme de Munch, repris à différents contextes d’interprétation dans chacune des Strophes. Premièrement, dans la Strophe 1, le stéréotype du Professeur d’école se retourne vers l’écran, lequel symbolise ici un tableau de classe sur lequel y est

cité Staline143, puis, de retour vers le public, se fige dans l’expression horrifiée du tableau

de Munch, traduisant ainsi l’horreur face à ce qu’il vient d’écrire et de transmettre à ses élèves, c’est-à-dire à la génération suivante144. Ensuite, dans la Strophe 2, le stéréotype

du Macho, rejouant avec la Femme-objet une version modifiée, grotesque et mélodramatique de la mort de Roméo et Juliette, se fige à nouveau vers le public dans cette même expression d’horreur, croyant à la mort feinte par sa comparse et traduisant l’horreur face au suicide qu’elle mime, suicide symbolique de l’Orient (elle) dont l’Occident (lui) se sent partiellement responsable145. Enfin, dans la Strophe 3, comme

nous l’avons décrit plus tôt, l’archétype du Fils, après avoir maltraité sa mère et tout en déclamant un discours frénétique, révolté, enragé et libérateur, reprend cette expression au ralenti. Elle traduit ainsi non seulement l’angoisse existentielle face aux répétitions de sa propre manière d’agir (dont il constate les répercussions), mais encore, ironiquement, la répétition en elle-même, cette même expression du «cri» ayant été reprise par deux fois lors des Strophes précédentes, par les stéréotypes machistes et répresseurs dont il en refuse le legs de son Père146. Ainsi, à la manière d’un phonème particulier organisé dans

l’écriture de trois compositions sonores différentes, l’expression gestuelle récurrente du «cri» résonne visuellement en trois variations à l’intérieur de la partition gestuelle générale des interprètes.

3.3.2.2 Récurrence directe

Des exemples de gestes en récurrence directe seraient ceux qui constituent les différentes «chasses à l’homme» de la création. Ainsi, dans la Strophe 1, le stéréotype du Tueur médiatisé effectue un aller-retour devant le public, ses déplacements entrecoupés par des regards meurtriers adressés à certains spectateurs et encadrés par un début et une fin très similaires, où le Tueur se rapproche d’un spectateur, dans le premier cas en lui criant

143 Staline: «La mort d’un seul homme est une tragédie. La mort d’un million d’hommes est une

statistique.», dans Daniel Dayan, La terreur spectacle : terrorisme et télévision, Bruxelles, Éditions De Boeck Université, p. 256.

144 Consulter «Panpan! Spectacle expérimental de slam-théâtre» (Archivage vidéo), en annexe, de 00:09:02

à 00:09:05.

145 Consulter idem, de 00:17:24 à 00:17:27. 146 Consulter idem, de 00:21:59 à 00:22:14.

l’onomatopée «PAN!» puis, dans le deuxième, en le lui chuchotant147. Puis, dans la

Strophe 2, le stéréotype du Macho entreprend une sorte de parade sexuelle adressée à la Femme-objet, brandissant son bras dans un geste circulaire tout en se déhanchant sur le rythme d’une musique de bar, entrecoupant sa danse de mimiques vulgaires vers la Femme-objet. Finalement, dans la Strophe 3, l’archétype du Fils entreprend de chasser sa Mère armé d’un poignard imaginaire, sa poursuite entrecoupée de coups de couteau dans le vide148. Dans chacun de ces cas isolés, il s’agit d’une série de gestes primaires à

fonctions et significations similaires, répétés les uns à la suite des autres et entrecoupés d’autres gestes plus secondaires, eux aussi similaires entre eux, mais différents des premiers, suivant ainsi les motifs de l’allitération, de l’assonance et de la rime, tels qu’appliqués dans l’écriture générale du texte poétique149:

Strophe 1

«PAN!» (crié)

Retournement, chargement de fusil, marche du Tueur, regard meurtrier (seul)

Retournement, chargement de fusil, marche du Tueur, regard meurtrier (avec sourire)

«PAN!» (chuchoté)150

Strophe 2

Poing dans les airs (débouchage de bouteille de bière)

Déhanchement, déhanchement, déhanchement, déhanchement / mimique vulgaire (pointer du doigt)

Déhanchement, déhanchement, déhanchement, déhanchement / mimique vulgaire (montrer la poitrine)

Poing dans les airs (représentation sexuelle violente) 151

Strophe 3

Retournement (vers la Mère)

«A la base, on est un genre de Jaws…»

Tire le couteau, élan, frappe, retournement

«… à qui on a rasé les deux nageoires»

Tire le couteau, élan, frappe, retournement

«On est sortis comme des vidanges enragées…»

Tire le couteau, élan, frappe, retournement

«… des vagins d’nos mères en agitant déjà…»

Tire le couteau, élan, frappe, retournement,

«… nos deux majeurs dins airs»

Retournement (vers le public152

147 Consulter «Panpan! Spectacle expérimental de slam-théâtre» (Archivage vidéo), en annexe, de 00:07:19

à 00:08:02.

148 Consulter idem, de 00:21:28 à 00:21:58.

149 On notera que, dans chacun des cas, la composition gestuelle respecte non seulement le principe de

l’assonance et de l’allitération, mais également celui de la rime embrassée (ABBA).

150 Consulter «Panpan! Spectacle expérimental de slam-théâtre» (Archivage vidéo), en annexe, de 00:07:20

à 00:08:02.

3.3.2.3 «Rime gestuelle»

Le troisième type de récurrence présent dans la création consiste en ce que nous pourrions baptiser les «rimes gestuelles». Il s’agit de motifs gestuels se retrouvant à des moments ponctuels de la création et beaucoup plus directs que les précédents, car en plus de répéter des gestes très similaires, ils le font à des moments symétriques dans la création, de sorte à se répondre entre eux, comme les rimes sonores d’un poème. L’exemple principal de la recherche-création sont les finales des Strophes 1 et 2. Chacune reprend par deux fois des séquences de gestes très similaires, mais dans des significations différentes, ce qui, au final, engendre un total de quatre rimes gestuelles développées autour d’un seul et même motif de mouvements à priori extrêmement simples153:

Strophe 1 (fin):

«Mais quand est-ce, tu verras…»

Mouvements d’ouverture des mains et des bras, mouvements d’ouverture des mains et des bras (imitation caricaturale de la naïveté des téléspectateurs apathiques)

«… la fin d’récréation»

Mouvement d’agitation de la main et du bras droit vers la gauche (imitation de barbouillages d’enfants qui dessinent)

«Mais sans cesse, TVA…»

Mouvements d’ouverture des mains et des bras, mouvements d’ouverture des mains et des bras (imitations de pauses, comme pour prendre une photographie)

«… ar’vient recréer l’action»

Mouvement d’agitation de la main et du bras droit vers la gauche (imitation d’un mouvement d’écriture en forme de pendule)

Respiration de Poisson.154

Strophe 2 (fin):

«J’suis souverainiste, mais des fois ma Fleur de Lys, m’en crisse»

Moulinet de la main et du bras droit, moulinet de la main et du bras droit (mélange entre un mouvement pour rythmer le propos slamé et un mouvement de rejet)

«Quand d’fil en aiguille, à un océan d’mon nombril mes voisins meurent de...»

Mouvement d’agitation de la main et du bras droit vers la gauche (imitation d’un mouvement hypnotique d’un charmeur de serpent)

«… fils, en fils»

Moulinet de la main et du bras droit, moulinet de la main et du bras droit (mélange entre un mouvement pour rythmer le propos slamé et un mouvement de hache)

«Quand les Indiennes on maquille pour le commerce d’la prostitution»

Mouvement d’agitation de la main et du bras droit vers la gauche (imitation d’un mouvement de maquillage/barbouillage)

152 Consulter «Panpan! Spectacle expérimental de slam-théâtre» (Archivage vidéo), de 00:21:28 à 00:21:58. 153 Dans les deux cas, les motifs gestuels reprennent le schéma littéraire des rimes croisées, soit: ABAB, où

A équivaut à la première sonorité et B, à la seconde.

154 Consulter «Panpan! Spectacle expérimental de slam-théâtre» (Archivage vidéo), en annexe, de 00:09:12

«Ay’ P’pa, comment tu veux qu’j’accepte le monde que tu m’laisses pour institution?»

Mouvement de retournement de tête de la Femme-objet face au public et respirations de Poissons.155

L’intérêt de composer de telles «rimes gestuelles» réside dans le fait d’instaurer la récurrence de gestes significatifs, de sorte à souligner l’importance de ces gestes, mais également d’enrichir le langage qu’ils portent déjà en eux en leur accolant des significations multiples. De cette manière, le potentiel expressif de la gestualité de l’interprète se voit rigoureusement organisé et adapté au matériau poétique, ce qui favorise la mise en image du texte à slamer.