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Instrumentalité traditionnelle de la technique contre nature

Chapitre II De la durabilité du monde ouvré à la vacuité du monde moderne

2. De la durabilité traditionnelle de l'œuvre à l'instrumentalité moderne

2.1. Instrumentalité traditionnelle de la technique contre nature

L'instrumentalité est naturellement le propre de l'activité de l'homo faber. Elle est caractérisée pour Arendt par les catégories des moyens et des fins. En effet, l'ouvrer est essentiellement un processus instrumental. La mentalité de l'homo faber est donc une mentalité utilitaire au sens large56. L'instrumentalité traditionnelle de l'homo faber n'est

56 La mentalité utilitaire au sens large de l'homo faber se réduit pour Arendt à concevoir le monde comme un matériau, comme un moyen en vue d'une fin. Ainsi, le clou et le bois ne sont que des moyens en vue d'une fin (la chaise par exemple) ; ils sont destinés à disparaître dans le processus de production et n'ont donc aucune valeur en soi.

donc pas en soi problématique pour Arendt, elle est la condition de possibilité de la fabrication.

Le mode de fabrication nécessite l'instrumentalité, dont la vocation première est de produire des objets d'usage qu'Arendt distingue des objets de consommation produits par le travail. Quid de l'usage ?

« L'usage auquel ils se prêtent ne les fait pas disparaître et ils donnent à l'artifice humain la stabilité, la solidité qui, seules, lui permettent d'héberger cette instable et mortelle créature, l'homme » (CHM, p. 187). Bien que la durabilité de l'œuvre ne soit pas absolue dans la mesure où l'usage use l'objet, elle n'en reste pas moins radicalement différente des produits du travail dont la destination est la consommation57.

En outre, tout processus de fabrication nécessite une forme de violence vis-à-vis de la nature ; l'homo faber arrache à la nature le matériau nécessaire à la production.

Le matériau est déjà un produit des mains qui l'ont tiré de son emplacement naturel, soit en tuant un processus vital, comme dans le cas de l'arbre qu'il faut détruire afin de se procurer du bois, soit en interrompant un lent processus de la nature, comme dans le cas du fer, de la pierre ou du marbre, arrachés aux entrailles de la terre. Cet élément de violation, de violence est présent en toute fabrication : l'homo faber, le créateur de l'artifice humain, a toujours été destructeur de la nature (CHM, p. 190).

Un peu plus loin Arendt affirmera que l'animal laborans est un serviteur de la nature (aliénation au cycle naturel et nécessaire de la nature) alors que l'homo faber est le véritable maître de la nature. La fabrication reste donc pour Arendt une forme de « révolte prométhéenne » (CHM, p. 191), une action contre ce qui est déjà là58. Nous retrouvons ici l'opposition et la connexion symptomatique de l'artefact fait de main d'homme et de la nature comme être déjà là. Car, si l'objet de l'œuvre représente une révolte face à la nature (anti-nature), il n'en reste pas moins originaire de cette même nature dont il tire ses matériaux (l'homme ne créant pas ex nihilo). Cependant, la nature apparaît encore une fois

57 Nous avons amplement argumenté cet aspect consumériste inhérent au travail dans notre premier chapitre. 58

Cet élément de révolte et de violence inscrit dans la nature même de la fabrication se distingue de la vision heideggérienne de la technique traditionnelle, cette dernière était pour lui en symbiose avec la phusis, la

poïesis est pour Heidegger une forme de phusis. « Une pro-duction, ποίησις ;, n'est pas seulement la fabrication artisanale, elle n'est pas seulement l'acte poétique et artistique qui fait apparaître et informe en image. La φύσις ;, par . laquelle la chose s'ouvre d'elle-même, est aussi une pro-duction, est ποίησις » (Heidegger, 1958, p. 16).

comme le modèle (source de la durabilité) et l'ennemi (révolte contre l'être-à-jamais). La durabilité de l'ouvrage veut ainsi instituer une durabilité résistante à l'éternité cyclique de la nature.

La différence entre la durabilité de l'artefact fabriqué par l'homme et l'éternité cyclique de la nature est visible au sein de leurs activités respectives. Il existe « une répétition obligatoire inhérente à l'activité laborieuse dans laquelle il faut manger pour travailler et travailler pour manger » (CHM, p. 195). Alors que pour ce qui est de l'œuvre, il existe une fin : « Avoir un commencement précis, et une fin prévisible, voilà ce qui caractérise la fabrication qui, par ce seul signe, se distingue de toutes les autres activités humaines » (CHM, p. 195).

Cependant, cette maîtrise intrinsèque à l'activité instrumentale de l'homo faber n'est pas une fin en soi, elle reste déterminée par l'usage qui dicte pour ainsi dire la conduite de celui-ci. Autrement dit, l'Homo faber est maître de la nature qu'il détruit pour son ouvrage, mais ce dernier se doit de répondre aux attentes du monde humain59.

Quelle que soit la dimension dominante de cette activité vis-à-vis de la nature, il n'en reste pas moins qu'elle demeure au service du monde humain et ne peut lui faire violence. L'œuvre de l'homo faber est destinée à édifier un monde humain artefact et l'instrumentalité inhérente à son activité ne peut être appliquée aux objets finis. En effet, ces derniers doivent durer et ne peuvent être réduits à des moyens censés disparaître (comme le clou qui doit disparaître dans le processus de production d'une chaise). La destination de la technique est donc le monde humain. « En d'autres termes, l'homo faber, le fabricant d'outils, inventa les outils pour édifier un monde et non pas - non pas principalement du moins- pour aider le processus vital » (CHM, p. 204). Arendt insiste ici sur la destination mondaine des outils fabriqués qu'elle oppose à la destination métabolique des produits du travail.

59 Même si nous ne voulons pas rentrer dans les détails de cette relative maîtrise que nous aurons l'occasion par la suite d'opposer à la maîtrise absolue et critique de la technique moderne, il semble à tout le moins nécessaire d'indiquer à titre prévisionnel que cette maîtrise reste relative (pour plus de détails voir, CHM, p. 196) dans la mesure où la destination de la technè traditionnelle n'est pas l'homo faber, mais le monde humain et pluriel qui détermine les besoins et les attentes que l'on est en droit d'attendre de l'artisan.

Dans sa thèse L'itinéraire de pensée d'Hannah Arendt (1998), Luc Vigneault affirme ce qui suit : « À la fois créateur et fabricateur d'objets, d'instruments et d'outils, l'homo faber élabore et confectionne les artefacts du monde » (Luc Vigneault, 1998, p. 124). Plus loin, Vigneault commentant Arendt avance que « L'impulsion à laquelle répond l'homo faber serait celle d'un élan créateur se posant sur le cercle assimilateur de la nature. L'homo faber arrache ses matériaux à la nature pour en façonner des artefacts. Son but implicite dans l'équilibre de la vita activa est d'instaurer, par delà l'environnement vital, une durabilité et une stabilité au monde » (Vigneault, 1998, p. 124). Ainsi, le monde humain semble devoir s'édifier par delà l'environnement vital, le monde humain est un monde artefactuel.

Le monde humain artefact arrache à la nature ses matériaux pour pouvoir les façonner. Ce matériau ne doit pas réintégrer le cycle naturel, mais lui résister. Dans La crise de la

culture, Arendt définit d'une manière explicite le monde à travers le concept de culture, les

choses culturelles sont les plus mondaines étant celles qui durent le plus. C'est dans ce sens qu'elle accorde aux œuvres d'art la supériorité vis-à-vis des autres productions.

Non seulement elles (les œuvres d'art) ne sont pas consommées comme les biens de consommation, ni usées comme des objets d'usage. Mais elles sont délibérément écartées des procès de consommation et d'utilisation, et isolées loin de la sphère des nécessités de la vie humaine. Cette mise à distance peut se réaliser par une infinité de voies. Et c'est seulement quand elle est accomplie que la culture, au sens spécifique du terme, vient à l'être.

La question ici n'est pas de savoir si la mondanité, le pouvoir de fabriquer et de créer un monde, fait partie intégrante de la « nature » de l'homme. Nous connaissons l'existence de peuples sans monde (worldless), comme nous connaissons des hommes hors du monde (unworldly). La vie humaine comme telle requiert un monde dans l’exacte mesure où elle a besoin d’une maison sur la terre pour la durée de son séjour ici. Certes, tout aménagement que font les hommes pour se pourvoir d'un abri et mettre un toit sur leur tête - même les tentes des tribus nomades - peut servir de maison sur la terre pour ceux qui se trouvent en vie à ce moment-là. Mais cela n'implique en aucun cas que de tels aménagements engendrent un monde, isolent une culture. Cette maison terrestre ne devient un monde, au sens propre du terme, que lorsque la totalité des objets fabriqués est organisée au point de résister au procès de consommation nécessaire à la vie des gens qui y demeurent, et ainsi, de leur survivre. C’est seulement là où une telle subsistance est assurée que nous parlons de culture ; c’est seulement là où nous sommes confrontés à des choses qui existent indépendamment de toute référence utilitaire ou fonctionnelle, et dont la qualité demeure toujours semblable à elle-même, que nous parlons d’œuvre d’art (CC, p. 268, 269).

Cette maison terrestre n'accède "proprement" à la dignité du monde que dans la mesure où elle résiste à la vie éphémère des individus qui la composent et au procès métabolique de

la société. Cependant, le concept de monde chez Arendt semble parfois subir de subtiles altérations. Dans La vie de l'esprit, Arendt avance l'hypothèse selon laquelle les animaux ont eux aussi un monde, que chaque espèce vivante en a un. Il existe donc deux sens au concept de monde chez Arendt même si elle n'entreprend pas l'effort de les distinguer nettement.

Au sens large, dans La vie de l'esprit, le monde est ce qui apparaît. « Le monde où naissent les hommes renferme un grand nombre de choses, naturelles et artificielles, vivantes et mortes, provisoires et éternelles qui ont toutes en commun de paraître et par là même d'être faites pour se voir, s'entendre, se toucher, être senties et goûtées par des créatures sensibles dotées de sens appropriés » (VE, p. 37). C'est ce qu'Arendt appelle

Nature phénoménale du monde. « Bien que chaque objet séparé paraisse sous un angle

variable aux individus, le contexte dans lequel il le fait est le même pour l'espèce entière. À cet égard, chaque espèce animale occupe un monde à elle, et l'animal n'a nullement besoin de comparer ses caractéristiques physiques à celles des autres spécimens de l'espèce pour identifier ceux-ci comme tels » (VE, p. 77)60. Le monde n'est donc pas un concept spécifique à l'humanité61 bien qu'il soit un concept spécifique à la pluralité. Pour résumer, nous pouvons affirmer ce qui suit : le monde au sens large signifie ce qui apparaît à une pluralité d'une même espèce selon le même contexte. Ici s'éclaire ce que nous avons déjà présenté au chapitre 1. La foi perceptive, le sentiment selon lequel le monde que nous percevons est bien réel, repose, d'une part, sur la pluralité, d'autre part, sur la durabilité de l'apparaître. Car sans la certitude que ce monde apparaît durablement à mes semblables, il

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La nature phénoménale du monde est comprise sous l'angle de l'apparaître qui lui-même présuppose une pluralité concordante. Autrement dit, la nature biologique, le processus de développement caché, ne fait pas partie du monde, seul ce qui apparaît peut en faire partie. La nature n'est pas donc d'emblée rejetée par Arendt du monde des hommes, c'est plutôt le processus biologique interne et invisible qui l'est. Si donc l'arbre apparaît aux hommes, le processus vital de celui-ci reste caché et ne peut faire partie intégrante du monde.

61 Il est à noter que Heidegger est plus radical qu'Arendt dans la mesure où pour lui les animaux n'ont pas de monde : « Si les plantes et animaux sont privés du langage, c’est parce qu’ils sont emprisonnés chacun dans leur univers environnant, sans être jamais librement situés dans l’éclaircie de l’être. Or seule cette éclaircie est monde » (Heidegger, 1976, p. 82, 83). Cependant, bien que même les animaux occupent un monde qui fait sens pour eux, jamais ils ne peuvent édifier un monde artefactuel, pas plus qu'ils ne peuvent révéler par l'action leur unicité dans ce monde de l'apparaître. Le monde animal reste donc zoologique, propre à l'espèce et donc vraisemblablement éternel.

n'y aurait pas de foi perceptive. La foi perceptive repose donc non seulement sur la pluralité, mais également sur la durabilité du monde des hommes.

Ce détour par le sens large du concept de monde n'affecte cependant pas la spécificité du monde humain. En effet, Arendt semble signifier qu'il existe une singularité de celui-ci. À la fois être-au-monde et être-du-monde l'homme lui aussi est voué à apparaître et à disparaître, autrement dit, il est à la fois plongé dans le monde qui lui apparaît tout en étant lui aussi soumis à la loi de l'apparaître. Cependant, l'homme est le seul être vivant se sachant mortel. Cette conscience de la mortalité détermine de fond en comble son appréhension spécifique de celui-ci. Si donc le monde au sens large est tout ce qui apparait, certaines choses au sein du monde humain semblent pouvoir réconcilier l'homme avec sa mortalité biologique. En effet, par l'action, l'homme peut prétendre immortaliser son nom. Cette prétention n'est cependant possible que dans la mesure où il existe des choses hautement mondaines. La mondanité des choses repose sur la durabilité :

La réalité et la solidité du monde humain reposent avant tout sur le fait que nous sommes environnés de choses plus durables que l'activité qui les a produites, plus durables même, en puissance, que la vie de leurs auteurs. La vie humaine, en tant qu’elle bâtit un monde, est engagée dans un processus constant de réification, et les choses produites, qui à elles toutes forment l’artifice humain, sont plus ou moins du- monde selon qu’elles ont plus ou moins de permanence dans le monde (CHM, p. 141).

Or, si l'homme est lui aussi du-monde, son existence n'en reste pas moins finie, c'est pourquoi le monde humain repose, essentiellement du moins, sur cette réification durable qui symbolise l'immortalité potentielle à laquelle nous pouvons aspirer. Les mortels sont donc des aspirants à l'immortalité qui ne peut être acquise qu'à travers l'action mémorable réifiée dans l'œuvre. C'est donc par l'action que se joue politiquement la direction que prendra le monde bien que ce soit à travers l'œuvre que celle-ci peut espérer être mémorable.

Il y a donc pour Arendt une gradation échelonnée au sein du monde humain artefact, une forme de hiérarchie : les choses fabriquées s'échelonnent selon leur durabilité. Or, la durabilité comme nous l'avons déjà souligné est conçue comme relation antithétique (antichambre), elle est résistance au procès métabolique et cyclique de la nature. Ainsi, cette conception pyramidale trouve à sa base les choses les moins durables et les plus nécessaires à la survie de l'espèce (produits du travail), elle trouve en son milieu les objets

de l'artefact utiles (objets d'usage qui finiront par s'user) et culmine dans la production du beau qui n'a que pour seul but celui d'apparaître et de nous émouvoir (durabilité potentiellement absolue). Enfin, l'action politique est l'activité la plus mondaine bien qu'elle soit en elle-même improductive (absence de réification). La mondanité de l'action politique repose principalement sur la pureté d'un apparaître sans artifice, mais aussi sur la durabilité des processus déclenchés par l'action. Cependant, du point de vue de la réification, l'action n'édifie rien de tangible. Cette fragilité apparente est en même temps ce qui fait la force de l'action qui n'est jamais soumise aux nécessités matérielles et techniques et qui est donc inscrite, comme nous l'avons précédemment décrit, sous le signe de la contingence.

Bien que les produits du travail ne fassent pas intensément partie du monde (ils ne sont pas produits par l'homo faber), ils apparaissent cependant dans notre monde et ce, même si ce n'est que pour une durée insignifiante (ils transitent dans le monde). Par opposition, l'œuvre d'art n'est pas une œuvre de transit ; bien plus, elle est l'œuvre en comparaison de laquelle la durée d'une vie humaine semble transitoire et éphémère. Quelle est la spécificité de ces œuvres qui sont le plus intensément du-monde et qui constituent le sommet de la hiérarchie ?

La durabilité de l'œuvre d'art provient de sa réification artefactuelle alors que le caractère éphémère du travail provient de son allégeance à la vie métabolique. Il est donc possible d'interpréter ce passage de Condition de l'homme moderne où Arendt traite du prix à payer par la réification de l'œuvre d'art.

Nous avons déjà dit que cette réification, cette matérialisation sans laquelle aucune pensée ne peut devenir concrète doit toujours être payée, et que le prix en est la vie elle-même : c'est toujours dans la « lettre morte » que « l'esprit vivant » doit survivre, dans une mort dont on ne peut le sauver que si la lettre rentre en contact avec une vie qui veut la ressusciter, encore que cette résurrection des morts soit, comme tout ce qui vit, promise de nouveau à la mort. Cependant cette mortalité, toujours présente dans l'art et indiquant, pour ainsi dire, la distance qui sépare le foyer originel de la pensée, dans le cœur ou le cerveau de l'homme, de son éventuelle destinée dans le monde, cette mortalité n'est pas la même dans tous les arts (CHM, p. 224, 225).

En tant qu'objet d'une pensée vivante62, la réification de l'œuvre d'art doit payer le prix

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Pour Arendt, l'œuvre d'art est un objet de pensée, autrement dit, l'œuvre d'art réifie la pensée de son auteur.

d'une mort propre à figer la dynamique de la pensée. En d'autres termes, toute édification d'un monde durable artificiel nécessite une rupture avec le monde vivant et changeant. La durabilité de l'œuvre d'art est donc véritablement fonction de ce processus mortifère au sein duquel l'œuvre acquiert une solidité antithétique à la vie. Encore une fois, la nature et la vie sont le ce-contre-quoi doit lutter l'œuvre d'art pour instaurer une durabilité de son propre fût. Paradoxalement, l'immortalité potentielle de l'œuvre d'art n'est possible que dans la mesure où l'œuvre a été arrachée au monde de la vie. Mais alors, comment l'immortalité de l'œuvre d'art peut-elle surgir du processus mortifère d'arrachement à la vie ?

Le paradoxe de l'immortalité mourante de l'œuvre d'art ne peut être résolu que dans la mesure où cette même œuvre d'art requiert l'attention d'une pluralité capable de la réanimer grâce à un esprit cultivé. En effet, l'immortalité requiert, comme le suggère Arendt, la résurrection. Afin de saisir la spécificité de cette résurrection, il faut revenir à la conférence qu'Arendt consacre à la culture et au sein de laquelle elle traite spécifiquement de la place centrale de l'œuvre d'art.