• Aucun résultat trouvé

L'être-à-jamais de la nature versus l'être durable de l'artefact

Chapitre II De la durabilité du monde ouvré à la vacuité du monde moderne

1. La nature comme antichambre de l'artefact

1.2. L'être-à-jamais de la nature versus l'être durable de l'artefact

Arendt se base sur Aristote pour délimiter la vie spécifiquement humaine de la vie de l'espèce humaine, le bios, du zoon. Deux concepts semblent ainsi symboliser la temporalité de ces deux vies : l'immortalité et l'éternité.

Pour Aristote, comme nous l'avons déjà exploité au chapitre 1, le postulat de la liberté élimine de la vie spécifiquement humaine les activités qui ne sont expressément libres. Trois modes de vie semblent ainsi pouvoir potentiellement rythmer la vie d'un homme libre : le culte du beau (vie de plaisir), la vie politique et la vie contemplative (qu'Aristote comme beaucoup de ses contemporains situait au-delà de toutes les autres activités libres). « On attribuait ni au travail ni à l'œuvre assez de dignité pour constituer une bios, un mode de vie autonome, authentiquement humain ; asservis, produisant le nécessaire et l'utile, ils ne pouvaient être libres, ni s'affranchir des besoins et des misères » (CHM, p. 48). Ainsi, même l'activité de l'œuvre était condamnée chez les Grecs. Cette condamnation ne doit pas nous faire perdre de vue que pour Arendt, l'œuvre n'en reste pas moins nécessaire pour l'édification d'un monde humain durable. En effet, même si l'activité d'ouvrer est relativement condamnable en elle-même, il n'en reste pas moins qu'Arendt valorise le produit fini et durable48.

La nature symbolise l'éternité, l'être-à-jamais en ceci qu'elle se répète continuellement et cycliquement, elle est cet éternel retour du même. Il faut donc regrouper le concept de

48 Nous aurons à revenir ultérieurement sur cet apparent paradoxe de l'œuvre dont l'activité est inscrite sous le signe d'une mentalité utilitariste mais dont le produit fini répond à la durabilité essentielle du monde humain.

nature à celui d'éternité ainsi qu'à celui de zoon. Le zoon renvoie à la vie organique et à sa préservation, il fait appel à l'animalité. Le bios quant à lui, selon le troisième sens que lui donne Bailley représente le récit d'une vie, une biographie.

Ainsi, le zootique, la nature vivante animale, se distingue de la vie humaine. L'éternité de la nature se distingue également pour Arendt de l'immortalité potentielle de l'action humaine réifiée dans l'œuvre. La première est inénarrable, la seconde est narrable. Nous reviendrons par la suite à la narrativité requise à travers le concept d'histoire chez Arendt. Qu'il nous suffise pour l'instant de poser les distinctions conceptuelles relatives à l'œuvre de nos mains vis-à-vis de l'«œuvre» de la nature.

La nature se développe d'une manière automatique, le latin nasci renvoie à cette natalité, croissance et développement vital de celle-ci. Le concept de nature entretient donc depuis ses origines une relation avec le concept de vie cyclique. Cette temporalité cyclique est violée par la temporalité linéaire de la vie spécifiquement humaine bien que celle-ci ait pour origine la nature.

La mortalité des hommes réside dans le fait que la vie individuelle, la βίος avec sa biographie reconnaissable de la naissance à la mort, naît de la vie biologique, ζωή. Cette vie individuelle se distingue de toutes les autres choses par le cours rectiligne de son mouvement qui, pour ainsi dire, coupe en travers les mouvements circulaires de la vie biologique. Voici la mortalité : se mouvoir en ligne droite dans un univers où tout, pour autant qu'il se meut, se meut dans un ordre cyclique (CC, p. 59).

L'éternité de la nature, son être-à-jamais est inscrit dans cette circularité tout comme la vie humaine bien que d'origine naturelle fend pour ainsi dire la circularité par un mouvement linéaire. La raison pour laquelle la vie humaine tend à fendre ainsi la circularité éternelle de la nature, repose, en dernière analyse, pour Arendt, sur le besoin d'immortaliser son passage éphémère sur terre. L'immortalisation de l'individu passe inexorablement par l'action mémorable. L'anonymat semble ainsi être le danger que court l'individu dans une nature où tout semble voué à disparaître et réapparaître dans le cadre de la mêmeté. Nous entendons par mêmeté cette cyclophorie perpétuelle de la nature qui, tout en renaissant de ses cendres ne propose jamais quelque chose d'exceptionnel, quelque chose de nouveau. C'est donc à l'intérieur de cette possibilité d'introduire de l'extraordinaire que se situe la vocation ultime de la durabilité de ce que nous faisons. L'œuvre par définition ne peut s'élever que contre la nature qui semble vouloir tout absorber dans son mouvement

cyclique. L'œuvre est une béance au sein de l'être-à-jamais et cette béance doit ultimement être capable d'inscrire l'inédit politique dans la durabilité.

On ne peut donc comprendre la durabilité statique de l'œuvre que dans son opposition constitutive vis-à-vis de l'éternité mouvante de la nature. L'œuvre se doit de résister au procès de la nature, elle est contre nature :

Cet élément de violation, de violence est présent en toute fabrication : l'homo faber, le créateur de l'artifice humain, a toujours été destructeur de la nature. L'animal laborans, qui au moyen de son corps et avec l'aide d'animaux domestiques nourrit la vie, peut bien être le seigneur et maître de toutes les créatures vivantes, il demeure serviteur de la nature et de la terre ; seul, l'homo faber se conduit en seigneur et maître de la terre (CHM, p. 190, 191).

En effet, le concept d'éternité est consacré aux choses à jamais, aux espèces naturelles (l'homme y compris), mais jamais à l'individu qui ne peut voir en elle que l'effet d'une absorption. Cependant, avec l'avènement du christianisme, Arendt affirme que l'éternité s'est vue conférée à l'individu à travers la promesse d'une vie après la mort. Ce premier coup, auquel on peut ajouter la chute de l'empire Romain et la déception généralisée qui en découle vis-à-vis de la durabilité du monde humain aurait ainsi contribué au désespoir de l'immortalisation au sein d'un monde humain49. « La chute de l'empire romain démontra avec éclat qu'aucune œuvre humaine ne saurait échapper à la mort ; dans le même temps, le christianisme prêchant la vie éternelle devenait la seule religion de l'Occident. Cette chute et cet avènement rendirent inutiles et futiles tous les efforts d'immortalité terrestre » (CHM, p. 57).

Il nous faut cependant revenir à cette définition antithétique de la durabilité de l'œuvre comme ce qui s'oppose à l'éternité de la nature. Or, bien que l'activité de l'œuvre soit une activité relativement solitaire (moins que le travail, mais plus que l'action politique), il n'en reste pas moins qu'elle est destinée, idéalement du moins, à la pluralité humaine et ainsi à la politique50. Le sens de l'œuvre échappe ainsi pour Arendt aux moyens utilitaires qui lui ont

49

Il est à noter ici que les philosophes de l'Antiquité doutaient eux-aussi de l'immortalisation que procure le monde et lui préféraient ainsi l'expérience contemplative de l'éternité. L'expérience de la contemplation est ainsi une sorte de mort provisoire pour Arendt, c'est mourir au monde des affaires humaines que de choisir de ne plus être parmi ses semblables (CHM, p. 56).

50

Comme nous l'avons déjà analysé, pour Arendt seule l'activité politique dépend entièrement de la présence d'autrui, le travail n'en dépend absolument pas, l'œuvre n'en dépend que partiellement (activité plus ou

permis l'existence. Bien que les objets de l'œuvre soient des objets d'usage, bien qu'ils doivent servir à quelque chose, leur durabilité dans le système arendtien, n'a d'importance que pour le monde humain pluriel. Autrement dit, si l'on devait répondre avec Arendt à la question suivante : pourquoi la durabilité est-elle importante pour l'humanité ? La réponse d'Arendt serait la suivante : Parce que l'action humaine a besoin d'un socle stable qui confère l'assurance que notre engagement politique ne sombrera pas dans l'oubli.

Laissons la parole à Arendt pour résumer cette interrelation entre le travail, l'œuvre et l'action.

Si l'animal laborans a besoin de l'homo faber pour faciliter son travail et soulager sa peine, si les mortels ont besoin de lui pour édifier une patrie sur terre, les hommes de parole et d'action ont besoin aussi de l'homo faber en sa capacité la plus élevée : ils ont besoin de l'artiste, du poète et de l'historiographe, du bâtisseur de monuments ou de l'écrivain, car sans eux le seul produit de leur activité, l'histoire qu'ils jouent et qu'ils racontent, ne survivrait pas un instant (CHM, p. 230).

La question de l'oubli est donc au centre de la problématique de la durabilité de l'œuvre. La capacité la plus élevée de l'homo faber ne se révèle qu'au sein de la destination politique de cette activité. Ainsi, peut-on affirmer que la durabilité arendtienne trouve sa légitimité dans la sauvegarde du monde spécifiquement humain. La solidité requise de celui-ci s'oppose au métabolisme mouvant et éternel de la nature.

La nature est donc bel et bien cette antichambre de l'artefact en ceci qu'elle est le "ce contre quoi" doit s'élever l'artefact pour sauver le monde de l'oubli cyclophanique du même. La durabilité symbolise la résistance de ce qui ne s'est passé qu'une seule fois et qui ne peut jamais être répété, elle symbolise l'immortalisation du ce qui n'a jamais été avant. La nature elle, dans son éternité, symbolise le ce qui a toujours été, est, et sera.