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Chapitre 1 Cadre conceptuel de la crise de la modernité

1. La double crise du domaine public et du domaine privé

1.2. L'hybridation moderne du privé et du public

1.2.1. Origine du domaine social

Le mot social est d’origine romaine et non grecque et Arendt rappelle ainsi qu’il n’a pas d’équivalent dans la langue grecque. « C’est seulement avec le concept plus récent de

societas generi humani que le mot « social » commence à prendre le sens général de

condition humaine fondamentale » (CHM, p.61). La disposition naturellement sociale des hommes n’était pas inconnue des Grecs, mais ils considéraient la camaraderie naturelle comme étant une nécessité biologique et non comme étant le propre de l'homme19. En effet, comme bon nombre d'animaux, l'homme est une espèce sociale, c'est-à-dire une espèce qui a besoin de s'associer à ses semblables pour survivre. Or, considérer que la spécificité de l'homme repose sur sa sociabilité c'est le ramener à sa condition animale. En d'autres termes, pour Arendt, il ne suffit pas aux hommes de s'associer pour prétendre réaliser leur

19 Il semble nécessaire ici d'inclure la critique de Flynn concernant la catégorisation arendtienne. Selon lui, l'approche d'Arendt est trop comparative avec la démocratie grecque. Dans The concept of the political... Flynn affirme que « It is our contention that this understanding of modern democracy is quite inadequate,

because it is based upon a radical separation of the social and the political » (Flynn, 1991, p. 121). Pour

Flynn, le concept grec de citoyen (limitation) diffère du concept moderne de peuple (absence de limites). Cependant, Flynn en arrive à admettre qu'il est impossible au sein de la société moderne de séparer décisivement le social du politique et l'action du faire (Flynn, 1991, p. 122). C'est en raison de cette impossibilité de trancher définitivement que nous donnons raison à Arendt quand elle semble affirmer entre les lignes le nivellement des différentes activités humaines sous l'angle du faire et du travail, sous l'angle comme nous le verrons plus loin, du requérir économique. Bien que la critique de Flynn soit pertinente, elle montre à notre sens l'avantage de la comparaison arendtienne en ceci qu'elle nous permet de comprendre l'indistinction moderne au sein de la vita activa.

bioi. L'association ne dit rien de la modalité de l'action des hommes entre eux, elle indique

tout au plus que les hommes sont nécessairement commis à vivre ensemble. Avec le concept de société, nous restons donc dans la nécessité économique et zoologique. C'est d'ailleurs ainsi qu'il faut entendre la définition arendtienne de la société :

Ce qui nous intéresse ici, c'est l'extraordinaire difficulté qu'en raison de cette évolution nous avons à comprendre la division capitale entre le domaine public et le domaine privé, entre la sphère de la polis et celle du ménage, de la famille, et finalement entre les activités relatives à un monde commun et celles qui concernent l'entretien de la vie : sur ces divisions, considérées comme des postulats, comme des axiomes, reposait toute la pensée politique des Anciens. Dans nos conceptions, la frontière s'efface parce que nous imaginons les peuples, les collectivités politiques comme des familles dont les affaires quotidiennes relèvent de la sollicitude d'une gigantesque administration ménagère. La réflexion scientifique qui correspond à cette évolution ne s'appelle plus science politique, mais « économie nationale », « économie sociale », ou

Volkswirtschaft, et il s'agit là d'une sorte de « ménage collectif » ; nous appelons

« société » un ensemble de familles économiquement organisées en un fac-similé de famille supra-humaine, dont la forme politique d'organisation se nomme « nation » (CHM, p. 66).

La société est donc cette famille supra-humaine qui répond aux mêmes prérogatives que la famille : la gestion des affaires privées. Dans de telles conditions, il n'est pas étonnant de constater qu'Arendt évoque l'hégémonie d'une pensée gestionnaire au sein de la politique qui n'est plus qu'une gigantesque administration ménagère. Si donc la société est principalement une association économique, alors la logique de l'intérêt semble nécessairement s'imposer comme le nouvel axiome indiscutable de la société moderne.

Du point de vue sociologique, la société peut être définie par opposition à la communauté. Bien que cette distinction soit étrangère à la catégorisation arendtienne, elle pourrait nous éclairer sur la pertinence de sa définition de la société. Pour le sociologue Tönnies, la démarcation essentielle à prendre en compte est celle qui distingue la communauté de la société. Pour Tönnies, « La communauté est la vie commune vraie et durable ; la société est seulement passagère et apparente. Et l’on peut, dans une certaine mesure, comprendre la communauté comme un organisme vivant, la société comme un agrégat mécanique et artificiel » (Tönnies, 1997, p. 48). La communauté est donc dans une certaine mesure organique, naturelle et originelle, la société elle, est artificielle dans la mesure où les liens des individus entre eux sont purement utilitaires. Ainsi, Tönnies relie-t- il la communauté à la famille, et la nature des rapports communautaires est régie par la loi

de la nécessité. En tant qu’état primitif et naturel, la communauté englobe les différentes volontés dans l’unité du lien communautaire. La société est caractérisée par l’association utilitaire artificielle des individus. « D’après la théorie de la société, celle-ci est un groupe d’hommes qui, vivant et demeurant, comme dans la communauté, d’une manière pacifique

les uns à côté des autres20, ne sont pas liés organiquement, mais sont organiquement séparés ; tandis que, dans la communauté, ils restent liés malgré toute séparation, ils sont dans la société, séparés malgré toute liaison » (Tönnies, 1997, p. 81). C’est pourquoi la société semble fondée sur la position des "sujets-forces" alors que la communauté est fondée sur l’unité organique de ses membres.

Si donc Arendt effectue une démarcation diamétrale entre le politique et le social, elle semble omettre dans sa catégorisation la différence entre communauté et société. Elle rejoint apparemment Tönnies en ceci que pour Arendt, le propre de la société est d’être formée de sujets-individus entièrement voués à la recherche de leur intérêt privé. Mais le politique n’est pas pour autant le communautaire. Pour Arendt, le politique est justement fondé sur une pluralité qui ne doit ni ne peut être subsumée sous l’unité organique du communautaire. Or, comme le dit Arendt, « La pluralité humaine, condition fondamentale de l'action et de la parole, a le double caractère de l'égalité et de la distinction21 » (CHM, p. 197). En résumé, le politique n'est donc ni la vie sociale ni la vie communautaire. Commentant Arendt, André Enégen souligne justement l'importance de la pluralité et le refus arendtien de l'unité :

Aller au principe du politique n'est donc pas résorber les différences, mais les affiner et ce serait tomber dans l'erreur du platonisme, coupable selon Aristote de confondre la "symphonie avec l'unisson et le rythme avec le pas cadencé" que de penser la polis humaine sous le signe de l'unité. Ramener l'espace politique à l'un revient selon Arendt à le ruiner irrémédiablement puisque la cité n'est que la pluralité de ses citoyens qui doit être préservée de toute subordination à un appareil unificateur, défendue jusqu'au bout contre les entreprises théoriques entrainées aux totalisations qui réservent l'efficience à une unité suffisante (André Enegrén, 1984, p. 45, 46).

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C'est nous qui soulignons.

21 Il existe donc une différence subtile mais essentielle entre la pluralité politique, la société et la communauté. La communauté est, comme la famille, subsumée sous l'unité organique alors que la politique invoque l'égalité d'acteurs nécessairement distincts. Si donc au sein de la société les agents sont les uns à côté des autres, dans le domaine public de l'action, ils vivent en rapport les uns avec les autres tout en étant distincts.

Le politique se distingue ainsi et de la société moderne et de la communauté primitive. Arendt serait vraisemblablement d’accord avec l’affirmation de Tönnies selon laquelle on peut « considérer la société comme si, en réalité, elle était constituée d’individus séparés qui, dans l’ensemble, agissent pour toute la société en tant qu’ils paraissent agir pour eux, et qui agissent pour eux en tant qu’ils paraissent le faire pour la société » (Tönnies, 1997, p. 85).

Or, c'est là un des présupposés des économistes classiques et, plus particulièrement, d'Adam Smith : « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous (ne) nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est pas de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage » (Adam Smith, 1991, p. 82). Ainsi, boucher, marchand de bière ou boulanger paraissent agir pour la société alors qu'ils agissent pour eux-mêmes. La société pour Arendt serait donc également un fac- simulé de communauté, c'est-à-dire une fiction communiste qui repose sur l'individualisme et l'idée ou le présupposé selon lequel il existe une harmonie des intérêts qui tend à subsumer la séparation des agents économiques.

Comme nous l'avons précisé, Arendt n'invoque pas la nécessité d'un lien organique au sein du politique dans la mesure où celui-ci est inscrit sous le signe de la pluralité. Cependant, dans Les origines du totalitarisme Le système totalitaire, elle prend acte de l'atomisation de la société en sujet individu22. Cette atomisation est le signe flagrant de la perte du sens politique dans la mesure où les individus sont littéralement voués à eux- mêmes. Si donc il existe indéniablement un lien organique au sein de la famille, ce lien n'existe plus dans le fac-similé de cette supra-famille qu'Arendt appelle la société ou la nation. Cependant, la société est un concept hybride consanguin au concept de famille. Dans ce sens, Arendt refuserait, en quelque sorte, l'opposition antithétique entre la communauté et la société en ceci que la société, au-delà de son apparente artificialité, est vouée à la même tâche que la communauté organique, qu'elle est aliénée à la nécessité et

22 « En réalité, les masses se développèrent à partir des fragments d'une société hautement atomisée, dont la structure compétitive et la solitude individuelle qui en résulte n'étaient limitées que par l'appartenance à une classe (ST, p. 55). »

qu'elle est ultimement subsumée sous l'unité économique. Il est donc possible d'avancer que la familiarité de la société avec la vie privée organique implique une forme de nostalgie du lien organique unitaire. La recherche du lien artificiel est synonyme d'une tentative de réduire la pluralité à l'unité en tentant d'établir le principe artificiel selon lequel les hommes sont liés individuellement à une communauté d'intérêts. Ce lien est cependant invisible tout comme la main invisible d'Adam Smith. Il n'est pas organique, mais économique. La fiction communiste comme l'appelle Arendt, n'est donc pas le propre du marxisme, mais le présupposé partagé de l'économie moderne. Autrement dit, l'hybride moderne est conçu de telle sorte qu'il n'existe plus du politique au sens fort du terme parce qu'il n'existe plus de place pour la pluralité. Renvoyant dos à dos l'hypothèse libérale et l'hypothèse de Marx, Arendt dénonce clairement la fiction communiste et son conformisme sous-jacent.

Le comportement uniforme qui se prête aux calculs statistiques et, par conséquent, aux prédictions scientifiques, ne s'explique guère par l'hypothèse libérale d'une "harmonie" naturelle des "intérêts", fondement de l'économie "classique" ; ce n'est pas Karl Marx, ce sont les économistes libéraux eux-mêmes qui durent introduire la "fiction communiste", c'est-à-dire admettre qu'il existe un intérêt de l'ensemble de la société grâce auquel une "main invisible" guide la conduite des hommes et harmonise leurs intérêts contradictoires (CHM, p. 83).

Et Arendt de montrer que Marx aurait tout simplement été plus conséquent que ses prédécesseurs23 dans la mesure où il aurait entrepris de réaliser cette harmonie dans les faits.

La naissance de la société moderne a nivelé la démarcation nette entre le privé et le public. Cet hybride, que décrit Enegrén à la suite d'Arendt, semble prendre les dimensions d’un gigantesque ménage économique dans lequel les intérêts privés sont publicisés.

Lieu hybride, mixte et monstrueux, espace de confusion qui brouille le clivage public- privé de sa tiède neutralité, voilà le champ social. Loin donc que la société désigne tout type d'organisation de l'ensemble humain, elle est d'emblée définie comme une forme de communauté où l'économique s'est déporté dans la visibilité du public autrefois réservé au politique (Andrée Enegrén, 1984, p. 85).

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Concernant, la critique arendtienne de Marx nous renvoyons le lecteur à l'ouvrage de Anne Amiel La non-

philosophie de Hannah Arendt Révolution et jugement (2001). C'est à notre sens l'ouvrage le plus affiné

concernant la critique arendtienne de Marx dans la mesure où il tend analyser de manière impartiale la légitimité de la critique. En effet, selon Anne Amiel, Arendt néglige obliquement d'évoquer la complexité des problèmes tels que l'appropriation privée des moyens de productions, le problème de l'exploitation, etc. Ce faisant, elle adopte une auteur qui semble interdire tout discernement (Anne Amiel, 2001, p. 144).

Pour Arendt, c'est la nature économique de l’organisation de la société qui compose maintenant le domaine public. Celui-ci est le fruit d’une hybridation entre le privé et le public. Autrement dit, avec la modernité, la distinction entre ces deux domaines s’estompe dans la mesure où l’organisation économique est délivrée de sa privation originelle, elle est rendue digne d’apparaître.