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Chapitre II De la durabilité du monde ouvré à la vacuité du monde moderne

1. La nature comme antichambre de l'artefact

1.1. Origine du concept de nature

L'approche arendtienne du concept de nature est, comme nous l'avons déjà avancé, systématiquement renvoyée à l'activité du travail qui représente l'activité la plus naturelle, la plus nécessaire (réponse à des besoins vitaux) et ainsi, la moins spécifiquement humaine. La nature incarne chez elle l'éternel retour du même, la cyclicité sans fin des processus naturels et biologiques : elle est l'être-à-jamais.

D'emblée, Arendt concentre sa perception de la nature sur la nature vivante, sur le zoon grec. Dans Le concept d'histoire (1957), Hannah Arendt définit la nature comme suit :

Puisque les choses de la nature sont à jamais présentes, elles ne risquent pas d'être ignorées ou oubliées ; et puisqu'elles sont à jamais, elles n'ont pas besoin de la mémoire des hommes pour continuer d'exister. Toutes les créatures vivantes, l'homme y compris, appartiennent à cette sphère de l'être-à-jamais, et Aristote nous assure explicitement que l'homme, dans la mesure où il est un être naturel et fait partie de l'espèce humaine, possède l'immortalité ; avec le cycle périodique de la vie, la nature assure le même genre d'immortalité aux choses qui naissent et meurent qu'aux choses qui sont et ne changent pas. "L'être pour les créatures vivantes est la Vie", et l'être-à-

jamais (άείείναι) correspond à l' άειυενές, à la procréation42. Il n'y a pas de doute

que ce retour éternel "est ce qui rapproche le plus étroitement possible du monde de l'être un monde du devenir"43, mais il est évident qu'il ne rend pas les individus immortels ; au contraire, prise dans un cosmos où tout est immortel, ce fut la mortalité qui devint le cachet de l'existence humaine. Les hommes sont les "mortels", les seules choses mortelles qu'il y ait, car les animaux n'existent que comme membres de leur espèce et non comme individus (CC, p. 59).

Pour Aristote comme pour Arendt, la nature est à la fois économe, automatique et nécessaire. Ces trois déterminations nous permettront de comprendre la filiation aristotélicienne de la pensée arendtienne.

Comme le suggère François Dagonet dans son livre Nature (1990), la nature chez Aristote représente une cyclophorie perpétuelle dans la mesure où le mouvement circulaire de celle-ci n'a rien à acquérir. « Le "tout" aristotélicien a toujours été et sera toujours. La cyclophorie éternelle et parfaite se suffit à elle-même : le mouvement circulaire, comme nous le savons déjà, n'a rien à acquérir ; on ne peut pas plus lui trouver un commencement qu'une fin » (Dagonet, 1990, p. 30).

En effet, l'absence de commencement et de fin est un élément essentiel pour Arendt qui distingue l'action politique par cette possibilité complètement différenciée de commencer du nouveau. Même l'ouvrer doit avoir un commencement et une fin (le produit fini). La nature, elle, semble tracer un cycle sans fin dont la répétition mine de prime abord toute possibilité d'engendrer du nouveau. Si donc le travail semble l'activité la plus naturelle c'est parce qu'il doit être incessamment répété dans la mesure où nos besoins vitaux doivent être eux aussi comblés quotidiennement. S'il est donc un principe premier propre à la nature pour Arendt c'est bien celui de continuité. Il n'y a pas de coupure dans la nature tout comme il n'y a pas de coupure dans l'activité qui lui correspond le mieux dans la vita activa. Le travail ne prend fin qu'à la mort de l'organisme44.

42 Aristote, cité par l'auteur, Traité de l'âme, 415 b 13. Voir aussi Les économiques, 134 b 24 ; «la nature accomplit l'être à jamais pour l'espèce par le recommencement (en grec), mais elle ne peut faire cela pour l'individu...» (CC, p. 362).

43 Nietzsche, cité par l'auteur, wille zur Macht, n° 617, Édition Kröner, 1930.

44 « (...) travailler tourne sans cesse dans le même cercle que prescrivent les processus biologiques de l'organisme vivant, les fatigues et les peines ne prennent fin que dans la mort de cet organisme » (CHM, p. 144).

À la différence des productions de la main d'homme, qui doivent être réalisées étape par étape et dans lesquelles le processus de fabrication est entièrement distinct de l'existence de l'objet fabriqué, l'existence de la chose naturelle n'est pas séparée du processus par lequel elle vient à l'être, elle lui est en quelque sorte identique : la graine contient, et en un sens elle est déjà l'arbre, et l'arbre cesse d'exister lorsque cesse le processus de croissance par lequel il est né. Si nous considérons ces processus par rapport à la finalité humaine, qui a un commencement voulu et une fin déterminée, ils ont un caractère d'automatisme (CHM, p. 203).

L'automatisme, le principe de continuité, la cyclicité participent à ce que Pierre Hadot dans son ouvrage Le voile d'Isis, essai sur l'histoire de l'idée de nature, appelle "la nature économe" chez Aristote. En effet, Hadot explicite la notion de nature économe (aristotélicienne) en la distinguant de la notion de nature joueuse et de la nature prodigue45.

Résumant la question de la nature économe chez Aristote, Hadot relève certaines caractéristiques essentielles de celle-ci. La première repose sur le caractère nécessaire de la nature économe. En effet, celle-ci selon Aristote, ne fait rien en vain. « Par conséquent, la nature ne fait rien en vain : d'une part, elle ne fait rien d'inutile ; d'autre part, si elle fait quelque chose, c'est qu'elle a une raison de le faire. Ce principe est utilisé souvent pour justifier la présence ou l'absence d'une faculté ou d'un organe. La nature, pourrait-on dire, est une bonne ménagère qui économise, autant qu'elle le peut. Elle sait éviter le trop peu, le trop tôt ou le trop tard » (Pierre Hadot, 2004, p. 201). La nature économise ses forces, si elle ne fait rien par hasard c'est qu'elle semble agir de manière rationnelle et nécessaire. Force est de constater que l'économie naturelle est une image souvent reprise par Arendt pour expliciter la nature du travail métabolique. Ce lien est d'autant plus frappant qu'elle insistera sur cette croissance contre nature du processus vital comme nous l'avons déjà mentionné dans le chapitre précédent. La figure de la ménagère qu'utilise Hadot est parfaitement conforme à l'idée de nature chez Arendt dans la mesure où, pour elle, la nature ainsi que son activité humaine la plus conforme, le travail, ne concerne l'homme qu'au sein

45 Bien qu'il ne soit pas dans notre intention ici de traiter des différentes conceptions du concept de nature dans l'histoire de la philosophie (la présente thèse ne pouvant se permettre un tel détour), il reste intéressant de souligner ces deux autres aspects diamétralement opposés à la conception arendtienne. La nature joueuse laisse entendre une conception fantaisiste de celle-ci en soulignant l'aspect parfois imprévisible, les Stoïciens bien que partisans d'une Nature nécessaire, admettaient parfois cet aspect joueur, inventif, ingénieux. La notion de nature prodigue dérive ainsi toujours selon Hadot, de cette liberté fantaisiste de la nature joueuse qui contribue à démolir la conception aristotélicienne. Nietzsche incarnerait cette vision prodigieuse de la nature à travers ce jeu arbitraire qu'il présuppose au sein de celle- ci (Pierre Hadot, 2004, p. 205-209).

de sa vie privée, qu'au sein de son oikos. L'économie, la nature, la ménagère, la nécessité et le privé, sont autant de concepts connexes qui constituent ensemble la vision arendtienne de la nature féconde. C'est dans ce sens qu'Arendt affirme ce qui suit : « La fécondité du métabolisme humain dans la nature provenant de la surabondance naturelle de la force de travail, participe encore de la profusion que nous voyons partout dans l'économie de la nature » (CHM, p. 153).

Mais quelle est la place du principe de continuité au sein de cette nature économe ?

Le principe d'économie a aussi pour conséquence le principe de continuité : ni trop (donc pas de redoublements inutiles), ni trop peu (donc pas de chaînons manquants46). La nature s'élève ainsi sans solution de continuité des êtres inanimés aux animaux, en passant par les plantes, mais d'une manière tellement continue qu'il est extrêmement difficile de définir la frontière qui sépare les différents groupes, et qu'il arrive que l'on ne sache pas à quel groupe tel être appartient47 (Pierre Hadot, 2004, p. 202).

En effet, il n'existe pas de saut dans la nature, pas de commencement au sens arendtien non plus, mais bien une suite déterminée par une chaîne causale stricte qui ne laisse rien au hasard et encore moins que rien à la spontanéité. Le principe de continuité naturelle s'oppose à celui de production humaine discontinue. En effet, la nature s'auto-génère, elle est genesis, engendrement à partir d'elle-même et par elle-même, pour reprendre les termes d'Aristote, la cause efficiente n'est pas extérieure à la phusis, mais intérieure, alors que dans la poïesis la cause efficiente c'est l'artisan lui-même. De plus, le produit fini se distingue des moyens qui ont contribué à sa production alors qu'au sein de la nature il semble presque impossible d'isoler la totalité générative.

Le principe de continuité propre à la nature est nommé par Arendt automatisme de la nature : « Nous appelons automatiques tous les mouvements qui s'enchaînent d'eux-mêmes et par conséquent échappent aux interventions voulues et ordonnées » (CHM, p. 203). L'automatisme est ainsi le caractère de ce qui se génère de lui-même. La nature automate et économe repose en elle-même et se suffit à elle-même, elle a sa propre capacité génésique. L'homogénéité de la nature, son autonomie incarne pour ainsi dire une nature sans l'homme,

46 Aristote, cité par l'auteur, Métaphysique, XIV, 3, 1090 b 19 : « La nature n'est pas une suite d'épisodes sans lien, à la façon d'une mauvaise tragédie ».

une forme de nature sauvage et cela, même si l'homme fait partie de la nature. En effet, en tant qu'être de besoin, l'homme est soumis à la nécessité biologique de son espèce, il n'échappe donc pas entièrement à la nature. Pourtant, du point de vue individuel, il ne peut compter sur la nature pour lui procurer l'immortalité espérée. Il faut donc distinguer l'humanité de l'homme de son animalité. Si du point de vue de l'espèce, l'homme fait partie de cet être-à-jamais de la nature, du point de vue de sa spécificité individuelle il en est exclu.