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Chapitre 1 Cadre conceptuel de la crise de la modernité

2. Le prima du travail sur l'œuvre et la crise du politique

2.3. La crise du politique

2.3.2. Le règne de la bourgeoisie

Dans Origine du totalitarisme, L'impérialisme, Arendt décrit la naissance de l'État moderne dominé principalement par la classe bourgeoise qui aurait imposé idéologiquement ses idéaux économico-expansionnistes au domaine politique. « Pour l'Europe, l'événement majeur de l'ère impérialiste, sur le plan de la politique intérieure, fut l'émancipation politique de la classe bourgeoise, jusque-là seule classe dans l'histoire à avoir obtenu la domination économique sans briguer l'autorité politique » (I, p. 20). En effet, Arendt lie l'expansionnisme à la question économique de la croissance économique, véritable socle de la logique impérialiste.

L'expansion en tant que but politique permanent et suprême est l'idée politique centrale de l'impérialisme. Parce qu'elle implique ni pillage temporaire ni, en cas de conquête, assimilation à long terme, c'est un concept entièrement neuf dans les annales de la pensée et de l'action politiques. La raison de cette surprenante originalité - surprenante parce que les concepts vraiment neufs sont très rares en politique - tient tout simplement à ce que ce concept n'a en réalité rien de politique, mais prend au

contraire36 ses racines dans le domaine de la spéculation marchande, où

l'expansionnisme signifiait l'élargissement permanent de la production industrielle et des marchés économiques qui a caractérisé le XIXe siècle.

Dans les milieux économiques, le concept d'expansion était parfaitement adéquat puisque la croissance industrielle représentait une réalité effective. Expansion signifiait augmentation de la production existante de biens de consommation et d'usage (I, p. 23).

Pour Arendt, Thomas Hobbes serait le théoricien de la bourgeoisie ; dans le Léviathan il aurait théorisé le rôle de l'État comme garant de l'intérêt privé. En d'autres termes, avec Hobbes nous avons l'exemple même d'une pensée politique entièrement dominée par les idéaux de la bourgeoisie, à savoir, l'accumulation du capital et le culte de l'abondance. Pour Arendt, l'homme de Hobbes est toujours défini comme un agent calculateur individualiste et égoïste ; « Il donne un portrait presque complet, non pas de l'Homme, mais du bourgeois, analyse qui en trois cents ans n'a été ni dépassée ni améliorée » (I, p. 45). En effet, La conception mécaniste hobbesienne de l'homme repose en définitive sur le rôle premier des

35 Nous aurons à revenir ultérieurement (Chapitre 3) sur le rapport entre bourgeoisie et impérialisme en l'analysant à l'aune du développementalisme qui constitue, selon nous, une forme de néo-impérialisme camouflé. À cette occasion nous aurons à analyser plus amplement la pensée hobbesienne.

passions humaines dont la plus importante est l'effort d'autoconservation. Autrement dit, ce qui anime par-dessus tout les hommes est ce désir d'autoconservation à partir duquel tout est envisagé comme moyen d'affirmation et d'expansion du moi. Le présupposé hobbesien est donc déjà biaisé par une vision individualiste de l'homme, animal rationnel, non pas au sens de doué de parole et de raison, mais au sens de capable de calculs égoïstes et égocentrés. L'État permet simplement que l'intérêt individuel s'aligne sur l'intérêt public de telle sorte qu'ils ne fassent plus qu'un. L'État et le politique seraient ainsi réduits à une assurance sécuritaire de l'intérêt de chacun.

L'État hobbesien est donc caractérisé principalement par le monopole de la violence légitime, violence politique qui fonde en théorie la sécurité des citoyens. Cependant, en inscrivant le politique sous le signe de la violence, Arendt constate qu'elle n'est plus le lieu de la contingence, mais de la nécessité. La délégation des pouvoirs dont parle Hobbes est symptomatique de la crise du politique au sein de la modernité. En effet, l'État hobbesien est le garant de la sécurité qui ne peut être acquise que dans la mesure où les hommes ont sacrifié leur liberté naturelle absolue. Or, concevoir le moment originaire du politique comme le moment sacrificiel de la liberté est le signe flagrant d'une perception pervertie du politique ; selon Arendt le politique serait justement le règne de la liberté au sein de la pluralité. Dans ces conditions, il est possible de dessiner deux tendances de la modernité dont Hobbes est porteur avec sa théorie de l'État.

Premièrement, il existe indéniablement une dépolitisation issue directement du désintéressement que provoque l'idéologie bourgeoise individualiste, mercantile et calculatrice.

Deuxièmement, le politique n'est plus le domaine de la contingence, mais le domaine de la nécessité dans la mesure où le rôle de l'État se limite à l'exercice de la violence légitime pour assurer la sécurité des biens privés.

C'est pourquoi Arendt conclut à une forme de dépolitisation massive au sein de laquelle l'économique dévore littéralement la sphère politique qui se réduit globalement à la protection des intérêts privés. « Privé de droits politiques, l'individu, pour qui la vie

publique et officielle se manifeste sous l'apparence de la nécessité, acquiert un intérêt nouveau et croissant pour sa vie privée et son destin personnel. Exclu d'une participation à la conduite des affaires publiques qui concernent tous les citoyens, l'individu perd sa place légitime dans la société et son lien naturel avec ses semblables » (I, p. 48).

Dans une telle perspective, le règne de la bourgeoisie signifie le dépérissement du politique dans la mesure où l'individualisme bourgeois se situe à l'antipode du pluralisme citoyen. Dans son ouvrage Le dépérissement du politique, généalogie d'un lieu commun (1999), Myriam Revault d'Allonnes insiste également sur cette antinomie en montrant qu'elle repose essentiellement sur le caractère dévorant de l'économique vis-à-vis du politique. Ce faisant elle renverra dos à dos, tout comme Arendt, la pensée du libéralisme et la pensée marxiste comme étant toutes les deux prises au sein de cette économicisation du politique.

Du point de vue du libéralisme, la critique de Revault d'Allonnes se veut fondamentale tout comme celle d'Arendt dont elle est effectivement influencée. C'est pourquoi, l'enjeu primordial n'est pas de savoir quelle est la juste mesure de l'interventionnisme étatique, mais bien de concevoir initialement l'État et le politique au sens large comme un instrument de l'économique.

Et à cet égard, il importe de souligner que la discussion concernant la plus ou moins grande intervention de l'État - n'est peut-être pas, de ce point de vue, le plus fondamental. Car on n'admet généralement que l'intervention de l'État est rendue nécessaire pour corriger les dysfonctionnements de cette logique de marché : compensation des déséquilibres, corrections des inégalités et des injustices, redistribution des biens, remise en jeu des conditions de l'égalité des chances (Revault d'Allonnes, Myriam, 1999, p. 128).

En d'autres termes, le libéralisme tendrait à accepter sans examen le postulat selon lequel le politique est entièrement soumis à l'économique et à sa logique de marché. Or, cette soumission du politique à l'économique est également le propre du marxisme qui, selon Revault d'Allonnes, est lui aussi pris dans la même spirale économicisante.

Il est significatif de constater que Marx n'accorde à l'État qu'une fonction strictement instrumentale : l'essence de l'État réside (et a toujours résidé) dans sa fonction sociale. On n'est pas très loin, à cet égard, de la fonctionnalité assignée à l'État par la perspective libérale : à ceci prés que la fonction de régulation se transforme en fonction de domination au service de la classe bourgeoise au pouvoir. À partir du moment où

les exigences fonctionnelles sont vouées à disparaître, du fait de l'horizon d'une humanité réconciliée, transparente à elle-même et sans conflits, l'État dépérit, mais la politique elle-même perd sa raison d'être (Revault d'Allonnes, Myriam, 1999, p. 135).

En définitive, Revault d'Allonnes s'arrime parfaitement à la réflexion arendtienne37 qu'elle endosse d'ailleurs à plusieurs reprises, à savoir, la critique de la réduction du politique à l'économique. La résultante de cette réduction est, comme le constate Arendt dans De la révolution, le rôle central de la question sociale. En effet, Arendt attribue, principalement du moins, l'échec relatif38 des révolutions à cette incapacité à sortir de la question sociale qui devient le nœud indétournable du politique. Arendt entend par la question sociale la pauvreté et son caractère absolument nécessaire :

La réalité qui correspond à cette imagerie moderne est ce que, depuis le XVIIIe siècle, nous avons pris l'habitude d'appeler la question sociale et qu'il vaudrait mieux et plus simplement appeler l'existence de la pauvreté. Plus que le manque, la pauvreté est un état de besoin constant et de misère aigüe dont toute l'ignominie tient à sa force de déshumanisation ; la pauvreté avilit parce qu'elle impose aux hommes le diktat absolu du corps, c'est-à-dire le diktat absolu de la nécessité, comme nul ne l'ignore, du fait de son expérience la plus intime et en dehors de toute spéculation (R, p. 88).

Si donc la question sociale aurait avili le politique et l'espoir même des révolutions, c'est parce qu'elle introduit le souci économique comme centre névralgique du politique. Ce faisant, et comme nous l'avons déjà analysé, le politique se trouve chargé de la nécessité inhérente au domaine économique et ainsi déchargé de la contingence essentielle de l'action. En d'autres termes, pour Arendt, le problème de l'avènement de la question sociale rejoint inexorablement la critique de l'avènement de l'hybride social. Ce qui signifie encore une fois que la dépolitisation de l'homme moderne, initiée avec l'accession de la classe bourgeoise au pouvoir politique aurait eu pour dramatique conséquence la perversion du domaine politique en un domaine où règne le principe de nécessité.

37 Sans ambages Arendt affirme d'ailleurs dans De la révolution que « La place de Marx dans l'histoire de la liberté humaine restera à tout jamais ambigüe. Il est vrai que, dans ses premiers ouvrages, il a traité de la question sociale en termes politiques et interprété le fléau de la misère en catégories d'oppression et d'exploitation ; cependant, le même Marx, dans presque tous les écrits qui suivirent le Manifeste

communiste, a redéfini l'élan proprement révolutionnaire de sa jeunesse en termes économiques » (R, p.

93).

38 Bien qu'Arendt constate le relatif échec des révolutions, elle semble plus encline à concéder un relatif succès à la révolution américaine dans la mesure où elle n'avait pas comme objectif premier de lutter contre la misère (tâche économique) mais bien d'instaurer la liberté (R, p. 138).

Au glissement du politique dans l'économie politique se superpose donc le glissement de la liberté publique vers une liberté privative. Dans ces circonstances, le concept de liberté antique, entrevu comme possibilité d'apparaître sur la sphère publique, devient insignifiant, la liberté se transforme en un concept paradoxalement privatif qui nécessite la protection de la sphère publique. Ce renversement qu'Arendt analyse longuement est symptomatique de la modernité en ceci que la liberté devient la limite du gouvernement politique. « La liberté est la limite que la puissance publique ne doit pas franchir sous peine d'outrepasser la fonction qui lui est assignée » (Revault d'Allonnes, Myriam, 1999, p. 94). C'est pourquoi : « La nouveauté des Modernes consiste à opérer un renversement dans le rapport et dans l'ordre des préalables : la politique - comme garantie et non plus comme exercice, devenue inséparable en ce sens d'une doctrine de la limitation du pouvoir- est la condition de possibilité de la réalisation de soi dans le privé » (Revault d'Allonnes, Myriam, 1999, p. 95). En d'autres termes, le renversement dont il est ici question aurait tout simplement réduit le concept de liberté à une dimension privative alors qu'il faisait originellement nécessairement appel à la pluralité. La vocation du politique devient ainsi paradoxalement la protection d'une liberté privée et individuelle et non plus le lieu où la liberté peut effectivement s'actualiser. Or, ce renversement est, d'un point de vue institutionnel, marqué par la démocratie représentative elle-même minée par la politique de partis.