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Chapitre 1 Cadre conceptuel de la crise de la modernité

2. Le prima du travail sur l'œuvre et la crise du politique

2.2. La modernité et l'apologie du travail

2.2.2. Le travail du corps et l'œuvre de nos mains

Pour Arendt, il faut distinguer deux types de productivité : la productivité durable et la productivité éphémère. Or, cette distinction a également disparu au sein de l'apologie moderne du travail de telle sorte qu'il est possible de dire qu'avec l'apologie du travail s'opère parallèlement une apologie de la productivité improductive. Qu'est-ce à dire ?

La distinction entre le domaine privé et le domaine public peut être éclairante pour saisir la distinction entre la productivité du travail et celle de l'œuvre. En effet, si le domaine privé est le domaine zoologique par excellence alors que le domaine public est le domaine biographique, alors il est possible d'affirmer que le produit du travail et le produit de l'œuvre se situent également au sein de cette même démarcation. Le produit du travail renvoie au temps cyclique, il est destiné à la consommation et de ce fait, tend à disparaître aussitôt apparu alors que le produit de l'œuvre est destiné à l'usage et de ce fait, tend à résister à la consommation.

Bien différente de la productivité de l'œuvre, qui ajoute de nouveaux objets à l'artifice humain, la productivité de la force de travail ne produit qu'incidemment des objets et se préoccupe avant tout des moyens de se reproduire ; comme son énergie n'est pas épuisée lorsque sa reproduction est assurée, on peut l'employer à la reproduction de plus d'une vie, mais elle ne "produit" jamais rien que de la vie (CHM, p. 133).

Ici apparaît donc ce que Arendt décrie par-dessus tout, à savoir la productivité vitaliste de l'homme moderne. Cette productivité n'est au final qu'une reproductivité dans la mesure où le travail ne produit rien de tangible, ou encore, qu'il ne produit rien de durable. Destiné à être ingurgité dans le procès de consommation, le produit du travail n'est donc pas mondain, il n'apparaît pas ou presque pas. Nous retrouvons donc ici comme ailleurs, la perspective arendtienne sous l'angle de l'apparaître, et, plus spécifiquement encore, sous l'angle de l'apparaître durable. Le problème de la modernité serait donc d'avoir omis cette distinction initiale entre deux types de productivités antithétiques. La productivité cyclique de la vie ou reproductivité éternelle et la productivité linéaire de l'œuvre ou productivité durable. Cette distinction que nous aurons à retravailler au sein du second chapitre prédomine au sein de toute la pensée arendtienne, elle tend à discréditer le vitalisme ou le naturalisme de la modernité et de ses penseurs. Marx lui-même, considéré comme le penseur critique de la modernité, ne semble pas pour Arendt échapper à l'amalgame

moderne entre le travail du corps et l'œuvre de nos mains dans la mesure où il ne fait pas la différence entre la productivité improductive du travail et la productivité durable de l'œuvre.

C'est dans ce sens qu'Arendt remarque la modernité de Marx qui malgré la profondeur de sa critique de l'économie moderne est resté incapable de remettre en question les préjugés modernes relatifs à l'apologie du travail. En raison de cette admission marxienne inex-aminée relative à la place prépondérante de la productivité humaine, Arendt renverra dos à dos les ennemis jurés que sont Marx et Smith en affirmant qu'ils se meuvent dans le même cadre conceptuel apologétique. « C'est à cause de sa productivité que le travail, à l'époque moderne, s'est élevé au premier rang, et l'idée apparemment blasphématoire de Marx : l'homme créé par le travail (et non par Dieu), le travail (et non la raison) distinguant l'homme des autres animaux, ne fut que la formulation radicale et logique d'une opinion acceptée par l'époque moderne toute entière » (CHM, p. 130).

Or, rien n'est plus contradictoire pour Arendt qui voit dans le travail et sa productivité éphémère le signe de l'animalité de l'homme et non son signe distinctif. « L’animal

laborans n’est, en effet, qu’une espèce, la plus haute si l’on veut, parmi les espèces

animales qui peuplent la terre » (CHM, p. 129). Ainsi, distinguer la condition humaine de la condition animale par le travail est aberrant dans la mesure où on distingue l'homme par l'activité qui le lie le plus à la nécessité métabolique de la nature. Si donc toute la section sur la description du travail est une critique plus ou moins opportune28 de Marx, c'est que Marx semble en effet omettre la distinction et ainsi prendre pour acquis le culte moderne pour la vie.

Nous supposons donc ici le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. Une araignée accomplit des opérations qui s’apparentent à celle du tisserand, et une abeille en remontre à maint architecte humain dans la construction de ces cellules. Mais ce qui distingue d’emblée le plus mauvais architecte de la meilleure

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Encore une fois ici, nous renvoyons le lecteur à la critique que fait Anne Amiel dans La non-philosophie

de Arendt révolution et jugement de la lecture arendtienne de Marx. Selon elle, Arendt omet elle-aussi

toute la complexité de la critique antimoderne de Marx des conditions du travail dans l'économie capitaliste. Cependant, Amiel reconnait, tout comme nous, que cette omission provient du souci arendtien de sortir du vitalisme naturalisant de la modernité qui tend à subsumer le politique sous l'économique. Aveuglée par cette tâche, Arendt passe évidemment à côté de la subtilité des analyses de Marx.

abeille, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la cire (Marx, Karl, 2009, p. 200).

En bon philosophe de l'action, Marx semble accorder à la vita activa une importance qui se situe il est vrai a contrario de la tradition philosophique contemplative. Cependant, le choix de l'activité est pour le moins suspect pour Arendt qui y voit, sous une forme ou sous une autre, l'aspect moderne de sa pensée.

En outre, l'apologie de la vie peut être recensée à de nombreuses reprises dans ses écrits. Nous en relèverons ici quelques passages qui permettent de montrer la pertinence de la critique arendtienne de Marx.

En effet, Marx affirme dans L’idéologie allemande que « cette activité, ce travail, cette création matérielle incessante des hommes, cette production en un mot, est la base de tout le monde sensible… » sans laquelle « on déplorerait très vite aussi la perte de tout le monde humain » (Marx, Karl, 1982, p. 83).

Or, pour Arendt, le monde humain ne dépend pas du travail, mais bien de l'œuvre et c'est paradoxalement la place prépondérante du travail qui constitue le danger du monde humain :

La réalité et la solidité du monde humain reposent avant tout sur le fait que nous sommes environnés de choses plus durables que l'activité qui les a produites, plus durables même, en puissance, que la vie de leurs auteurs. La vie humaine, en tant qu'elle bâtit un monde, est engagée dans un processus de réification, et les choses produites, qui à elles toutes forment l'artifice humain, sont plus ou moins du-monde selon qu'elles ont plus ou moins de permanence dans le monde (CHM, p. 141).

L'amalgame marxien entre le travail réellement productif (celui de l'œuvre ) et le travail du corps impermanent, contribue à apologiser la productivité massive de la modernité au dépens de la productivité durable du monde œuvré29.

Le procès de travail, tel que nous l’avons exposé dans ses moments simples et abstraits, est une activité qui a pour fin la fabrication de valeur d’usage, il est l’appropriation de l’élément naturel en fonction des besoins humains, il est la condition générale du métabolisme entre l’homme et la nature, la condition naturelle éternelle de

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Le deuxième chapitre analysera plus amplement ce glissement en montrant comment le monde moderne est entièrement traversé par la productivité métabolique et processuelle de l'animal laborans.

la vie des hommes…(Marx, Karl, 2009, p. 207).

Ces différents passages suffisent à démontrer minimalement l'a priori marxien selon lequel la vie est l'arrière-plan philosophique de sa pensée. Autrement dit, en omettant la distinction entre l'œuvre et le travail, Marx semble rejoindre pour Arendt le courant moderne en apologisant la productivité humaine. Cette productivité est pourtant l'hubris dont il faut se méfier dans la mesure où elle institue une productivité contre nature du métabolisme de la société. Or, cette productivité est en soi improductive du point de vue de la durabilité.

Nous entendons par productivité au sens large, le paradoxe selon lequel les produits de l’industrie voués à la consommation aussi bien que les produits d’usage s’entremêlent de telle sorte qu’il devient impossible de deviner ce qui les distingue. La productivité au sens large englobe donc toutes les activités qui ont pour conséquences l’ajout, même éphémère, de quelque chose de nouveau qui n’existerait pas sans l’activité humaine. Quelle est la nature de cette productivité ?

La nature de la productivité moderne repose sur un paradoxe que souligne très souvent Arendt. Le produit de l’activité travaillante est destiné à disparaître. En ce qui concerne la productivité du travail, celle-ci ne renvoie cependant pas à la durabilité de l’œuvre, elle renvoie à la pérennité du processus vital. Ainsi, le problème réside en ceci qu’avec Marx, « il ne resterait aucune distinction entre travail et œuvre ; toute œuvre serait devenue travail, toute chose ayant un sens non plus de par leur qualité objective de chose- du-monde, mais en tant que résultat du travail vivant et fonction du processus vital » (CHM, p. 134). Il faut donc distinguer la « productivité » du travail et celle de l’œuvre : « la productivité du travail se mesure aux choses dont le processus vital a besoin pour se reproduire ; elle réside dans le surplus que possède virtuellement l’énergie du travail humain, elle n’est point dans la qualité ni le caractère des objets produits » (CHM, p. 138, 139). En d’autres termes, la productivité du travail peut être appelée reproductivité, elle n’ajoute rien de durable au monde, mais permet le surplus nécessaire, si elle n’est pas qualitative c’est parce qu’elle n’ajoute rien de neuf, elle est de même nature. La productivité du travail est en soi improductive, elle est reproductive. Cette affirmation doit

être entendue comme suit : la productivité du travail n’est que l’effet d’une activité qui ne génère rien en dehors d’elle-même, mais qui s’auto-engendre, et qui, de la sorte, est incapable de donner naissance aux choses-du-monde. L’animal laborans s’oppose donc radicalement à l’homo faber en ceci que leur productivité respective est radicalement différente.

Avec le besoin que nous avons de remplacer de plus en plus vite les choses de-ce- monde qui nous entourent, nous ne pouvons plus nous permettre de les utiliser, de respecter et de préserver leur inhérente stabilité ; il nous faut consommer, dévorer, pour ainsi dire, nos maisons, nos meubles, nos voitures comme s’il s’agissait des bonnes choses de la nature qui se gâtent sans profit à moins d’entrer rapidement dans le cycle incessant du métabolisme humain (CHM, p. 176).

Ainsi apparaît-il clairement que la pérennité du métabolisme de l’espèce a remplacé la durabilité de l’artefact humain. Par cette naturalisation du processus de production, à partir de ce requérir métabolique de la modernité, nous assistons à la défaite de l’homo faber : « Les idéaux de l’homo faber, fabricateur du monde : la permanence, la stabilité, la durée, ont été sacrifiés à l’abondance, idéal de l’animal laborans » (CHM, p. 176). Or, ce vers quoi renvoie l’abondance c’est la pérennité de l’espèce, l’abondance est la garante de celle-ci. Le problème revient à limiter l’activité humaine à la pérennité de l’espèce sans jamais penser à la durabilité du monde30.