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Chapitre 1 Cadre conceptuel de la crise de la modernité

1. La double crise du domaine public et du domaine privé

1.1. De la distinction entre le domaine public et le domaine privé

1.1.1. Prééminence originelle du domaine public

En pensant la vie active, Arendt pense en direction de ce que l'homme fait. Or, le propre de toute action humaine, que celle-ci soit du travail, de l'œuvre ou de l'action politique, est de modifier le monde et d'y laisser une trace plus ou moins tangible. Contrairement à la pensée qui est strictement contemplative6 et relativement invisible en elle-même, l'activité humaine est nécessairement inscrite sous le signe de l'apparaître. En modifiant le monde par ses activités, l'homme rend visible son passage sur terre. C'est pourquoi la pensée arendtienne est, de part en part, liée à la question de l'apparaître. Le monde humain est ainsi le monde qui apparait à une pluralité.

La pluralité humaine, condition fondamentale de l'action et de la parole, a le double caractère de l'égalité et de la distinction. Si les hommes n'étaient pas égaux, ils ne pourraient se comprendre les uns les autres, ni comprendre ceux qui les ont précédés ni préparer l'avenir et prévoir les besoins de ceux qui viendront après eux. Si les hommes n'étaient pas distincts, chaque être humain se distinguant de tout autre être présent, passé ou futur, ils n'auraient besoin ni de la parole ni de l'action pour se faire comprendre.

Le caractère crucial de l'apparaître est donc le présupposé philosophique indétournable de la pensée arendtienne.

La vita activa, la vie humaine en tant qu’activement engagée à faire quelque chose, s’enracine toujours dans un monde d’hommes et d’objets fabriqués qu’elle ne quitte et ne transcende jamais complètement. Hommes et objets forment le milieu de chacune des activités de l’homme qui, à défaut d'être situées ainsi, n'auraient aucun sens. Mais ce milieu, le monde où nous naissons, n'existerait pas sans l'activité humaine qui l'a produit comme dans le cas des objets fabriqués, qui l'entretient, comme dans le cas des terres cultivées, ou qui l'a établi en l'organisant, comme dans le cas de la cité. Aucune vie humaine, fût-ce la vie de l'ermite au désert, n'est possible sans un monde qui,

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La vie contemplative contrairement à la vie active est caractérisée par un retrait du monde, retrait qu'Arendt nomme solitude de la pensée et qui propulse le penseur hors du monde en en faisant un apatride (VE, p. 222). C'est pourquoi, S. Courtine-Denamy affirmera que Hannah Arendt a déjà noté que « La pensée est toujours "hors de l'ordre" et les bizarreries de l'activité de pensée qui naissent du retrait par rapport au monde en sorte que la pensée se concentre sur les objets absents dont elle recherche la signification » (Courtine-Denamy, S., 1994, p. 375).

directement ou indirectement, témoigne de la présence d'autres êtres humains (CHM, p. 59).

Ainsi, Arendt affirme que toute activité reste plus ou moins ancrée, selon sa modalité, dans le vivre-ensemble. Nous pouvons donc affirmer qu’aucune activité humaine n’échappe complètement à la présence d’autrui. Cependant, la présence d’autrui n’est pas la même selon que l’on travaille, que l'on œuvre ou que l'on agit (au sens politique). Car si le travail est imaginable sans la présence d’autrui, même s’il serait alors complètement déshumanisé, l’œuvre l’est moins dans la mesure où l’artisan fabrique des objets d’usage dont le monde a besoin et l’action elle, est complètement « inimaginable en dehors de la société des hommes » (CHM, p. 59). Ce que veut dire ici Arendt, c’est que même si la vie active en général est toujours liée à autrui7, il existe certaines activités qui le sont essentiellement : l’action politique en fait évidemment partie.

Nous pouvons donc affirmer que plus une activité a besoin de la présence d’autrui et plus elle est humaine ; plus elle distingue l’homme de l’animalitas8. En effet, pour Arendt, la pluralité est ce qui spécifie la condition humaine. Or, la pluralité n'est possible que dans le cadre d'un espace public partagé par nos semblables. En d'autres termes, il existerait des modes de vie qui nous rapprochent de l'animalité et d'autres qui nous en éloignent et constituent ainsi le propre de l'homme. C'est d'ailleurs le sens que semble aborder Anne- Marie Roviello, dans son ouvrage Sens commun et modernité chez Hannah Arendt (1989), en affirmant que le monde commun chez Arendt fait toujours appel à la question de l'apparaître.

Le monde commun comme monde de l'apparaître est la visée - dans la diversité - d'un

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Contrairement à la vita contemplativa, la vita activa est nécessairement liée à la présence d'autrui. En effet, la vie contemplative se caractérise par le retrait du monde des hommes et nécessite en quelque sorte de mourir aux choses mondaines. La vie contemplative permettrait ultimement au penseur de se retirer d'un monde qu'il considère comme vain et corruptible pour reprendre le jargon platonicien afin d'atteindre un monde incorruptible et éternel. Cette distinction est importante si l'on veut comprendre le désir d'immortalité qu'Arendt décrit comme étant l'essence même de la motivation de la vie active. Si par l'action politique l'homme peut espérer atteindre une immortalité grâce à la mémoire de ses congénères, le penseur, lui, refuse cette immortalité mondaine au profit de l'éternité extra-mondaine.

8 Dans la suite de notre travail, nous aurons à revenir sur cet aspect humanisant de la présence d’autrui en opposition à l’aspect désolant de l’absence de nos semblables. Qu’il nous suffise pour le moment d’admettre qu’au niveau de la vita activa, la pluralité reste pour Arendt le principe indépassable de l’humanité alors que la désolation provoque une société atomisée, incapable de partager une réalité commune.

monde unifié par l'échange de paroles véridiques (sinon vraies), et par la participation

fiable de chacun à une action commune. Il s'agit d'un monde fondé sur cette foi

élémentaire dans l'autre, sur ce "pari" originaire pour une identité par-delà les différences, sur la foi dans le fait que la parole de l'autre ne risque pas à tout moment de se retourner en mensonge, que son action ne tournera pas tout à coup à la violence, même si l'on sait que mensonge et violence sont les retombées de fait inévitables de cette visée (Roviello, Anne-Marie, 1987, p. 30).

En d'autres termes, quelles que soient les activités qu'Arendt décrit, celles-ci sont toujours jugées et décrites dans l'ordre de l'importance, selon qu'elles font plus ou moins partie du monde9. Ce qui signifie que l'apparaître est la valeur par laquelle Arendt juge des activités ; plus l'activité apparait à une pluralité plus elle est humaine.

C'est pourquoi il est possible de distinguer les différentes activités selon qu'elles font plus ou moins partie du monde humain commun, selon qu'elles sont plus ou moins publiques.

Il y a donc rupture entre les différentes activités humaines, car en choisissant de débattre avec ses semblables, l’homme choisit de rompre avec l’animalité qui le lie au reste des vivants. Il choisit librement de se démarquer. Or, la sphère de la nécessité naturelle est pour les Grecs la sphère privée qui s’oppose, comme nous allons le voir, à la sphère publique. Le privé et le public constituent donc une démarcation de fond propre à rendre intelligibles les différentes activités de l’homme chez Arendt10

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« Dans la pensée grecque, la capacité d’organisation politique n’est pas seulement différente, elle est l’opposé de cette association naturelle centrée autour du foyer (oikia) et de la famille. L’avènement de la cité conférait à l’homme outre sa vie privée une sorte de seconde vie, sa bios politikos » (CHM, p. 61). Cette vie politique était constituée de la praxis et de la lexis, action et parole formaient donc un tout11.

9 Le monde pour Arendt est l'ensemble de ce qui apparait à une pluralité, il fait signe vers le monde public des hommes en tant qu'acteurs politiques et aussi, bien que dans une moindre mesure, au monde œuvré et durable (à la culture au sens large) comme nous le verrons au chapitre 2.

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Bien que la distinction entre le privé et le public traverse toutes les analyses ultérieures d’Arendt sur le travail, l’œuvre et l’action, nous tenterons ici dans un premier temps de circonscrire le plus intelligiblement possible la spécificité de la confusion croissante de ces deux notions constituantes indépendamment de l’analyse du travail, de l’œuvre et de l’action. Nous serons évidemment obligé pour les besoins de l’analyse de faire parfois écho à des analyses ultérieures sur le rôle aliénant du travail privé. 11 Arendt rappelle à juste titre que la parole et l’action formaient un tout symbiotique, que parler c’était aussi

La distinction entre la vie privée et la vie publique correspond aux domaines familial et politique, entités distinctes, séparées au moins depuis l’avènement de la cité antique ; mais l’apparition du domaine social qui n’est, à proprement parler, ni privé ni public, est un phénomène relativement nouveau, dont l’origine a coïncidé avec la naissance des temps modernes et qui a trouvé dans l’État-Nation sa forme politique (CHM, p. 55, 56).

Qu’est-ce que le domaine public pour ainsi avoir conquis la reconnaissance valorisante au sein de la Cité grecque ?

Dans son ouvrage Le vocabulaire de Hannah Arendt (2007), Anne Amiel propose une définition synthétique du domaine public : « Est public dès lors ce qui est digne d’apparaître en public, et d’appartenir au monde commun » (A. Amiel, 2007, p. 60). La dignité de l’apparaître constitue donc ce qui positivement caractérise le domaine public. Le public nécessite une faculté de juger qui discerne ce qui mérite d’apparaître. Ce discernement est essentiel dans la mesure où sans lui, le non-sens s’installe12. Le domaine commun du public est dans un premier temps pour Arendt : « tout ce qui paraît en public, peut être vu et entendu de tous, jouit de la plus grande publicité possible » (CHM, p. 89). Or, pour Arendt, l’apparence constitue la réalité. Est réel ce qui apparaît. C’est pourquoi, dans La vie de l’esprit, Arendt évoquera la nécessité de réinvestir une phénoménologie du monde à travers une revalorisation de ce qui apparaît. La lumière de l’apparaître constitue ainsi, ce qui en soi, constitue une réalité, c’est-à-dire une réalité commune qui requiert ce que Hannah Arendt appelle dans La vie de l'esprit (1981), le sens commun ou encore plus simplement, le jugement. La réalité de l’apparaître est donc toujours fonction d’une pluralité qui, pour Arendt, constitue le propre de la condition humaine.

Le fait que le phénomène exige toujours un spectateur et, par là même implique, au moins potentiellement, d'être admis et reconnu, entraîne des conséquences étendues pour ce que nous, êtres qui paraissons dans un monde de phénomènes, comprenons par réalité, la nôtre ou celle du monde. Dans les deux cas, notre « foi perceptive » comme l'appelle Merleau-Ponty, la certitude que ce que nous percevons existe indépendamment de l'acte de perception, est totalement conditionnée par le fait que l'objet apparaît également, en tant que tel, aux autres et est reconnu par eux. Sans cette

en quelque sorte agir « dans la mesure où elle ne participe pas de la violence, s’exerce généralement au moyen du langage, mais de façon plus fondamentale, que les mots justes trouvés au bon moment sont de l’action, quelle que soit l’information qu’ils peuvent communiquer » (CHM, p. 63).

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Nous reviendrons ultérieurement (au point 3 du présent chapitre) sur l’analyse du jugement qui constitue pour Arendt le pendant obligé de l’action.

reconnaissance tacite par les autres, personne ne serait capable de prêter foi à la manière dont il paraît à soi-même (VE, p. 72).

Ainsi, la réalité se dévoile sous l’angle de la pluralité active, le flux des actions humaines constitue le fond de réalités partagées publiquement par les hommes. C'est donc parce qu'Arendt prend pour acquis le prima de l'apparaître qu'elle peut entreprendre une phénoménologie de l'action comme l'appelle André Enegrén. Parallèlement, Arendt donne une deuxième piste plus « solide » aux assises du domaine public :

Le mot public désigne le monde lui-même en ce qu’il nous est commun à tous et se distingue de la place que nous y possédons individuellement. Cependant, ce monde n’est pas identique à la Terre ou à la nature, en tant que cadre du mouvement des hommes et condition générale de la vie. Il est lié aux productions humaines, aux objets fabriqués de main d’homme, ainsi qu’aux relations qui existent entre les habitants de ce monde fait par l’homme (CHM, p. 92).

Le domaine public se distingue donc du naturel, il est avant tout artefact étant fait de main d’homme. Il est à la fois la relation entre les hommes, mais aussi la relation entre les hommes et les choses qui constituent pour ainsi dire les choses objectives qui rassemblent la pluralité et forment ainsi l’épaisseur phénoménologique du monde13. L’épaisseur du

monde est ainsi faite qu’elle incarne la consistance du monde public, sa durabilité ainsi que les liens des hommes autour de ce monde construit. Arendt tente de démontrer la différence essentielle entre le naturel et l’artificiel, l’animal et l’humain et, dans une autre mesure, celle entre le privé et le public. Le monde public est donc aussi un monde tangible, solide, qui rassemble et sépare les hommes entre eux. C’est pourquoi les conditions générales de la vie humaine ne sont pas identiques aux conditions spécifiques de la vie humaine. Si le monde humain n'est pas la nature, c'est parce que l'homme à la différence des animaux est capable de construire, de partager et d'entretenir un monde avec ses semblables. Dans cette perspective, est véritablement humain ce qui est susceptible d'apparaître à une pluralité alors que ce qui l'est moins est ce qui doit rester caché et ainsi ce qui échappe au jugement des autres, bref, ce qui n'apparait pas. C'est pourquoi, à la démarcation privé/public se superpose une autre démarcation, à savoir, zoon/bioi.

13 Nous entendons par épaisseur phénoménologique du monde la profondeur des liens que peut tisser un monde d’objets dont la durée de l’apparaître permet une forme d’habitus propre à instaurer la familiarité des hommes avec ce monde construit. Pour Arendt, le monde de l'apparaître est vraisemblable en raison de la présence d'autrui qui certifie en droit la véracité de ce que nous percevons.

En effet, en reprenant Aristote dans Éthique à Nicomaque, Arendt évoque cette séparation entre la vie authentiquement humaine choisie librement (bioi) et une vie qui ne peut être choisie librement parce qu'elle est inscrite sous le signe de la nécessité (zoon)14. Au sein de la vie active, Arendt démontre que vivre authentiquement, c'est vivre parmi ses semblables. « C'est ainsi que la langue des Romains, qui furent sans nul doute le peuple le plus politique que l'on connaisse, employait comme synonymes les mots "vivre" et "être parmi les hommes" (inter homines esse) ou "mourir" et "cesser d'être parmi les hommes" (inter homines esse desinere) » (Arendt, 1983, p. 42). Le domaine public est dans ce sens ce qui permet à l'homme de vivre parmi ses semblables et ainsi d'embrasser librement sa condition humaine. C'est donc au sein de la pluralité que se dessine la vie/bioi spécifiquement humaine alors que le domaine privé est synonyme de mort ou, à tout le moins, de vie sous-humaine ou encore animale. C'est d'ailleurs dans cette perspective qu'il faut comprendre la classification arendtienne relative au travail, à l'œuvre et à l'action. Le travail étant dévalorisé en raison du fait que c'est l'activité non seulement la moins libre, mais également celle qui requiert le moins la présence d'autrui.

Originellement, le mot privé renvoie d'ailleurs à la privation et c'est dans ces termes qu'Arendt déploie en partie le concept de domaine privé. Si vivre authentiquement c'est être parmi ses semblables, en être privé c'est mourir en quelque sorte à la condition spécifiquement humaine. C'est être privé d'une place parmi les siens. « C’est par rapport à cette signification multiple du domaine public qu’il faut comprendre le mot privé au sens privatif original » (CHM, p. 99). C’est donc sous l’angle de la privation qu’il faut comprendre premièrement le domaine privé. Et la privation dont il est ici question est celle relative à la pluralité et à l’apparaître. Au sein de la dynamique de l'apparaître, la vie privée est une vie invisible, c'est-à-dire non commune et non partageable. En effet, seules « la parole et l'action révèlent cette unique individualité » (CHM, p. 232).