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Chapitre 2 – Recherches préliminaires à la création

2.1 Liens préexistants entre la biomécanique meyerholdienne et le slam de poésie

2.1.1 Potentiel dramatique de la biomécanique et du slam

La question du potentiel dramatique inhérent aux deux formes artistiques métissées dans Panpan! s’est posée de manière surtout instinctive; c’est avant tout à partir de ces potentiels dramatiques communs que fut amorcée l’hybridation entre le slam de poésie et la biomécanique meyerholdienne. Toutefois, comme l’apport dramatique au métissage dans la création varie en fonction du slam et de la biomécanique, il me semble important ici de détailler et de nuancer ces différences.

2.1.1.1 Potentiel dramatique de la biomécanique meyerholdienne

Le potentiel dramatique que recèle la biomécanique meyerholdienne se manifeste à travers son système d’entraînement de l’acteur, système qui, en plus de tendre à développer les aptitudes liées au perfectionnement du jeu, implique à travers les études qu’il propose une théâtralisation de l’expressivité corporelle de l’interprète. De plus, dans le cas où la biomécanique se voit employée à la fois comme entraînement de l’acteur et esthétique de jeu (comme c’est le cas dans la présente recherche-création), il va sans dire que l’aspect grotesque et exagéré de celle-ci contribue à nourrir la théâtralité générale de l’interprétation. Également, étant amenées sous des thématiques théâtrales simples, mais imprégnées d’une certaine narrativité (ex.: lancer une roche, poignarder et gifler quelqu’un) et nécessitant une concentration et une conscientisation exacerbées chez l’acteur, les exercices et études biomécaniques sont, à priori, déjà imprégnés d’une puissante théâtralité caractérisée par une expression stylisée, peu naturaliste et surtout conventionnelle39.

2.1.1.2 Potentiel dramatique du slam de poésie

Afin d’appliquer les principes de la biomécanique meyerholdienne à la recherche- création, il s’agissait en premier lieu de dégager le potentiel dramatique du texte écrit pour le slam de poésie. Dans de nombreux cas, ce type de texte élabore principalement la musicalité des mots40 ou, du moins, les jeux formels du vocabulaire, et très peu s’emploient à développer des personnages à psychologies riches et complexes, la voix principale du slam se limitant souvent au «Je» du poète41, contrairement aux textes dramatiques traditionnels qui, eux, sont écrits en fonction d’une transposition scénique

39 Consulter à cet effet mon interprétation de l’étude biomécanique du Coup de poignard dans «Panpan! Spectacle expérimental de slam-théâtre» (Archivage vidéo), en annexe, de 01:18:51 à 01:20:04.

40 C’est du moins le cas dans le texte utilisé pour la recherche-création; pour bien saisir l’importance de la

musicalité des mots employés dans le texte, consulter la partition verbale dans «Panpan! [Partition dramaturgique, version finale et complète]», en annexe.

41 Ce phénomène est dû, entre autres, à la contrainte de trois minutes imposée à la performance poétique,

règle inhérente au contexte compétitif du slam, mais également de l’esthétisation que l’on fait du Moi du poète.

directe de la fiction théâtrale. Néanmoins, à l’instar du texte dramatique, un texte poétique écrit pour le contexte du slam suppose la transposition et l’adaptation scénique d’une sorte monologue à la fois poétique et musical qui, à défaut de constituer une fiction dramatique dans le sens théâtral traditionnel du terme, possède certainement un potentiel d’expression spectaculaire pouvant être déployé scéniquement à travers l’interprétation du slameur. En effet, à la manière du texte dramatique, le texte à slamer est écrit en fonction d’une expression spectaculaire, qui, dans son cas, s’avère principalement orale. Ainsi, l’un des points communs entre le slam et la biomécanique est que les deux «disciplines» tendent vers la maximisation de l’expressivité de la performance scénique de l’interprète, qu’il s’agisse de déployer la virtuosité de son instrument de jeu (dans le cas de la biomécanique, le corps et la voix de l’acteur) ou, encore, d’investir le déploiement scénique de sa parole poétique (dans le cas du slam, l’expression concrète d’une parole sonore et abstraite traduisant la pensée poétique du performeur).

Aussi, à défaut d’élaborer les personnages riches et complexes de la dramaturgie traditionnelle42, le texte slamé développe plutôt la complexité de la pensée de son auteur en raison, notamment, des contraintes du temps, de l’écriture (instantanée) et de la performance. La figure de l’auteur43, transposée à la performance scénique, fait donc office de personnage théâtral en soi et, par le fait même, de soi. En effet, «la présence nécessaire du corps de l’auteur sur scène semble garantir une esthétique de l’expression personnelle44», le poète projetant sur scène une représentation scénique (implicitement théâtrale, donc) de lui-même. Cette tendance autoréférentielle du slameur ajoute certainement à la théâtralité inhérente au slam45. De plus, afin d’exprimer clairement son propos dans un temps limité et de se faire comprendre de tous les spectateurs46, le

42 La chose n’est cependant pas exclue; malgré la règle des trois minutes et la tendance générale, il arrive

que quelques textes slamés arrivent à développer, de manière simplifiée, le point de vue d’un personnage fictionnel.

43 Lequel tient également office de slameur puisque, suivant les règles du slam, tout slameur doit être

l’auteur des textes qu’il performe.

44 Ma traduction: «The necessary presence of the author’s body seems to guarantee an aesthetic of personal expression», dans Lesley Wheeler, Voicing American poetry: sound and performance from the 1920s to the present, Ithaca, Cornell University Press, 2008, p. 143.

45 Pour en savoir davantage sur la question de l’autoréférentialité dans le slam de poésie, consulter idem., p.

151.

46 Que sa contrainte formelle provienne de la règle des trois minutes de performance allouées à chaque

slameur aura souvent recours à des références populaires toutes faites, qu’il s’agisse d’expressions connues, de slogans, de citations historiques, de noms populaires et de personnages «qui font la une des journaux», etc.; dans le meilleur des cas, ces références sont «bricolées» dans le texte de manière à jeter un nouvel éclairage sur le sujet, à en développer la signification, mais aussi à faciliter la compréhension du texte et à connecter celui-ci à la réalité directe (et souvent sociale et politique) des spectateurs. Parmi cette panoplie de références se glissent parfois certains archétypes et stéréotypes sociaux qui, comme nous le verrons plus loin, peuvent faire office de «personnages» ou plutôt de figures humaines théâtrales dans la fiction poétique développée par la recherche-création. Dans Panpan!, ce sont en partie ces références à des types sociaux qui, connectées à la figure autoréférentielle de l’auteur en scène, déterminent le potentiel dramatique du slam de poésie et mettent cette figure en relation avec l’esthétique de la biomécanique meyerholdienne. À son tour, cette dernière s’inspire beaucoup de la commedia dell’arte, notamment du jeu de masques qui participent à l’interprétation d’archétypes sociaux. Dans Panpan!, où l’esthétique potentielle de la biomécanique est rigoureusement relevée dans la création, nous pouvons certainement observer une résonnance entre celle-ci et le slam de poésie, en ce qui a trait à la mise en jeu de types sociaux.

Enfin, le principe du slam s’appuie d’emblée sur l’aspect performatif de la poésie orale47, ce contexte de mise en compétition des poètes entre eux, lequel est censé

consister, de prime abord, en une attraction spectaculaire permettant d’attirer le public au spectacle poétique48. L’aspect théâtral du slam réside ainsi sans contredit sur son aspect

fondamentalement spectaculaire; dès que le poète monte sur scène, il va de soi que la totalité des signes théâtraux qu’il émet sont évalués, consciemment ou non, par l’ensemble des spectateurs et, plus important encore, par les membres du jury, lui aussi composé de spectateurs; c’est que «le corps entame le processus de communication

rapidement et par la vaste majorité des spectateurs du slam, dont le niveau d’érudition est fortement variable.

47 Mark Kelly Smith et Joe Kraynak, Take the Mic – The Art of Performance poetry, Slam, and Spoken word, Illinois, Sourcebooks, 2009, p. 5.

48 Même si dans son livre, Smith parle d’un «mécanisme théâtral» pour désigner l’aspect compétitif du

slam, il me semble beaucoup plus juste de parler d’«aspect performatif», voire «spectaculaire», étant donné que le principe de la compétition a beaucoup plus à voir avec les principes du sport (que nous rencontrons également avec l’improvisation) que ceux du théâtre en tant que tel. À ce sujet, lire: Marc Kelly Smith et Joe Kraynak, The Complete Idiot’s Guide to Slam Poetry, New-York, Alpha, 2004, p. 30.

même avant que la voix ne soit entendue. À partir du moment où l’audience est consciente de la présence physique [du performeur], cette présence émet une réponse, établissant en eux ce que les psychologues appellent une ''tendance'', ou une condition de disposition mentale [attente] vis-à-vis ce qu’ils s’apprêtent à entendre.49»

Toujours dans cette idée d’une mise en scène autoréférentielle de la représentation scénique du poète, donc, les vêtements de celui-ci, aussi anodins et aléatoires soient-ils, se voient indirectement traités en tant que «costumes» de scène, de même que la couleur de sa peau ainsi que chacun de ses gestes et mimiques, lesquels deviennent hautement codifiés et ouverts à l’interprétation, le spectateur travaillant naturellement à établir des liens entre le texte poétique entendu et son rendu visuel (le poète en scène). C’est en ce sens que, avant même qu’il n’ait prononcé un seul mot au micro, le slameur est soumis à l’évaluation rigoureuse, la plupart du temps inconsciente, du spectateur moindrement attentif, lequel en mesure et en ressent la présence scénique. Ensuite, dès qu’il entame son slam, qu'il le veuille ou non, le poète dessine sa poésie dans l’espace à travers chacun de ses mouvements (même les mimiques les plus anecdotiques, aux apparences insignifiantes, nourrissent la perception et la compréhension que le spectateur se fait du texte slamé) et la laisse entendre à travers les modulations de sa voix (intonations, volume, vibratos, vitesse d’élocution, etc.). Par conséquent, bien au-delà du sens littéraire et intellectuel du texte slamé, se dévoile la véritable forme scénique qu’adopte ce texte. Lors de sa performance, le slameur emploie souvent une gestuelle rythmée impliquant les mains, les bras, la nuque, la tête et le bassin50; sans que ces mouvements souvent imprécis

et pour la plupart inconscients ne possèdent un caractère proprement narratif et théâtral, ceux-ci contiennent sans nul doute le germe d’une expression dramatique substantielle. Il en va de même pour l’écriture d’un texte slamé, laquelle, tenant compte de la performance scénique, convoque diverses techniques liées à l’expression orale et spectaculaire (ex.: jeux de sonorités) se manifestant une fois sur scène et traduisant ainsi,

49 Ma traduction: «… the body begins the process of communication even before the voice is heard. From the moment the audience is aware of the physical presence [of the performer] that presence is arousing a response, establishing in them what psychologists call a ‘set’, or condition of mental readiness [expectation] towards what they are about to hear.», dans Charlotte Lee et Frank Galati, Oral interpretation, cité dans Mark Kelly Smith et Joe Kraynak, Take the Mic – The Art of Performance poetry, Slam, and Spoken word, Illinois, Sourcebooks, 2009, p. 109.

à travers l’interprétation du slameur, les intentions dramatiques du texte en question, aussi simples soient-elles. Ainsi, en nous appuyant sur les principes linguistiques de Roman Jakobson (2003), nous pourrions supposer que le slam, par son passage de la poésie écrite à l’art théâtral et performatif implique une traduction intersémiotique du signe51 :

En poésie, les équations verbales sont promues au rang de principe constructif du texte. Les catégories syntaxiques et morphologiques, les racines, les affixes, les phonèmes et leurs composants (les traits distinctifs) – bref, tous les constituants du code linguistique – sont confrontés, juxtaposés, mis en relation de contiguïté selon le principe de similarité et de contraste, et véhiculent ainsi une signification propre. La similitude phonologique est sentie comme une parenté sémantique. Le jeu de mot, ou, pour employer un terme plus érudit et à ce qu’il me semble plus précis, la paronomase, règne sur l’art poétique; que cette domination soit absolue ou limitée, la poésie, par définition, est intraduisible. Seule est possible une transposition créatrice : transposition à l’intérieur d’une langue – d’une forme poétique à une autre –, transposition d’une langue à une autre, ou, finalement, transposition intersémiotique – d’un système de signes à un autre, par exemple de l’art du langage à la musique, à la danse, au cinéma ou à la peinture.52

Dans la présente recherche-création, nous verrons que, par l’hybridation artistique que le projet proposait, la traduction scénique du slam implique tout particulièrement «l’interprétation [de ses] signes linguistiques au moyen de systèmes de signes non linguistiques53» convoqués par ses dispositions formelles (ex.: gestuelle presque

chorégraphique du slameur, sonorités musicales du texte pouvant induire une atmosphère ou une certaine thématique et traduisant les intentions du slameur). Évidemment, c’est cette traduction théâtrale du texte à slamer qui permettait d’en dégager le langage dramatique.