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Chapitre 1 Cadre conceptuel de la crise de la modernité

2. Le prima du travail sur l'œuvre et la crise du politique

2.1. Description schématique de la vita activa

2.1.1. Le travail du corps

Pour Arendt, le travail du corps se distingue nettement de l'œuvre en ceci qu'il tend à produire l'ensemble des produits de consommation. C'est pourquoi, Arendt insiste sur la familiarité du travail avec la sphère biologique et sa soumission catégorielle au concept de nécessité. En tant que l'homme travaille, il est un animal laborans, c'est-à-dire qu'il est producteur des biens de consommation. La production de biens de consommation est à la fois la condition de possibilité de la survie individuelle, mais également la condition de vie de l'espèce humaine. La définition qu'en donne Arendt est la suivante :

« Le travail est l'activité qui correspond au processus biologique du corps humain, dont la croissance spontanée, le métabolisme et éventuellement la corruption, sont liés aux productions élémentaires dont le travail nourrit ce processus vital. La condition humaine du travail est la vie elle-même » (CHM, p. 41).

Ainsi, le cadre conceptuel au sein duquel se meut l'activité du travail est la vie au sens zoologique déjà décrit précédemment. Inscrit sous le signe de la nécessité biologique le travail est donc l'activité la moins contingente, la moins libre. Plus positivement, le travail assure la subsistance sans laquelle toutes les autres activités seraient impossibles. Ici encore, il est possible de faire le lien avec le domaine privé vu précédemment. Si le privé est la condition de possibilité du public, le travail est, du point de vue de la vita activa, la condition de possibilité sine qua non des autres activités et, plus particulièrement, du politique. Il n'est donc pas faux d'affirmer que le privé est au public ce que le travail est au politique : sa condition nécessaire.

propos :

Le travail est la première des activités de la vita activa. En tant qu’un être humain travaille, il est bien un animal laborans et non pas un homo faber. Le travail est lié à la nécessité vitale (au zoê de la zoologie et non au bios de la biographie) que connaît toute espèce vivante, et son corrélat est la consommation des bonnes choses. Le travailleur est donc renvoyé à la solitude de son corps, et au bonheur du vivant comme tel. Le travail renvoie donc à la nature, à laquelle l’animal laborans oppose sa force, et cela de façon cyclique, répétitive et anonyme (Anne Amiel, 2007, p. 85).

En effet, le travail parait aliénant, et ce, pour trois raisons principales : la première raison est la solitude de cette activité (activité relativement privée), la seconde est que cette activité répond à une nécessité biologique (caractère zoologique), de cette seconde raison découle la troisième, à savoir, la cyclicité dont l'origine est le caractère éphémère du produit du travail voué à la consommation (productivité improductive).

Cependant, il faut bien faire attention au fait qu'Arendt ne critique pas le travail en soi, mais le travail comme finalité ultime de la vita activa. Autrement dit, c'est la place prépondérante du travail comme finalité de la vita activa moderne qui constitue l'essence de la critique arendtienne du travail.

2.1.2. L'œuvre de nos mains

Pour Arendt, l'œuvre entretient une position intermédiaire entre le travail et l'action. En tant qu'elle est productive, elle ressemble au travail, en tant qu'elle est mondaine, elle édifie l'artefact humain. En d'autres termes, si en tant qu'il travaille l'homme est considéré comme un animal laborans aliéné à la nécessité naturelle, en tant qu'il œuvre, il semble déjà se détacher du naturel en construisant le monde artificiel humain.

L'œuvre est l'activité qui correspond à la non-naturalité de l'existence humaine, qui n'est pas incrustée dans l'espace et dont la mortalité n'est pas compensée par l'éternel retour cyclique de l'espèce. L'œuvre fournit un monde "artificiel" d'objets, nettement différent de tout milieu naturel. C'est à l'intérieur de ses frontières que se loge chacune des vies individuelles, alors que ce monde lui-même est destiné à leur survivre et à les transcender toutes. La condition humaine de l'œuvre est l'appartenance-au-monde (CHM, p. 41).

L'intérêt de l'œuvre repose sur cette réification de produits d'usage qu'Arendt inscrit dans la durée. C'est d'ailleurs cette permanence, cette durabilité qui constitue la première qualification positive de l'œuvre. En effet, en tant qu'objet d'usage, les produits de l'œuvre ne sont pas voués à disparaître via la consommation. La finalité principale de l'œuvre est

l'usage : « L'usage auquel ils se prêtent ne les fait pas disparaître et ils donnent à l'artifice humain la stabilité, la solidité qui, seules, lui permettent d'héberger cette instable créature, l'homme » (CHM, p. 187). Aussi, n'est-il pas faux d'affirmer que l'œuvre se situe vis-à-vis du point de vue du vitalisme naturalisant du travail en complète opposition avec la nature ; elle est dans ce sens une activité contre nature propre à instaurer un monde humain artificiel et durable. « Cet élément de violation, de violence est présent en toute fabrication : l'homo

faber, le créateur de l'artifice humain, a toujours été destructeur de la nature » (CHM, p.

190).

L'œuvre entretient donc un lien avec le monde humain commun alors que le travail est essentiellement tourné vers la nature. Ultimement, c'est dans l'œuvre d'art qu'Arendt perçoit l'immortalité potentielle de l'œuvre :

En raison de leur éminente permanence, les œuvres d'art sont de tous les objets tangibles les plus intensément du-monde ; leur durabilité est presque invulnérable aux effets corrosifs des processus naturels, puisqu'elles ne sont pas soumises à l'utilisation qu'en feraient les créatures vivantes, utilisation qui, en effet, loin d'actualiser leur finalité - comme la finalité d'une chaise lorsqu'on s'assied dessus - ne peut que les détruire (CHM, p. 223).

Cependant, bien que l'œuvre soit essentielle dans le triptyque arendtien, elle reste incapable de fonder une vie authentiquement humaine dans la mesure où elle reste une activité instrumentale et que, ce faisant, elle ne peut être conçue comme un bioi au sens aristotélicien. « Ce postulat de la liberté (postulat aristotélicien) éliminait d'emblée tous les modes de vie que l'homme suit en premier lieu pour rester vivant - non seulement le travail, mode de vie de l'esclave, soumis à la nécessité de vivre et à l'autorité du maître, mais aussi la vie laborieuse de l'artisan et la vie mercantile du commerçant » (CHM, p. 47).

2.1.3. L'action et la parole

Comme nous l'avons déjà souligné, l'action est au domaine public ce que le travail est au domaine privé. En effet, de toutes les activités humaines, l'action et la parole sont les seules qui nécessitent absolument la présence d'autrui. Si la condition humaine du travail est la vie, si celle de l'œuvre est l'appartenance-au-monde, celle de l'action est indubitablement la pluralité. Or, la pluralité est comme nous l'avons précédemment avancé, inscrite sous le signe de l'égalité et de la différence.

La pluralité humaine, condition fondamentale de l'action et de la parole, a le double caractère de l'égalité et de la distinction. Si les hommes n'étaient pas égaux, ils ne pourraient se comprendre les uns les autres, ni comprendre ceux qui les ont précédés ni préparer l'avenir et prévoir les besoins de ceux qui viendront après eux. Si les hommes n'étaient pas distincts, chaque être humain se distinguant de tout autre être présent, passé ou futur, ils n'auraient besoin ni de la parole ni de l'action pour se faire comprendre (CHM, p. 232).

En effet, l'action est le domaine de la révélation de l'agent à une pluralité. Cette révélation pure de l'individualité ne se retrouve dans aucune autre activité. Ni le travail ni l'œuvre ne peuvent révéler directement l'individualité unique de leur auteur.

C'est dans ce sens qu'Anne Amiel affirme que « L'agir (qui est toujours en fait un co- agir qui requiert la présence de mes pairs, de mes égaux) doit d'abord se comprendre comme spontanéité, commencement, comme capacité à initier un processus, ou, tout aussi essentiellement à interrompre l'automatisme d'un processus » (Amiel, Anne, 2007, p. 7)

En tant que l'homme agit il initie donc des processus qu'il ne contrôle évidemment pas. Il existerait donc une double imprévisibilité de l'action, imprévisibilité de la spontanéité et imprévisibilité des conséquences que déclenche une action. En ce sens, l'action politique est véritablement le domaine de la contingence et de la liberté. À travers cette définition de l'action politique se dessine une définition de la liberté au sein de la pluralité. Ce recentrage arendtien nous permettra de comprendre sa critique virulente de la liberté privative de la société de consommation.