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Chapitre 1 Cadre conceptuel de la crise de la modernité

2. Le prima du travail sur l'œuvre et la crise du politique

2.2. La modernité et l'apologie du travail

2.2.3. La société de consommation ou l'idéal de l'abondance

L’idéal de l’abondance doit être compris au sein du couple travail/consommation et qui constitue pour ainsi dire une seule et même chose. « Du point de vue des exigences du processus vital, de la « nécessité de subsister », comme disait Locke, le travail et la consommation se suivent de si près qu’ils constituent presque un seul et même mouvement qui, à peine terminé, doit se recommencer » (CHM, p. 146).

L’abondance est donc l’idéal de la société de travailleurs/consommateurs en ceci qu’il représente une infinie plasticité. L’abondance en tant qu’idéal a ceci de particulier qu’il renoue avec le concept clef de processus naturel infini. En effet, l’idéal d’abondance ne

30 Nous aurons l’occasion de revenir sur cette distinction dans notre deuxième chapitre. Nous montrerons ainsi que le glissement du travail vers l’œuvre engendre un second glissement celui de la durabilité vers la pérennité.

souffre d’aucune limite dans la mesure où il rythme le processus du travail à travers l’affirmation selon laquelle il faut travailler plus pour consommer plus. Et le bonheur comme promesse du travail constitue pour ainsi dire l’affirmation selon laquelle il faut réitérer indéfiniment cette tâche propre à instaurer le bonheur pour le plus grand nombre qui est l’idéal moral de l’utilitarisme. Quelle est la nature de ce bonheur pour le plus grand nombre et quels en sont les présupposés ?

Dans Système logique (1843), John Stuart Mill avance l'hypothèse suivante : « Il y a, par exemple, une vaste classe de phénomènes sociaux dans laquelle les causes immédiatement déterminantes sont en première ligne celles qui agissent par le désir de richesse, et dont la principale loi psychologique, familière à tout le monde, est qu'on préfère un gain plus grand à un moindre » (Mill, J.S., 2002, p. 61). Ce choix de limiter le comportement humain à la recherche d'un plus grand bien constitue bel et bien la nouvelle trajectoire de la société moderne consumériste dont l'idéal avoué est l'abondance. Commentant ce choix anthropologique, Serge Latouche affirme qu'il n'a rien d'anodin et qu'il implique un coup de force anthropologique : « Subrepticement, dans ce choix initial et avec lui, se trouve introduite toute une philosophie : l'harmonie des intérêts (Latouche, Serge, p. 106, 107).

Commentant le bonheur pour le plus grand nombre, Arendt atteste que c’est là le bonheur qui suit toute consommation et qui, de ce fait, est avant tout un bonheur élémentaire, le bonheur de subvenir à tous ses besoins. « Le « bonheur pour le plus grand nombre » dans lequel nous généralisons et vulgarisons la félicité dont la vie terrestre a toujours joui, a conceptualisé en « idéal » la réalité fondamentale de l'humanité travailleuse. Le droit de poursuivre ce bonheur est, certes, aussi indéniable que le droit de vivre ; il lui est même identique » (CHM, p. 155).

C’est un bonheur cyclique, car « Il n’y a pas de bonheur durable en dehors du cycle prescrit des peines de l’épuisement et des plaisirs de la régénération (…) » ( Arendt, CHM, p. 155).

travailleur/consommateur. En effet, effort et récompense, travail et consommation se suivent de si près qu’ils semblent constituer une seule et même chose ; ils font partie du même processus. Le bonheur pour le plus grand nombre n’est donc pour Arendt que la vulgarisation idéologique de la naturelle jouissance qui suit la peine du travail et qui permet au cycle de se perpétuer. Or, un tel bonheur utilitariste reste ancré dans l’espèce humaine, c’est donc le bonheur de l’espèce travaillante dont il est question ; un bonheur là aussi processuel, naturel et nécessaire. Ainsi, le bonheur dans l’abondance fait signe vers l’idéal de l’animal laborans. En d'autres termes, le bonheur dans la consommation n'est qu'un avatar apologisé de la félicité naturelle qui précède toujours le dur labeur et qui n'a jamais été considéré comme pouvant constituer un projet politique. En posant cet idéal consumériste comme projet social, la modernité prend acte de l'individualisme consumériste qui repose sur une philosophie de la vie que dénonce Arendt. Aussi, l'exaltation du zoologique comme condition du bonheur est aux antipodes de la conception classique grecque du bonheur qui elle, présuppose la liberté d'apparaître parmi ses semblables. En d'autres termes, obnubilée par sa fécondité démesurée et effrénée, la modernité a propulsé l'idéal de l'abondance comme projet commun et en a fait ainsi un

hubris insatiable. Le caractère insatiable de l'idéal de l'abondance repose effectivement sur

l'absence de limite tangible à ce bonheur qui semble nous fuir tant et aussi longtemps que nous le poursuivons.

Dans le même ordre d’idées et sur un plan sociologique, Jean Baudrillard semble donner raison à Arendt quand il affirme dans La société de consommation, ses mythes ses

structures (1970), qu’ « il y a aujourd’hui tout autour de nous une espèce d’évidence

fantastique de la consommation et de l’abondance, constituée par la multiplication des objets, des services, des biens matériels, et qui constitue une sorte de mutation fondamentale dans l’écologie de l’espèce humaine » (Baudrillard, Jean, 1970, p. 17). Il remarque ainsi à juste titre que la société de l’abondance change radicalement notre rapport temporel aux objets du monde. « Nous vivons le temps des objets : je veux dire que nous vivons à leur rythme et selon leur succession incessante. C’est nous qui les regardons aujourd’hui naître et mourir alors que, dans toutes les civilisations antérieures, c’était les objets, instruments ou monuments pérennes, qui survivaient aux générations d’hommes »

(Baudrillard, Jean, 1970, p. 18). En effet, pour Arendt la distinction principale entre les objets de consommation et les produits de l’œuvre réside en ceci que les premiers sont voués à disparaître alors que les seconds ont pour finalité l’usage. Car même si un objet d’usage finira par disparaître, « la destruction, encore qu’inévitable, est incidente à l’usage, mais inhérente à la consommation » (CHM, p. 189). La jonction de l’analyse de la société moderne de Baudrillard et d’Arendt réside en ceci qu’ils affirment ensemble le changement de temporalité lié à l’idéal de l’abondance. En effet, Arendt affirmera que « Les idéaux de l’homo faber, fabricateur du monde : la permanence, la stabilité, la durée, ont été sacrifiés à l’abondance, idéal de l’animal laborans » (CHM, p. 176).

Dans le même ordre d’idées, il est intéressant de noter que le « droit à la poursuite du bonheur » est inscrit au sein même de la constitution américaine : «Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur » (Jefferson, Thomas, 1776). Il est d’ailleurs intéressant de constater que pour Arendt l’animal laborans est « le seul qui ait jamais demandé à être heureux ou cru que les mortels peuvent l’être » (CHM, p. 184). À quand remonte cette croyance ?

Pour Arendt, cette croyance remonte aux temps modernes et plus spécifiquement, à la Révolution américaine :

La question sociale devait commencer à jouer un rôle révolutionnaire seulement dans les temps modernes et non auparavant, lorsque les hommes se mirent à mettre en doute que la pauvreté était inséparable de la condition humaine, à douter que la distinction entre le petit nombre qui, grâce aux circonstances ou par la force ou la fraude, avait réussi à se libérer des chaînes de la misère et la multitude affligée de pauvreté de ceux qui travaillaient fût inévitable, éternelle. Ce doute ou plutôt la conviction que la vie sur terre pouvait être bénie par l’abondance au lieu d’être maudite par l’indigence, est prérévolutionnaire et américain d’origine ; il sort tout droit de l’expérience coloniale américaine » (ER, p. 27, 28).

C’est seulement à partir de là que l’abondance peut devenir le symbole d’une société où le droit d’être heureux devient le leitmotiv de la vie sur terre. Une chose est certaine, avec le droit d’être heureux s’impose la logique de l’animal laborans, la logique d’une vie entièrement destinée à la consommation des objets du travail.

Ce qui dans ce sens est le plus à craindre, ce n’est pas comme le rappelle Arendt la mécanisation des processus naturels, mais bien l’aspiration de toute productivité humaine « Le danger de l'automatisation future est bien moins la mécanisation tant déplorée de la vie naturelle que le fait qu'en dépit de son artificialité toute la productivité humaine serait aspirée par un processus vital énormément intensifié et en suivrait automatiquement, sans labeur et sans effort, le perpétuel cycle naturel » (CHM, p. 183, 184). Or, il s’agit de trouver le lien entre la vitalisation de l’artefact et l’idéologie de la recherche du bonheur. Avec la surabondance, nous assistons à un processus sans limites qui tend à englober toutes les activités spécifiquement humaines sous l’angle de la consommation. En d'autres termes, il faudrait comprendre l'injonction à l'abondance comme un projet dévorant au sein duquel le bonheur promis est, par définition, inaccessible dans la mesure où l'abondance ne pose pas a priori de limites. Pire encore, le mythe de l'abondance semble reposer sur un présupposé mécaniste selon lequel l'abondance libérerait le temps de l'homme. Or, ce présupposé est largement critiqué par Arendt :

L'espoir qui inspira Marx et l'élite des divers mouvements ouvriers - le temps libre délivrant un jour les hommes de la nécessité et rendant productif l'animal laborans - repose sur l'illusion d'une philosophie mécaniste qui assume que la force de travail, comme toute autre énergie, ne se perd jamais, de sorte que si elle n'est pas dépensée, épuisée dans les corvées de la vie, elle nourrira automatiquement des activités "plus hautes" (CHM, p. 184).

Or, Arendt constate qu'un tel mythe est dérisoire et que la libération potentielle du travail ne laisserait de la place qu'à la consommation. En effet, dans La crise de la culture, Arendt évoque très clairement la dynamique dévorante de la société consumériste. Celle-ci ne veut pas la culture, mais le loisir. « La société de masse, au contraire, ne veut pas la culture, mais les loisirs (entertainement) et les articles offerts par l'industrie des loisirs sont bel et bien consommés par la société comme tous les autres objets de consommation » (CC, p. 263). En d'autres termes, il est possible d'affirmer que le culte de l'abondance tend à s'approprier la culture et à la transformer en objet de consommation. Par industrie des loisirs, il faut entendre selon Arendt la production d'objets à tendance culturelle mais remodelés par l'industrie de telle sorte qu'ils soient propices à la consommation. Ainsi, l'industrie culturelle n'est pas seulement une industrie comme une autre, elle semble poser le problème d'une déformation de la culture. D'où l'inquiétude d'Arendt :

L'industrie des loisirs est confrontée à des appétits gargantuesques et, puisque la consommation fait disparaître ses marchandises, elle doit sans cesse fournir de nouveaux articles. Dans cette situation, ceux qui produisent pour les mass medias pillent le domaine entier de la culture passée et présente, dans l'espoir de trouver un matériau approprié. Ce matériau, qui plus est, ne peut être présenté tel quel ; il faut le modifier pour qu'il devienne loisir, il faut le préparer pour qu'il soit facile à consommer (CC, p. 265).

En d'autres termes, avec l'industrie du loisir se pose inexorablement la question du bonheur social de l'animal laborans. La promesse de l'abondance tend à subsumer toute la créativité humaine sous l'angle de la consommation. On ne peut donc pas promettre le bonheur pour le plus grand nombre sans en même temps transformer la culture de telle sorte qu'elle soit accessible à tous. Aussi, n'est-il pas faux de supposer que sous le prétexte de l'accessibilité et de la démocratisation de la culture se profile insidieusement une crise de la culture encouragée par l'idéologie du bonheur pour le plus grand nombre. En d'autres termes, si pour Arendt, ce bonheur n'était jadis que celui de la simple félicité qui consiste à jouir de ses besoins, le culte de l'abondance, tout en se situant dans la droite lignée de ce naturalisme de la béatitude, semble lui greffer l'infinitude qui aurait remplacé l'équilibre.

Le résultat est ce qu'on appelle par euphémisme culture de masse, et son profond malaise est un universel malheur causé d'une part par le manque d'équilibre entre le travail et la consommation, d'autre part par les exigences obstinées de l'animal

laborans qui veut un bonheur que l'on obtient que dans l'équilibre parfait des processus

vitaux de l'épuisement et de la régénération, de la peine et du soulagement (CHM, p. 184, 185).

Cette infinitude du bonheur dans l'abondance implique conséquemment l'hubris de la démesure : avec le culte de l'abondance nous assistons donc véritablement à la victoire de l'animal laborans. Le bonheur dans l'abondance est devenu l'objectif économico-politique de l'hybride social de telle sorte qu'il ne serait pas faux de dire qu'il englobe la majorité des discours politiques. Le niveau de vie, le pouvoir d'achat et le taux de chômage et de croissance deviennent ainsi les maîtres mots de l'économie politique dont le but avoué est l'établissement du bonheur pour le plus grand nombre. Ce prosaïsme exacerbé n'est cependant pas innocent, il s'accompagne d'une idéologie économiste que dénonce Castoriadis en ces mots qui conviendraient parfaitement à la pensée arendtienne :

À partir du postulat caché (et en apparence évident) que le seul objectif de l'économie est de produire plus (d'outputs) avec moins (d'inputs), rien ne doit faire obstacle au processus de maximisation : ni la "nature" physique ou humaine, ni la tradition, ni d'autres "valeurs". Tout est convoqué devant le tribunal de la Raison (productive) et

doit démontrer son droit à l'existence à partir du critère de l'expansion illimitée de la maîtrise rationnelle (Castoriadis, 1990, p. 18).

En effet, la logique dévorante de la société de production/consommation n'épargne aucun objet et n'accepte aucune limite. Or, le bonheur promis au sein de cette idéologie est non seulement inatteignable, mais également strictement privé. En effet, même en admettant la possibilité de la réalisation d'une société d'abondance (objectif néanmoins utopique en raison de l'absence de limitation au concept d'abondance), il est fort probable que le temps libéré ne soit pas effectivement du temps libre pour les activités nobles. C'est d'ailleurs ce que semble prédire Arendt en distinguant radicalement le temps vide du loisir du temps libre.

Ils (les loisirs) servent, comme on dit, à passer le temps, et le temps vide qui est ainsi passé n'est pas, à proprement parler, le temps de l'oisiveté - c'est-à-dire le temps où nous sommes libres de tout souci et activité nécessaires de par le processus vital, et, par là, libres pour le monde et sa culture ; c'est bien plutôt le temps de reste, encore biologiquement conditionné du travail - dans le "métabolisme de l'homme avec la nature", comme dit Marx. Avec les conditions de vie moderne, ce hiatus31 s'accroît constamment : il y a de plus en plus de temps libéré à remplir avec les loisirs, mais ce gigantesque accroissement de temps vide ne change pas la nature du temps. Les loisirs, tout comme le travail et le sommeil, font irrévocablement partie du procès biologique de la vie. Et la vie biologique est toujours, au travail ou au repos, engagée dans la consommation ou dans la réceptivité passive de la distraction, un métabolisme qui se nourrit des choses en les dévorant (CC, p. 263).

Le culte de l'abondance, idéal de l'animal laborans, aurait donc pour objectif utopique de libérer le temps du travail pour le loisir. Or, cette libération ne déboucherait pas mécaniquement sur la liberté mondaine et publique, mais bien sur la liberté privative que procure le temps vide du loisir. Ce qui signifie que la question du bonheur dans l'abondance change à la fois la conception classique de la liberté (liberté politique publique32) et la conception du bonheur public. Autrement dit, le bonheur et la liberté deviennent idéalement des concepts qui requièrent l'anonymat de la sphère privée au sein de la société de consommation.

En définitive, l’hégémonie du travail ne peut être comprise qu’à partir du couple

31

Hiatus : coupure, fossé ou séparation.

moderne du travailleur/consommateur. Ce couple est rendu possible par l’idéal de l’animal

laborans : « le bonheur pour le plus grand nombre ». Or ce bonheur n’est plus seulement

une possibilité à laquelle tout homme a le droit, il est bien plus un devoir d’être heureux pour reprendre les termes de Bruckner : « Par devoir de bonheur, j’entends cette idéologie propre à la deuxième moitié du XXe siècle et qui pousse à tout évaluer sous l’angle du plaisir et du désagrément, cette assignation à l’euphorie qui rejette dans la honte ou le malaise ceux qui n’y souscrivent pas » (Bruckner, 2000, p. 17). Le bonheur pour le plus grand nombre n’est pas seulement une possibilité, mais une nécessité au sein d’une société de consommation qui incarne un catéchisme collectif : la recherche du bonheur consumériste.

Ce faisant, le monde de l’animal laborans semble destiné à disparaître dans la mesure où l’idéal tend à soumettre le monde humain au vitalisme. La véritable menace n’est donc pas pour Arendt l’artificialisation de la nature humaine, mais la vitalisation du monde humain, de l’artefact et de la culture. La surabondance comme idéal suggère la vitalisation du monde humain, le recyclage de tout objet culturel durable au sein de la machine vivante de la productivité contre nature. « Le règne du social, dans lequel le processus vital a établi son domaine public, a déclenché, pour ainsi dire, une croissance contre nature du naturel33 ; et c'est contre cette croissance, non pas simplement contre la société, mais contre un domaine social toujours grandissant, que le privé et l'intime d'une part, et le politique (au sens strict du mot) d'autre part, se sont montrés incapables de se défendre » (CHM, p. 86, 87).