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Chapitre 3 – Les apports de la biomécanique à l’expression gestuelle du slameur

3.1 Théâtralisation de la gestuelle amenée par la biomécanique

3.1.1 Développement technique du mouvement en fonction des aptitudes et principes

La biomécanique permettant une approche tayloriste, rationalisée et perfectionnée du mouvement scénique, son emploi dans le contexte du slam permet sans nul doute de complexifier grandement les ébauches de mouvements du poète performeur. S’inspirant du théoricien russe Alexeï Gastev, lequel employait surtout le taylorisme dans le but d’augmenter la productivité de l’ouvrier prolétaire et d’adapter son rythme de travail (et de vie) à celui de l’usine67, Meyerhold transposait également les principes de Taylor aux

exigences de la scène théâtrale dans l’objectif de maximiser l’expressivité de l’acteur68,

cet «ouvrier du théâtre» qui devait posséder une maîtrise complète de son éventail de moyens expressifs:

Le corps bien entraîné, un système nerveux en bon état, la régulation de l’excitabilité, la vitesse et l’exactitude de la réaction, la conscience de son propre corps et de sa position sur la plateforme scénique, la coordination avec ses partenaires, le sentiment du temps, un bon œil pour le jugement, et le calcul exact de tous les moyens pour affecter le spectateur, en résumé, une maîtrise complète de son propre corps et le contrôle total sur la transposition exacte des objectifs fixés – voilà les résultats d’une maîtrise de la Biomécanique et, en même temps, une maîtrise de ces exigences de base qui, avec la musicalité et une base essentielle de développement culturel, sont présentées à l’acteur par le système biomécanique de Vsevolod Meyerhold.69

Ainsi, en prenant conscience de son environnement scénique et de l’éventail de variables qu’amène celui-ci, mais, également, de ses propres mécanismes corporels et affectifs, le performeur qui construit son jeu à partir des principes de la biomécanique est en mesure d’améliorer grandement l’efficacité et la productivité de ses mouvements, d’en comprendre l’essence et d’en manœuvrer consciemment tous les mécanismes.

67 Christine Hamon-Siréjols, Le constructivisme au théâtre, Paris, CNRS Éditions, 2004, p.72.

68 Alma Law and Mel Gordon, Meyerhold, Eisenstein and bioméchanics: Actor Training in Revolutionary Russia, Caroline du Nord, Mcfarland & Company, Inc., Publishers, 2012, p. 36.

69 Ma traduction: «The well-trained body, a good state of the nervous system, the regulation of arousal, speed and exactness of reaction, the awareness of one’s own body and of its position on the stage platform, coordination with one’s partners, a feeling for time, a good eye judgment, and the exact calculation of all the means for affecting the spectator, in short, a complete mastery of one’s own body and full control over the exact carrying out of the objectives which have been set – these are the results of a mastery of Biomechanics and a mastery at the same time of those basic demands which together with musicality and an essential broad cultural development are presented to the actor by the biomechanical system of Vsevolod Meyerhold.», idem, p. 134.

L’expression gestuelle se nettoie alors des gestes flous, parasites et aléatoires qui la banalisent, afin d’acquérir une précision et une exactitude remarquables tant par la justesse rythmique de l’interprétation, que par sa clarté.

Par exemple, dans Panpan!, le simple geste de la main visant à rythmer le propos slamé lors des séquences gestuelles et verbales «slam»70, initialement un simple

mouvement spontané et aléatoire se rapprochant du type de gestuelle souvent employée par les rappeurs71, se voit minutieusement découpé dans son exécution jusqu’à se

prolonger en un mouvement recherché, développé en fonction du potentiel et des mécanismes expressifs qui le sous-tendent72. Cette maîtrise, ce contrôle et cette

conscience accrue du mouvement débouchent sur son déploiement complet dans l’espace et le temps scéniques: sa durée se prolonge, de même que sa forme, transformant ainsi le mouvement initial et aléatoire en une action précise, dont le signe est désormais clair et déchiffrable par le spectateur. Un mouvement investi de la sorte, c’est-à-dire développé dans toute son amplitude expressive, acquiert certainement une présence scénique beaucoup plus forte que le mouvement spontané d’origine, irréfléchi et encore indéfini. Ce même mouvement, une fois complètement investi par la conscience de l’interprète, promet donc de capter davantage le regard et l’intérêt du spectateur, en plus de renforcer le propos poétique du texte.

Cependant, afin d’enrichir la qualité de l’expression gestuelle du slameur, la prise de conscience du mouvement à elle seule ne suffit pas; parmi l’ensemble de ses objectifs, la biomécanique s’inscrit dans celui, plus large et abordé en 1913 au Studio de Meyerhold, de développer le vocabulaire gestuel et vocal de l’interprète dans l’optique d’en faire un virtuose de ses moyens expressifs73. En effet, l’acteur pratiquant la

biomécanique est amené à effectuer une série d’exercices permettant l’entraînement et la compréhension de ses mécanismes corporels et, éventuellement, à explorer une multitude de postures, de contorsions, de positions d’équilibre et de mouvements inusités l’amenant

70 Je reviendrai plus loin sur la fragamentation de l’expression gestuelle du performeur en séquences

«slam», «théâtre» et «slam-théâtre» dans la section «3.2.1 Organisation de séquences gestuelles précises» du présent chapitre.

71 Aller consulter à cet effet les clips vidéo de rappeurs tels que Tupac, Eminem, Jay-Z, Rakim, etc.

72 Consulter «Panpan! Spectacle expérimental de slam-théâtre» (Archivage vidéo), en annexe, de 00:07:05

à 00:07:17.

à se familiariser avec son «instrument de jeu», à développer de nouvelles «gammes gestuelles» possibles74, autrement difficilement concevables sans les apports de ce travail

approfondi sur les possibilités du mouvement. C’est en s’imprégnant de ces «gammes gestuelles» que le poète est en mesure de préciser, de penser son simple geste de la main, en le développant non plus uniquement en fonction de ce qu’il représente concrètement (ex.: un simple geste rythmique et décoratif de la main, au niveau de la bouche), mais plutôt en fonction de ce qu’il pourrait représenter symboliquement (ex.: la détonation d’une arme à feu, toujours au niveau de la bouche75).

Pour résumer, donc, l’emploi de la biomécanique en processus de création suggère un véritable travail de précision et d’«orfèvrerie» de l’action scénique et ce, peu importe la complexité des mouvements que celle-ci implique. Il va de soi que la fragmentation du geste biomécanique, c’est-à-dire ses points de départ, d’exécution et de conclusion dans l’espace-temps scénique (otkaz, pacil et stoïka), en nourrit non seulement la précision, mais en développe aussi grandement la clarté sémantique; un geste tout simple, complètement déployé du début à la fin de son exécution, est beaucoup plus significatif et intéressant visuellement pour le spectateur qu’un geste naturel puissant, à connotation très forte, mais à peine esquissé dans une expression dont l’amplitude est réduite.