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Chapitre 1 Cadre conceptuel de la crise de la modernité

1. La double crise du domaine public et du domaine privé

1.2. L'hybridation moderne du privé et du public

1.2.3. La logique gestionnaire de la société économicisée

Force est de constater qu'avec la naissance de l'hybride moderne et la publicisation du domaine privé de l'économie, l'acteur politique se transforme subrepticement en un agent économique mû par la logique de l'intérêt. Or, le présupposé arendtien relatif à l'économie est la neutralité politique de celle-ci. Commentant Arendt sur cette pseudo neutralité de l'économique, Andrée Enegrén affirme ce qui suit :

D'une part, elle fait valoir que l'économique, de part en part régenté par la nécessité, reste en soi politiquement neutre ou « non partisan »25 et va même jusqu'à affirmer :

« Il est probable que [...] nous pourrons traiter de toutes les questions économiques sur des bases technico-scientifiques en dehors de toute considération politique »26. Les

besoins, et donc la science des choix entre les usages alternatifs de biens rares, orientent si peu l'être qu'on peut abandonner leur management à une technique pouvant déterminer les modalités optimales de la formation et de l'échange de la « valeur » (Andrée, Enegrén, 1984, p. 72).

Non pas que la question économique soit superflue d'un point de vue politique, mais elle n'en reste pas moins un domaine distinct qui ne peut ou qui ne doit pas rendre compte du phénomène politique. En effet, dans Essai sur la révolution (1963), Arendt évoque le caractère problématique de l'économique comme à la fois l'obstacle au politique, mais aussi comme moteur des révolutions. D'où le problème de la misère qui s'avère être le levier le plus évident des révolutions, mais également l'obstacle au politique qui nécessite une libération de la nécessité et, subséquemment, de la misère.

My first point will be that every revolution must go through two stages, the stage of

25

Andrée Enegrén cite ici Arendt dans Essai sur la révolution, p. 404. 26 Andrée Enegrén reprend ici Arendt dans Essai sur la révolution, p. 321.

liberation - from poverty (wich is a liberation from necessity), or from political domination, foreign or domestic (wich is a liberation from force) - and the stage of foundation, the constitution of a new body politic or a new form of gouvernment. In term of historical processes, these two belong together, but as political phenomena, they are very different matters and must be kept distinct (CWW, p. 16).

Arendt veut donc sauver le politique de la liquidation économicisante dans la mesure où l'économique tend à réduire le politique au calcul des intérêts. Or, comme nous le verrons plus tard, ce n'est pas la pensée calculante qui constitue la clé de la lecture politique, mais bien le jugement ou le sens commun. La critique de la gestion calculante apparaît d'ailleurs dans Du mensonge à la violence (1972) :

À la lecture des mémorandums, des options et des scénarios, à voir la façon dont les projets d'opération sont affectés de pourcentages de risques et de profits- "un risque trop grand par rapport aux avantages" - on a parfois l'impression que l'Asie du Sud-Est a été prise en charge par un ordinateur plutôt que par des hommes "responsables des décisions". Les spécialistes de la solution des problèmes n'appréciaient pas, ils calculaient (MV, p. 39).

Arendt se méfie donc de la propension moderne, et en ceci les économistes classiques et Marx font bon ménage, à réduire la gestion de la société à une question principalement économique.

Cependant, Arendt s'avère quelque peu expéditive en admettant sans examen poussé le caractère neutre de l'économie et la possibilité de régler techniquement les problèmes économiques. Elle se situe donc en opposition nette avec la pensée marxiste qui conçoit l'économie comme étant toujours au service d'une classe politique. La réduction arendtienne de l'économique à la gestion de la maisonnée à l'échelle nationale contribue grandement à en faire un domaine politiquement indiscutable ou presque. Or, cette vision de l'économie peut sembler quelque peu naïve dans la mesure où les rapports de forces, les centres d'intérêt et les puissances économiques sont dans les faits politisés. Il suffit de penser aux financements des campagnes présidentielles aux États-Unis ou ailleurs, ou encore et, plus globalement, à la collusion d'intérêts patente entre les partis politiques et les grandes compagnies pour saisir que l'économie est rarement cette chose neutre si ce n'est dans un monde idéal. Cependant, au-delà du présupposé arendtien qui consiste à croire que l'économie est un champ relativement neutre, il semble que son souci repose en définitive sur la volonté de séparer le domaine du politique de son asservissement à l'économique. Autrement dit, il n'existe pas ou peu de place au décisionnel dans l'économique dans la

mesure où ce domaine peut faire l'objet d'un calcul technique scientifique et utilitaire. Cependant, bien que peu nuancée vis-à-vis de la réalité économique, Arendt semble vouloir démontrer qu'il n'est rien de plus risqué que de prétendre réduire le politique à l'économique. En effet, réduire le débat politique à un débat économique c'est réduire la pluralité constituante du politique à la diversité des centres d'intérêts économiques et réduire l'acteur politique unique à un agent économique uniformisé. En d'autres termes, Arendt ne croit pas à une solution économique au problème de la modernité et semble même craindre que l'avènement tant annoncé de la société d'abondance ne résolve pas le problème, mais livrerait les hommes à une bureaucratie technicisée et économicisée. C'est d'ailleurs le constat que semble faire Anne Amiel qui, tout en critiquant la hauteur expéditive d'Arendt vis-à-vis de Marx, constate que le souci arendtien dépasse la question économique qui lui semble secondaire :

D'autre part, quelle que soit l'inaptitude patente d'Arendt à l'analyse économique, il est assez clair que la plus grande urgence lui semble se situer ailleurs. Pour Arendt : "Les événements politiques, sociaux et économiques sont partout tacitement de mèche avec la machinerie totalitaire élaborée à dessin de rendre les hommes superflus (...). Les solutions totalitaires peuvent fort bien survivre à la chute des régimes totalitaires, sous la forme de tentations fortes qui surgiront chaque fois qu'il semblera impossible de soulager la misère politique, sociale ou économique d'une manière qui soit digne de l'homme"27. De toute évidence, Arendt craint que la dévoration du privé et du public par le social, quand bien même l'on se placerait dans le cas où la misère économique et sociale ne soit plus un phénomène de masse (dans une société d'abondance), ne fasse que renforcer la misère politique et soit indigne de l'homme, c'est-à-dire fasse que l'homme se sente indigne, superflu, insignifiant (Amiel, Anne, 2001, p. 149).

L'agent économique obéit certainement à la logique économique, et dans ce sens, Arendt pose le problème des statistiques, capables de déterminer le comportement socialisé de l'homme, c'est-à-dire ici, le comportement socialisé des agents économiques. Mutadis

mutandis, il ne reste plus qu'un pas à commettre pour envisager la prévisibilité du

comportement humain et ainsi achever l'action politique du sceau de l'économique.

Ce qui nous pousse à affirmer que, ce qu'Arendt craint par-dessus tout, c'est la propension totalisante de l'économique qui tend à subsumer la pluralité inhérente à l'action sous la conformité comportementale.

Très critique à l'égard de la guerre du Vietnam, Arendt démontre là aussi la propension des États à décider du point de vue du calcul utilitaire et de réduire tout jugement à un calcul neutre. Cette pensée calculante est contre-politique. En d'autres termes, à partir du moment où la logique économique s'empare du domaine public et que, celle-ci est principalement inscrite sous le signe de la contrainte nécessaire et implacable, il n'existe plus qu'un pas à effectuer pour instaurer le règne de la violence. Au-delà de la misère économique, Arendt semble donc craindre une misère politique qui serait bien pire. Ce qui signifie que même si la société d'abondance réussit le pari qu'elle s'est donné, le problème n'en serait pas pour autant résolu. Miser sur la victoire de l'abondance est l'hubris qui nous ferait oublier la détresse politique de l'homme moderne. Nous aurons à revenir par la suite sur ce mythe de l'abondance ainsi que sur la place prépondérante que prend, au sein d'un tel mythe, la pensée calculante.