• Aucun résultat trouvé

Durabilité et modernité : réflexion critique sur le développement durable à partir de la pensée d'Hannah Arendt

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Durabilité et modernité : réflexion critique sur le développement durable à partir de la pensée d'Hannah Arendt"

Copied!
303
0
0

Texte intégral

(1)

Durabilité et modernité

Réflexion critique sur le développement durable à partir de

la pensée d'Hannah Arendt

Thèse

Antoine Abi Daoud

Doctorat en philosophie

Philosophiæ Doctor (Ph. D.)

Québec, Canada

(2)

Durabilité et modernité

Réflexion critique sur le développement durable à partir de la

pensée d'Hannah Arendt

Thèse

Antoine Abi Daoud

Sous la direction de :

Marie-Hélène Parizeau directrice de recherche

Et Soheil Kash codirecteur de recherche

(3)
(4)

Résumé

La crise de la modernité est synonyme chez Hannah Arendt d'une crise de la durabilité dans la mesure où le monde humain semble être toujours requis aux fins de l'idéal de l'animal laborans et au procès de consommation dévorant et dévastateur. En analysant la crise de la modernité, nous avons relevé l'avènement de l'hybride social traversé par un individualisme économicisant et dont la résultante est l'apologie de l'intérêt privé. En outre, la dépolitisation de l'homme et sa propension à tout juger d'un point de vue individualiste semblent avoir déchainé les forces anthropiques productivistes en minant la durabilité même de l'artefact humain. Ce faisant, la naturalisation de l'artefact semble avoir irrévocablement transformé la durabilité de ce que l'homme fabrique. En définitive, l'analyse de la pensée développementaliste nous a permis de décrire l'arrière-plan idéologique naturalisant et historicisant du concept de développement qui s'impose comme discours totalisant indiscutable. Le développement durable sera ainsi analysé comme un accomplissement de l'idéologie moderne fluidifiante dans la mesure où la durabilité que prône Arendt s'est vue accordée à la nature. L'accomplissement de l'idéologie développementaliste à partir du concept de durabilité tendrait à rendre incontestable la nécessité du développement. En dernière analyse, nous avons ébauché certaines considérations sur la durabilité du monde en invoquant un retour à la durabilité de la production humaine destinée à une pluralité politique déterminante.

(5)
(6)

Abstract

For Hannah Arendt, the crisis of modernity amounts to a durability crisis to the extent that the modern human world seems to requisite an ideal of the animal laborans as well as a devouring and destructive consumption process. By analyzing the modernity crisis, we identify the advent of a social hybrid crossed by an economical individualism resulting in the glorification of private interests. In addition, the depoliticization of man and his propensity to judge everything from an individualistic stance appear to have unleashed anthropogenic production forces while eroding the very durability of the human artifact. In doing so, the naturalization of the artifact seems to have irrevocably shifted the idea one makes of the durability. Ultimately, the analysis of the developmentalist thinking allow us to describe the ideological background historicizing and naturalizing the concept of development, which imposes itself as a totaling indisputable narrative. Sustainable development will then be analyzed as an accomplishment of a modern liquefying ideology insofar as the durability advocated by Arendt has been granted to nature. The fulfilment of the developmentalist ideology from the concept of durability tends to produce an undeniable need for development. Ultimately, we outline some considerations about the durability of the world by invoking a return to the durability of human production aimed at a decisive political plurality.

(7)
(8)

Table des matières

Résumé ... iii

Abstract ... v

Table des matières ... vii

Liste des abréviations ... xi

Remerciements ... xiii

Introduction ... 1

Chapitre 1 - Cadre conceptuel de la crise de la modernité ... 17

1. La double crise du domaine public et du domaine privé ... 20

1.1. De la distinction entre le domaine public et le domaine privé ... 21

1.1.1. Prééminence originelle du domaine public... ... 21

1.1.2. Vie privée cyclique ou vie publique biographique ... 26

1.1.3. Caractère non strictement privatif du domaine privé ... 28

1.1.4. La gestion de la maisonnée ou l'attachement à la vie ... 33

1.2. L'hybridation moderne du privé et du public ... 35

1.2.1. Origine du domaine social ... 35

1.2.2. Du glissement entre propriété privée et richesse sociale ... 40

1.2.3. La logique gestionnaire de la société économicisée ... 42

2. Le prima du travail sur l'œuvre et la crise du politique ... 45

2.1. Description schématique de la vita activa ... 46

2.1.1. Le travail du corps ... 46

2.1.2. L'œuvre de nos mains ... 47

2.1.3. L'action et la parole ... 48

2.2. La modernité et l'apologie du travail ... 49

2.2.1. Origines modernes de l'apologie du travail... 49

2.2.2. Le travail du corps et l'œuvre de nos mains ... 51

2.2.3. La société de consommation ou l'idéal de l'abondance ... 55

2.3. La crise du politique ... 62

2.3.1. Aspect normatif de la tradition grecque ... 64

2.3.2. Le règne de la bourgeoisie ... 67

(9)

Conclusion de chapitre ... 76

Chapitre II - De la durabilité du monde ouvré à la vacuité du monde moderne ... 79

1. La nature comme antichambre de l'artefact ... 83

1.1. Origine du concept de nature ... 84

1.2. L'être-à-jamais de la nature versus l'être durable de l'artefact ... 88

1.3. Nature et œuvre historique ... 91

2. De la durabilité traditionnelle de l'œuvre à l'instrumentalité moderne ... 98

2.1. Instrumentalité traditionnelle de la technique contre nature ... 99

2.2. La culture comme prendre soin ... 106

2.3. L'instrumentalité moderne ... 118

2.4. Technique moderne et changement du point d'Archimède ... 124

3. L'artifice naturalisé ... 131

3.1. Le procès de l'histoire et de la nature ... 133

3.2. L'action dans la nature ou la vacuité de l'artefact naturalisé ... 144

3.3. La durabilité de la nature ou durabilité de l'artefact ? ... 160

Conclusion de chapitre ... 167

Chapitre III - Le développement durable comme accomplissement de la modernité 170 1. L'arrière-plan philosophique du point IV du discours de Truman ... 174

1.1. Un discours économique englobant ... 177

1.1.1. L'inclusivisme familial paternaliste ... 178

1.1.2. Impérialisme économique ... 182

1.2. Les soubassements idéologiques du développement ... 187

1.2.1. Le processus naturel du développement ... 188

1.2.2. Le culte de l'abondance ... 195

1.2.3. Conformisme économique et fiction communiste ... 199

1.2.4. L'idéologie développementaliste ... 207

2. Le développement durable comme discours totalisant - Situation du Rapport Brundtland (1988) ... 213

2.1. De l'équilibre durable au développement durable : Positions initiales des deux rapports Halte à la croissance et Notre avenir à tous ... 219

2.1.1. Des thématiques semblables ... 219

2.1.2. Divergence des méthodes et des solutions ... 221

(10)

2.2. Le rapport Brundtland : un discours consensuel ... 229

2.2.1. Pays développés et pays en développement ... 229

2.2.2. Le point d'Archimède de l'idéologie du développement durable ... 233

2.2.3. L'idéologie dialectique du développement et de la durabilité ... 241

3. Considérations sur la durabilité du monde humain ... 251

3.1. Durabilité du monde humain et éternité de la nature ... 252

3.2. Durabilité, pluralité et sens commun ... 257

Conclusion ... 266

(11)
(12)

Liste des abréviations

CWW « The cold war and the west », in Partisan review, winter 1962, vol. 29/1, New York.

CHM Condition de l’homme moderne, (2013), traduit de l’anglais par Georges Fradier, Paris, édition Calmann-Lévy.

CC La crise de la culture : huit exercices de pensée politique, (1972), traduit de

l’anglais sous la direction de Patrick Lévy, Paris, Gallimard.

EM Édifier un monde, interventions 1971-1975 (2007), Paris, éditions du Seuil.

EàJ Eichman à Jerusalem, (1991), traduit de l’anglais par Michel Chrestien, Paris, Gallimard.

ER Essai sur la révolution, (1985), traduit de l’anglais par Michel Chrestien, Paris, Gallimard.

I L'impérialisme, (2002), traduit de l'américain par Martine Leiris et révisé par

Hélène Frappat, Paris, Fayard

JP1 Journal de pensée (1950-1973) tome 1, (2005), traduit de l'allemand et de

l'anglais par Sylvie Courtine-Denamy, Paris, Éditions du Seuil.

JP2 Journal de pensée (1950-1973) tome 2, (2005), traduit de l'allemand et de

l'anglais par Sylvie Courtine-Denamy, Paris, Éditions du Seuil.

NT La nature du totalitarisme, (1990), traduit de l’anglais par Michelle-Irène B. de Launay, Paris, édition Payot.

QP Qu'est-ce que la politique ?, (2001), traduit de l'allemand par Sylvie

Courtine-Denamy, Paris, Éditions du Seuil.

R De la révolution, (2012), traduit de l'anglais par Marie Berrane avec la

collaboration de Johan-Frédérik Hel-Guedj, Paris, Gallimard.

RJ Responsabilité et jugement, (2005), traduit de l'anglais par Jean-Luc Fidel, Paris,

Payot.

SA Sur l'antisémitisme, (2002), traduit de l'américain par Micheline Pouteau et

révisé par Hélène Frappat, Paris, éditions Calman-Lévy.

ST Le système totalitaire, (2002), traduit de l’américain par Micheline Pouteau et all., Paris, édition du Seuil.

TC La tradition cachée, le juif comme paria (1987), textes traduits de l'allemand et

l'anglais par Sylvie Courtine-Denamy, Paris, Christian Bourgeois éditeur.

VE La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir, (2013), traduit de l’américain par

(13)
(14)

Remerciements

Si penser c'est effectivement être seul avec soi-même pour reprendre l'expression chère à Hannah Arendt, force est de constater que cet effort pénible n'était pas exclusivement solipsiste. Cette thèse fut donc aussi pour moi l'occasion de saisir l'ampleur de ce que je nomme la "redevabilité". J'exprimerai donc ici le caractère redevable de cette thèse qui n'aurait pas été possible sans la coïncidence heureuse d'une communauté de penseurs animée par l'esprit de concorde et d'entraide et complètement étrangère à l'esprit compétitif parfois hélas si présent dans l'élitisme universitaire ambiant. D'une manière globale, je me dois donc de remercier le cadre au sein duquel l'élaboration de cette thèse a été facilitée, je pense au groupe de recherche en éthique médicale et environnementale (GREME) et plus particulièrement, aux individus qui ont suscité chez moi le désir de penser et la passion de partager.

Je remercie donc Louis-Étienne Pigeon pour sa sagesse conciliante, ses conseils et sa capacité à me remettre en confiance pendant les temps sombres, les temps de désespoir, les temps douteux.

Je remercie Fred Dubois pour son amitié loyale, son aide technique quant à la mise en page et ses critiques constructives, bien que parfois abruptes et cavalières.

Je remercie Héloïse Varin, dont l'amitié inébranlable et l'ouverture critique ont grandement consolidé mon équilibre existentiel.

Je remercie Jimmy Voisine pour son intégrité et son entièreté ; il est une de ces rares rencontres qu'on a la chance d'avoir dans une vie.

Je remercie Mathieu Gagnon, dont le caractère, la force et l'engagement sont exemplaires et inspirants pour son entourage.

Je remercie Camille Périlleux, qui, un temps pluvieux, a aimablement accepté de relire ma thèse du point de vue linguistique.

Je remercie évidemment ma famille et plus particulièrement ma mère qui m'a obstinément poussé à donner le meilleur de moi-même et sans laquelle cette thèse n'aurait jamais été achevée.

(15)

Je remercie Marie Fayad qui m'a préparé et initié à la philosophie en me véhiculant sa passion contagieuse pour la pensée. C'est pour moi un plaisir et un honneur d'avoir à mes côtés un penseur libre.

Je remercie Soheil Kash, codirecteur de ma thèse et mentor en philosophie politique. Je vous suis éternellement redevable de ce séjour au Liban où vous m'avez littéralement ramené à la raison.

Je remercie Marie-Hélène Parizeau directrice de ma thèse et dont la fermeté académique a grandement contribué à contrer mon penchant naturel au « patinage artistique ». Plus sincèrement encore, je peux ici exprimer ma gratitude en ceci qu'une leçon m'a été octroyée, celle selon laquelle nous sommes tous redevables les uns des autres.

Je remercie Hoda Nehmé doyenne de la faculté de philosophie et des sciences humaines de l'Université Saint Espprit de Kaslik pour son soutien indéfectible tout au long de ces années.

Je remercie également la Faculté de philosophie de l'Université Laval dont le personnel administratif est animé d'une amabilité qui tend à humaniser le caractère originellement aliénant de la bureaucratie. Je remercie donc toute l'équipe en la personne de M. Victor Thibodeau, doyen de la Faculté de philosophie et représentant d'un esprit d'entraide remarquable et exemplaire.

Je remercie enfin la Providence d'avoir mis sur mon chemin ces personnes inestimables et de m'avoir révélé leur juste valeur tout en espérant avoir été digne de ce don.

(16)

Introduction

De même la capacité d'agir, au moins au sens de déclencher des processus, est toujours là ; mais elle est devenue le privilège des hommes de science, qui ont agrandi le domaine des affaires humaines au point d'abolir l'antique ligne de protection qui séparait la nature et le monde humain (CHM, p. 402).

Axée sur un développement impétueux des forces productives, la modernité semble s'inscrire dans une dynamique d'exploitation soutenue par l'idéal consumériste dont l'abondance inatteignable constitue le signe d'un hubris dévorant et destructeur. Au sein de ce mouvement génésique contre nature, la croissance économique, la société de consommation et l'individualisme exacerbé, sont les maîtres mots d'un développement effréné au sein duquel toute stabilité est entrevue sous le signe d'un résidu archaïque qu'il faut nécessairement transcender. En tant que force productive mue par l'automatisme d'une productivité consumériste, la société moderne s'imposerait comme une nouvelle force tellurique dont l'ampleur n'a d'égal que le caractère incontrôlable et nécessaire. C'est d'ailleurs la teneur du constat arendtien qui stipule que la condition de l'homme moderne est essentiellement gangrénée par le repli individualiste/consumériste et dont la résultante est l'insouciance mondaine, la dépolitisation massive et la perte de la durabilité du monde.

Or, le caractère tragique du constat arendtien vis-à-vis de la modernité s'est cristallisé à partir d'un événement inédit dont elle a été la témoin et qui constitue l'origine essentielle de son étonnement et de la virulence radicale de sa critique : l'avènement du totalitarisme. Le caractère inédit du totalitarisme s'inscrit cependant dans une modernité en crise qui l'aurait pour ainsi dire préparé en atomisant les individus dépolitisés.

Le caractère destructeur du totalitarisme que Hannah Arendt décrit dans son plus grand ouvrage théorique du politique, Origines du totalitarisme (1951), semble indiquer l'aspect hautement tempétueux de l'époque moderne :

(17)

Nos conditions actuelles d'existence dans le domaine de la politique sont assurément menacées par ces tempêtes de sable dévastatrices. Le danger n'est pas qu'elles puissent instituer un monde permanent. La domination totalitaire, comme la tyrannie, porte les germes de sa propre destruction. De même que la peur et l'impuissance qui l'engendrent sont des principes antipolitiques qui précipitent les hommes dans une situation contraire à toute action politique, de même la désolation et la déduction logico-idéologique du pire qu'elle engendre représentent une situation antisociale et recèlent un principe qui détruit toute communauté humaine (ST, p. 311).

La métaphore de la tempête de sable n'est pas simplement anodine pour notre propos ; elle fait signe vers l'hubris de la démesure et de la destruction incontrôlable du monde moderne. En d'autres termes, il est possible d'entrevoir, au-delà des nuances, l'aspect hautement tragique de l'activité humaine inscrite sous le signe de l'impuissance décisionnelle face à la logique implacable de l'idéologie. C'est d'ailleurs le thème de sa deuxième grande œuvre majeure, Condition de l'homme moderne (1958), œuvre au sein de laquelle Arendt se charge de décrire la condition humaine sous l'angle de la vita activa. Ce souci du monde couplé à l'angoisse de sa destruction potentielle est donc là aussi patent dans la mesure où la modernité semble avoir hissé l'animal laborans au sommet de la hiérarchie et avec lui, son idéal de l'abondance. Au sein de ce renversement s'origine également la possibilité tragique d'une perte du monde pluriel des hommes à travers l'injonction idéologique à la consommation et subséquemment à la destruction de la nature et de l'artefact commis par la croissance infinie des forces productives. Le caractère infernal de ce processus est d'ailleurs décrit sans détour :

Un des signaux d'alarme les plus visibles indiquant que nous sommes peut-être en voie de réaliser l'idéal de l'animal laborans, c'est la mesure dans laquelle toute notre économie est devenue une économie de gaspillage dans laquelle il faut que les choses soient dévorées ou jetées presque aussi vite qu'elles apparaissent dans le monde pour que le processus lui-même ne subisse pas un arrêt catastrophique. Mais si l'idéal était déjà réalisé, si vraiment nous étions plus que les membres d'une société de consommateurs, nous ne vivrions plus du tout dans un monde, nous serions simplement poussés par un processus dont les cycles perpétuels feraient paraître et disparaître des objets qui se manifesteraient pour s'évanouir, sans jamais durer assez pour environner le processus vital (CHM, p. 185).

Ainsi, pour Arendt, l'économie de gaspillage que provoque l'idéal de l'abondance de l'animal laborans semble avoir pris une place prépondérante au sein de la société moderne. L'activité du travail, activité la plus animale et la plus naturelle qui soit, semble faire signe vers la naturalisation de l'artefact humain au sein d'un processus sans fin d'accumulation et de destruction quasiment automatisé. En d'autres termes, à partir du moment où le travail et

(18)

la consommation deviennent les maîtres mots de la modernité, il s'ensuit que le décisionnel et l'action politique laissent leur place à l'efficacité processuelle d'une économie politique principalement orientée vers la productivité humaine. Dans de telles conditions, la durabilité du monde œuvré est prédisposée à laisser sa place à l'éternité processuelle d'une productivité consumériste. En définitive, la durabilité du monde, idéal de l'homo faber, aurait été consumée par la vitalité processuell, idéal de l'animal laborans.

Pourtant, les développements économiques et techniques de l'espèce humaine ont été pendant longtemps perçus comme les signes d'un progrès indéniable de l'humanité. La lutte contre la pauvreté reposerait sur le développement des sociétés non modernes qui doivent maintenant rattraper le retard et ainsi s'aligner aux sociétés dites modernes ou développées. Cependant, l'injonction à l'alignement nous fait perdre de vue l'aspect pernicieux du développement en détournant idéologiquement la pensée du caractère aliénant de la modernité. Le modèle économique et politique que sous-tend ce développement repose sur ce culte de l'abondance pourtant tragiquement décrié tant du point de vue de l'environnement que du point de vue sociétal. En d'autres termes, la modernité que décrit Arendt semble à nos yeux avoir trouvé une nouvelle idéologie propre à anéantir toute résistance, l'idéologie du développement. À partir de maintenant, et plus précisément, depuis le discours de Truman (1949), tous les problèmes modernes sont conçus comme reposant sur le manque de développement. Le développement devient ainsi le nerf de la guerre et tous les problèmes relatifs à la modernité sont perçus comme étant, tout au plus, des épiphénomènes qui seront réglés par un surplus de développement. Au sein de cette idéologie indiscutable se dessine pourtant ce qu'Arendt décrivait comme le culte de la vie zoologique au dépens d'une vie authentiquement humaine. En outre, à l'heure actuelle, l'idéologie développementaliste semble s'être appropriée un nouveau cheval de Troie : la durabilité. Fort de ce qualificatif, le développement durable ou soutenable, semble remettre en selle le développementalisme en lui assignant le souci de la durabilité. Dans ces circonstances, le problème que nous poserons est le suivant : y a-t-il encore une place pour la durabilité au sein de la modernité ? Dans quelle mesure la productivité contre nature de l'animal laborans a-t-elle subsumée la durabilité du monde artefactuel ? Quelles sont les conséquences d'une telle subsomption et dans quelle mesure la logique du développement

(19)

est-elle compatible avec la durabilité au sens arendtien ? Peut-on, autrement dit, invoquer un développement durable soucieux de la durabilité du monde ?

Dans le cadre de sa critique philosophique de la modernité, Hannah Arendt entreprend dans Condition de l'homme moderne, l'analyse de la vie active de l'homme en démontrant que la modernité a complètement bouleversé les conceptions classiques de l'activité humaine. La crise de la modernité et ses conséquences sur le déploiement constant de la productivité humaine, semble mener à un constat patent : le monde dans lequel nous vivons n'est plus fait pour durer. Le constat arendtien nous met donc en demeure de penser à l'aune de la modernité la place et l'importance de la durabilité pour la condition humaine.

En effet, force est de constater que la durabilité du monde est aux prises avec une panoplie de problèmes tels que la surproductivité de l'espèce humaine, maintenant vouée à l'exploitation sans vergogne des ressources naturelles sous le saint couvert de la croissance économique, nouveau mot d'ordre de l'idéologie économicisante. Traversée par le culte de

l'abondance, comme l'appelle Arendt, la modernité est sous l'emprise de son propre hubris

technique. La modernité et la rationalité technique qu'elle sous-tend, semblent, non seulement ne pas avoir répondu aux promesses progressistes et humanistes, mais également avoir déchaîné des forces incontrôlables qui mettent en danger simultanément l'éternité de la nature et la durabilité du monde humain. L'individualisme, fruit d'une atomisation de la société, a complètement chamboulé la place respective des activités humaines en hissant le travail au sommet de la hiérarchie. L'apologie du travail couplé à l'individualisme consumériste dessine un monde dans lequel l'homme a complètement perdu sa faculté de juger et, subséquemment, sa faculté à comprendre ce qu'il fait. L'hyperactivité économique qui repose sur le développement fulgurant de notre capacité technique, semble cacher un pendant dangereux et qui n'est autre que notre incapacité à penser et à juger de ce que nous faisons. Livré à la solitude désolante, l'individu moderne est entièrement voué à son travail et convié à une vie littéralement privée du politique. Cette privation repose sur le désintérêt croissant vis-à-vis du monde public qui a perdu son pouvoir jadis mobilisateur au profit d'une société dont la quête du bonheur est devenue une affaire strictement privée. La dépolitisation du travailleur/consommateur, le pouvoir accru de la technique, le culte idéologique de l'abondance, sont donc autant d'obstacles qui minent notre compréhension

(20)

du monde et notre capacité à savoir ce que nous faisons. La vitesse effrénée avec laquelle nous nous développons, le culte du nouveau et du progrès, la recherche asymptotique de l'abondance sont donc le signe d'une perte de la durabilité du monde humain.

Notre thèse se chargera de déconstruire le préjugé idéologisant de la modernité en démontrant que le principe actif du développement en général est l'économicisation du monde à travers un automatisme développementaliste naturaliste. Ce qui signifie plus clairement que l'idéologie du développement interdit toute critique de la modernité sous le prétexte qui consiste à affirmer que le problème nodal est le manque de développement et non la modernité. Nous pensons au contraire que le développement tend à accréditer la modernité et à maintenir le culte de l'abondance en proposant maladroitement une réorientation de la course de la croissance. Ce faisant, nous sommes devant l'aporie suivante, la dynamique du développement est indiscutable en soi bien que les modalités du développement pourraient être discutées. De la sorte, il semble impossible de réorienter le problème de la modernité sur la source du problème que décrit Arendt. Dans cette dynamique idéologique incessante, intervient un nouveau concept qui semble être le signe d'une crise flagrante, le concept de développement durable ou soutenable que propose le Rapport Brundtland, Notre avenir à tous (1988). Notre but est donc d'arrimer la pensée arendtienne, relative à la crise de la modernité, à l'idéologie développementaliste pour ainsi tenter de comprendre si la redéfinition du développement comme développement durable répond effectivement au souci arendtien relatif à la perte de la durabilité du monde.

Ceci étant dit, le problème qui se pose est le suivant : y a-t-il encore une place pour la durabilité au sein de la modernité ? Plus encore, la recherche d'un développement durable est-elle une solution au problème moderne de l'hypercroissance ou n'est-ce là qu'une continuation camouflée du développement ? Sommes-nous devant une réponse sérieuse quant à la perte de durabilité inhérente à la modernité ?

Méthodologiquement, notre approche s'inscrit dans une critique de la modernité et de son projet développementaliste à partir de la pensée arendtienne. Ce faisant, nous reprendrons, analyserons et interprèterons la grille conceptuelle d'Arendt relative à la crise de la modernité. C'est pourquoi nous orienterons notre analyse vers le concept de durabilité qui trouve son origine première dans l'activité de l'œuvre. L'analyse de la durabilité de

(21)

l'œuvre nous permettra de dégager un concept de durabilité artefactuelle. La dernière partie tentera de remonter aux soubassements idéologiques du discours développementaliste afin de montrer que le développement durable est une refondation du développement économicisant. L'originalité de notre approche relève en ceci que, selon nous, l'invocation d'une durabilité de la nature est le signe d'une crise de l'artefact durable de l'homme. Ce faisant, nous montrerons que l'appel bien intentionné à une durabilité de la nature inhérent au discours sur le développement durable, n'est que la conséquence logique de la perte de la durabilité de ce que nous fabriquons. Ceci signifie que notre thèse se chargera de démontrer que la condition de possibilité de la protection de la nature repose avant tout sur la durabilité de l'ouvrer humain. En recentrant le débat sur la durabilité artefactuelle, nous entendons ouvrir une piste arendtienne encore inexplorée dans le débat sur le développement durable. La nouveauté de notre approche repose donc sur deux facteurs principaux. Le premier est l'analyse du concept de durabilité artefactuelle chez Arendt. En effet, il n'existe pas, à notre connaissance, de thèse ou d'ouvrage systématique sur la définition du concept arendtien de durabilité. Le deuxième facteur novateur repose sur la tentative de comparer et de faire valoir l'intérêt du concept arendtien de durabilité au sein du discours actuel sur le développement durable. En d'autres termes, notre lecture d'Arendt tire son originalité de la perspective à travers laquelle nous analyserons son œuvre inscrite sous le signe du souci du monde. Or, cette perspective trouve sa légitimité en ceci que la durabilité peut être conçue comme la manière dont le monde des hommes résiste à la destruction consumériste de la société moderne.

En d'autres termes, du point de vue arendtien, ce qui demeure à penser pour sortir de la modernité destructive, n'est pas la durabilité de la nature, mais bien la durabilité de notre production. L'hypothèse que nous déduisons ici à partir de l'intuition arendtienne est donc la suivante : en naturalisant l'artefact humain, la modernité aurait rompu les frontières jadis constitutives de la nature et de l'artefact. Ce faisant, la durabilité s'est vue assignée à la nature alors qu'elle était originellement assignée au monde artefactuel humain. En naturalisant l'artefact humain, l'automatisme technico-économique semble devoir se résigner à la recherche d'une durabilité naturelle. Du point de vue méthodologique, il est à noter que l'œuvre d'Arendt est véritablement une constellation de concepts dont

(22)

l'interrelation pose inéluctablement un obstacle à toute systématisation. En outre, l'unité symbiotique de la pensée d'Arendt n'est jamais perceptible clairement dans la mesure où sa pensée se constitue à partir d'une arborescence dont la richesse n'a d'égal que la complexité relationnelle des définitions conceptuelles. Cette note méthodologique se veut mettre l'accent sur la difficulté d'une schématisation radicale et systématique de la pensée arendtienne dont la résultante serait vraisemblablement une trahison de l'esprit général de l'œuvre qui est une pensée en mouvement, une pensée qui se cherche. En outre, le concept central de cette thèse est la durabilité du monde artefactuel des hommes, ce concept n'est cependant pas creusé par Arendt en lui-même, mais toujours à travers l'archipel conceptuel de la Vita activa. En d'autres termes, nous choisissons ici de rester fidèle à l'esprit arendtien et ce, même si cette fidélité provoque indéniablement un manque à gagner vis-à-vis de la clarté d'une définition rigoureuse, mais réductrice du champ conceptuel de l'auteur. Ainsi, au lieu d'évacuer la subtilité des concepts d'Arendt, nous avons consciemment choisi de mettre en relief l'aspect paradoxal de ceux-ci dans la mesure où, au sein du paradoxe, se trouve et s'origine l'intérêt de cette pensée.

Notre thèse est constituée de trois chapitres dont la logique et le fil directeur s'inspirent de la pensée arendtienne. Le premier chapitre se propose de mettre en relief les grandes articulations de la crise de la modernité, le second examinera le concept de durabilité à l'aune de la naturalisation de l'artefact, le troisième et dernier chapitre se chargera de déconstruire l'idéologie développementaliste en montrant l'arrière-plan philosophique du développement durable à partir de la grille conceptuelle arendtienne.

Notre premier chapitre tend à décrire le cadre conceptuel arendtien relatif à la crise de la modernité. Ce premier chapitre est divisé en trois grandes parties qui suivent la logique de la pensée d'Arendt. La première partie analysera la crise de la modernité à partir de la fluidification des frontières entre le privé et le public, incarnée par l'avènement de l'hybride social. La deuxième partie mettra en relief l'apologie du travail et de la productivité éphémère de la société de consommation dont l'origine est l'indistinction entre le travail du corps et l'œuvre de nos mains. La dernière partie analysera la crise du politique avec l'avènement moderne du régime démocratique-oligarchique.

(23)

présupposé indépassable, à savoir, la prééminence de l'apparaître. En effet, l'œuvre d'Arendt est, comme nous le verrons, entièrement traversée par le souci du monde commun, par l'amor mundi. En ce sens, il est possible de dire que la pensée politique d'Arendt est initialement une phénoménologie de l'apparaître. Au sein de ce présupposé, le privé et le public acquièrent une signification centrale. En effet, la crise de la modernité proviendrait initialement de cette perte de la prééminence du public qu'Arendt assimile à l'esprit hellène et qui trouve sa manifestation dans la place centrale de l'activité politique. Au sein de cette première partie, nous analyserons donc la signification du domaine privé et du domaine privé ainsi que la crise de ces démarcations jadis constitutives. Si le privé apparait comme le lieu propice à l'entretien de la vie zoologique de l'homme, le public comme domaine politique est, quant à lui, le lieu de la vie biographique, le lieu où s'origine la vie spécifiquement humaine. Avec la modernité, nous verrons avec Arendt que l'avènement du social est le signe d'une hybridation pernicieuse qui tend à publiciser nos intérêts privés et à gangréner la sphère publico-politique du souci économique jadis enraciné dans la sphère privée. Cette publicisation aurait, pour conséquences tacites, la crise du politique et sa métamorphose en économie politique, ainsi que la crise du domaine privé maintenant requis sur la place publique.

La deuxième articulation de ce chapitre tentera d'analyser la crise de la modernité à partir des trois activités qui rythment la condition de l'homme, à savoir et dans l'ordre, le travail, l'œuvre et l'action politique.

En tant qu'animal laborans, l'homme, selon Arendt, est convié à assurer la productivité de l'espèce humaine. Le travail apparait donc comme l'activité la plus nécessaire, mais aussi la moins contingente et donc, la moins libre. C'est dans ce sens qu'Arendt décrit la condition humaine du travail comme étant celle de la vie biologique : « Le travail est l'activité qui correspond au processus biologique du corps humain, dont la croissance spontanée, le métabolisme et éventuellement, la corruption, sont liés aux productions élémentaires dont le travail nourrit ce processus vital. La condition humaine du travail est la vie » (CHM, p. 41). La vie serait donc pour Arendt la finalité du travail qui, d'une manière généralisée, doit promouvoir les conditions de subsistance de l'espèce humaine. Or, le concept de vie est, chez elle, plurivoque, la vie au sens biologique (zoon) est distinguée de

(24)

la vie biographique (bios). C'est ainsi qu'Arendt analyse le travail comme étant l'activité la plus nécessaire, mais aussi la moins spécifiquement humaine, le travail serait dans ce sens, ce qui nous lie et nous rappelle à notre condition animale, à notre zoon. La modernité aurait apologisé le travail en en faisant l'activité per quam l'homme se définit. D'où le paradoxe, l'homme se distinguerait de l'animal par le travail et donc par ce qui fait de lui, un être aliéné à la nécessité. De plus, l'apologie du travail tend à subsumer les autres activités et à fluidifier les frontières jadis constituantes de la vita activa. Autrement dit, toutes les activités sont analysées et comprises comme étant du travail. De plus, le produit du travail est, par définition, éphémère dans la mesure où la finalité du travail est la consommation. Nous touchons ici au nœud du problème, la société moderne est une société de travailleurs/consommateurs. Au sein d'une telle société, l'idéal devient l'abondance, l'abondance nécessite le renouvellement, le renouvellement implique la vacuité de la production humaine qui ne doit impérativement pas résister au procès de consommation. En d'autres termes, tout est fait pour que la production humaine ne dure pas et soit littéralement liquéfiée sous l'emprise d'une société de consommation. La naturalité du travail devient ainsi le levier de l'incontestabilité de cette activité qui, comme nous le verrons, mine la contingence et le décisionnel au profit d'une automatisation constante de l'activité humaine inscrite sous le signe de la nécessité biologique.

C'est ainsi que nous touchons à cette deuxième activité qu'est l'œuvre dont la condition originelle est l'appartenance-au-monde :

L'œuvre est l'activité qui correspond à la non-naturalité de l'existence humaine, qui n'est pas incrustée dans l'espace et dont la mortalité n'est pas compensée par l'éternel retour cyclique de l'espèce. L'œuvre fournit un monde "artificiel" d'objets, nettement différent de tout milieu naturel. C'est à l'intérieur de ses frontières que se loge chacune des vies individuelles, alors que ce monde lui-même est destiné à leur survivre et à les transcender toutes. La condition humaine de l'œuvre est l'appartenance-au-monde (CHM, p. 41).

Le concept de monde chez Arendt est également plurivoque, il indique non seulement le monde réifié et objectif, mais aussi le monde en tant que pluralité communicante, c'est-à-dire, le monde public avec l'apparaître de l'homme qui le sous-tend. Pour ce qui est de

(25)

l'œuvre, le monde que cette activité construit est, principalement du moins1, un monde d'objets usuels et/ou culturels qui est destiné à durer contrairement aux objets du travail qui sont destinés à disparaître. En d'autres termes, en tant qu'il œuvre, l'homme édifie l'artifice humain qui, comme nous l'analyserons en détail au chapitre 2, constitue la clé de voûte de l'ingéniosité humaine durable. Grâce à cette activité, l'homme s'inscrit dans la durée et l'artefact humain construit par l'homo faber favorise le sentiment d'appartenance à une humanité qui s'inscrit, non plus dans la cyclicité naturelle du temps zoologique, mais bien dans la linéarité d'une vie biographique. Cependant, avec la modernité, cette activité s'est peu à peu alignée sur la finalité du travail et, est ainsi devenue une activité impermanente au sein d'une société dont l'optimum est la consommation de tous les biens. Ainsi, sans rentrer dans la spécificité de la durabilité de l'œuvre que nous traiterons précisément au chapitre 2, nous traiterons au chapitre 1 du glissement moderne entre l'œuvre de nos mains et le travail de notre corps. L'œuvre de nos mains se serait donc vue engloutie dans le processus métabolique dévorant de la société de consommation de telle sorte qu'il nous est possible de dire qu'il n'existe presque plus d'activité intermédiaire propre à constituer objectivement un monde durable. La conséquence d'une telle perspective entraine une perte du sentiment d'appartenance dans la mesure où celui-ci provient ultimement de la conviction que le monde nous survivra. Ayant perdu confiance en l'immortalité du monde artefactuel, l'homme tend à se désengager de l'activité la plus humaine qui soit, l'action politique.

Au sein de la vie active de l'homme, il existe une activité qu'Aristote décrivait comme authentiquement humaine, comme étant capable de représenter un bioi, une vie que l'on choisit librement, c'est l'action politique. Si donc la tradition philosophique en général tend à discréditer la vita activa au profit de la vita contemplativa, il était cependant admis que, de toutes les activités humaines, il en est une à travers laquelle l'homme peut véritablement

1

L'œuvre est l'activité par laquelle les hommes produisent des objets dont la finalité première est l'usage. Cependant, il arrive également que l'œuvre soit au service du travail dans la mesure où en ouvrant, les hommes produisent des objets qui facilitent l'activité productive des travailleurs. Cependant, ultimement, la finalité de l'œuvre n'est pas la consommation mais bien l'usage et Arendt développera longuement cette distinction qui, selon elle, à été omise par la majorité des penseurs modernes et dont l'omission a permis malencontreusement des malentendus relatifs à l'apologie du travail.

(26)

affirmer sa spécificité, son individualité et son unicité ; cette activité est, bien entendu, l'action politique qui nécessite une prise de position de l'acteur dans la sphère publique. Le courage héroïque d'une telle activité provient de ce choix nullement nécessaire, qui consiste à prendre le risque de l'exposition au grand jour, prendre le risque d'apparaître. Du point de vue de la durée, l'action politique est l'activité qui est la plus susceptible de marquer durablement le passage de l'homme sur terre bien qu'en elle-même elle soit une activité relativement fragile. D'où le paradoxe de l'action politique, elle provoque des changements durables tout en étant elle-même fragilisée par son inconsistance objective. En effet, la parole et l'action courent toujours le risque d'être oubliées dans la mesure où elles ne produisent rien de tangible. Cependant, c'est également l'activité par laquelle l'homme introduit de véritables changements dans l'évolution de l'histoire. Celle-ci étant le fruit du politique, il s'en suit que c'est par l'action politique que l'homme échappe à la cyclicité naturelle de sa condition animale et accède à ce pouvoir spécifiquement humain qui consiste à introduire du nouveau dans le monde. C'est sans doute pourquoi l'action politique est l'activité la plus épurée qui soit, elle est dans ce sens absolument contingente :

L'action, la seule activité qui mette directement en rapport les hommes, sans l'intermédiaire des objets ni de la matière, correspond à la condition humaine de la pluralité, au fait que ce sont des hommes et non pas l'homme, qui vivent sur terre et habitent le monde. Si tous les aspects de la condition humaine ont de quelques façons rapport à la politique, cette pluralité est spécifiquement la condition- non seulement la

condition sine qua non, mais encore la condition per quam- de toute vie politique. C'est

ainsi que la langue des Romains, qui furent sans doute le peuple le plus politique que l'on connaisse, employait comme synonymes les mots "vivre" et "être parmi les hommes" (inter homines esse) ou "mourir" et "cesser d'être parmi les hommes (inter

homines esse desinere) (CHM, p. 41, 42).

Avec l'action s'éclaire donc le concept de vie chez Arendt qui voit dans la vie politique l'expérience la plus humanisante qui soit dans la mesure où elle pose l'homme dans la condition de pluralité qui le distingue du règne animal. En d'autres termes, la vie ou bioi spécifiquement humaine, est la vie politique dans la mesure où c'est à travers elle que l'homme fait l'expérience de la natalité, c'est-à-dire, de la possibilité d'initier quelque chose de radicalement nouveau et de changer ainsi le cours de son histoire. Or, même l'action politique, comme nous le verrons, subit les assauts de la modernité consumériste de telle sorte qu'elle tend à devenir le travail d'une élite. Les démocraties modernes, parasitées par la représentativité, finissent par délaisser cette activité à une classe politique qui constitue,

(27)

peu à peu, une classe de politiciens dont la tâche/travail est de s'occuper des choses d'intérêt public. De plus, c'est l'activité elle-même qui semble tachée de l'impératif moderne de la productivité consumériste. La politique serait ainsi devenue principalement de l'économie politique et sa tâche se réduirait subrepticement à la gestion des affaires du métabolisme de la société. La logique gestionnaire et technique aurait pour conséquence l'aliénation du politique au profit de l'économique incluant ainsi un aspect processuel et bureaucratique aliénant et anti-décisionnel. C'est comme si la logique économique du développement était le nouveau mot d'ordre de la modernité consumériste.

Le deuxième chapitre se chargera de mettre en relief et d'analyser le concept de durabilité dans la pensée arendtienne. Pour ce faire, nous analyserons le glissement entre la durabilité de l'artefact et la durabilité de la nature jadis considérée comme éternelle.

En effet, pour Arendt, l'éternité de la nature est à la fois le ce-contre-quoi l'homme doit lutter, mais également le ce-comme-quoi il doit durer. Autrement dit, l'éternité ou

l'être-à-jamais de la nature, constitue, du point de vue de la durabilité de l'œuvre historique, un

modèle et un obstacle en même temps. En sauvant de l'oubli l'action mémorable de l'homme à travers l'œuvre historique, l'historien l'inscrirait dans la proximité des choses à jamais. La durabilité du monde humain se constituerait à partir d'une relativité antithétique au sein de laquelle le monde humain s'oppose au processus cyclique de la nature tout en s'inspirant de l'éternité modale de celle-ci.

Or, si la condition humaine de l'œuvre est l'appartenance au monde, il s'ensuit que cette appartenance repose sur la durabilité relative de celle-ci. Ce faisant, Arendt avance l'hypothèse selon laquelle plus une œuvre est durable et plus elle fait partie du monde, plus elle fait partie du monde plus elle est essentielle à notre culture. Du point de vue de la durabilité, l'œuvre d'art est, selon Arendt, l'œuvre la plus durable parce qu’inusable, elle est potentiellement immortelle. Cependant, si l'œuvre de l'homme tend à constituer une culture, celle-ci n'est à l'abri que s'il existe des spectateurs capables d'entretenir cette durabilité, capables de juger de la culture d'un point de vue désintéressé. C'est pourquoi, nous verrons que la durabilité de l'œuvre requiert un cultiver sans lequel l'immortalité réifiée de l'œuvre serait tout simplement ruinée.

(28)

d'un monde durable et, subséquemment, d'une culture, force est de constater que l'instrumentalité moderne semble avoir évacué toute durabilité au sein du processus réquisitoire de l'instrumentalité illimitée. En d'autres termes, avec la technique moderne, l'instrumentalité généralisée semble avoir apologisé le moyen-terme et, ce faisant, l'inconsistance processuellee de la productivité. Ce nivellement à l'expédient demeure symptomatique d'une modernité où le requérir technique rend inconsistant toute productivité.

Enfin, la dernière partie de ce chapitre se chargera de déterminer les conséquences de l'action de l'homme dans la nature. Cette "nouvelle" activité semble avoir pris acte de la perte des frontières jadis constituantes de la nature et de l'artefact. Cette fluidification tend à confirmer les craintes d'Arendt vis-à-vis de la naturalisation de l'artefact, naturalisation dont la conséquence tacite est la perte de la durabilité du monde. En effet, ayant perdu la confiance en l'éternité de la nature sur laquelle l'homme agit, l'homme aurait également perdu la durabilité de son artefact en produisant indéfiniment de l'éphémère, ce faisant, nous assistons à la naturalisation de l'artefact humain ainsi qu'à l'artificialisation de la nature. Cette fluidification des frontières entre la nature et l'artefact constitue la pierre de touche de la modernité qui va progressivement perdre confiance en la durabilité de son monde qui semble voué au changement éternel. C'est dans ce sens que le concept de développement apparaît comme l'exemplification de cette mouvance économicisante.

Le troisième et dernier chapitre décrira la naissance du concept de développement en s'appuyant principalement sur deux discours pivots, à savoir, le discours de Truman et le revirement du Rapport Brundtland. Ce chapitre est divisé en trois parties : la première se chargera d'analyser l'arrière-plan philosophique du développementalisme, la seconde de démontrer la filiation et la nouveauté du développement durable, et la troisième de proposer des considérations sur la possibilité de penser la durabilité en dehors du développement. En tant qu'aboutissement de la présente thèse, ce chapitre mettra à profit la grille de lecture conceptuelle arendtienne afin de déconstruire le concept de développement. Ce faisant, nous serons en mesure de déterminer l'aspect moderne de celui-ci.

L'analyse du concept de développement nous permettra d'y déceler un discours économico-politique dont l'enjeu est de redéfinir la place de l'Occident vis-à-vis du

(29)

tiers-monde. Ce faisant, l'ancienne démarcation conflictuelle entre civilisé et sauvage se verra moduler par une démarcation plus inclusiviste, mais tout aussi pernicieuse, celle de développé et de sous-développé. L'arrière-plan conceptuel de cette nouvelle démarcation est le concept de famille. Or, le concept de famille est prépolitique pour Arendt, voire anti-politique. En effet, en préconisant le développement de la famille humaine, le discours sur le développement semble interdire tacitement toute contestation en se reposant sur l'unité métabolique de la communauté humaine. Le refus de la pluralité que consomme le concept de communauté familiale semble donc préconiser l'autorité paternaliste et exemplaire du développé et le mimétisme obéissant du sous-développé. En remontant à l'arrière-plan philosophique du concept de développement, nous relèverons non seulement le naturalisme, mais aussi l'historicisme progressiste du concept. Ces deux origines constitueront des facteurs idéologiques déterminants pour la légitimation du développement et de son caractère apparemment indiscutable. Ayant intégré la croissance naturelle et y ayant greffé la notion de progrès historique, le concept de développement semble s'imposer comme un évolutionnisme technico-économique dont l'idéologie semble pouvoir rendre compte de toutes les activités humaines.

C'est ainsi que l'idéologie économicisante du développement apparaîtra comme le cheval de Troie d'une conception dynamique du monde qui tend à subsumer toute possibilité de durabilité. Or, dans le discours moderne, nous assistons à l'heure actuelle à une tentative de redéfinition de la durabilité au sein du développement. Cependant, au lieu de penser essentiellement la durabilité de l'artefact humain, le discours sur le développement durable tend à évoquer la durabilité de la nature, elle qui était jadis considérée comme éternelle. Ce glissement conceptuel serait pour nous le signe de la perte de la durabilité essentielle de l'artefact humain. Le développement durable aurait ainsi pris acte de la mort de la durabilité et de la mort de l'éternité de la nature et espérerait invoquer une durabilité de la nature incorporée dans l'artefact humain. Ceci étant dit, nous pourrons analyser et critiquer la place de cette force anthropique et tellurique de l'action de l'homme dans la nature pour ainsi montrer que le développement durable constitue, non pas une critique du développement économique, mais bien l'accomplissement idéologique de la logique du développement à travers l'intégration de la nature au sein de l'artefact humain.

(30)

En d'autres termes, le développement durable est le signe de l'accomplissement de la crise de la modernité qui, pour Arendt, aurait intégré la nature au sein de l'artefact.

Enfin, nous évoquerons les pistes de réflexions philosophiques sur l'importance de penser la durabilité en dehors de la dynamique du développement. Notre dernière partie du chapitre 3 se chargera donc d'évoquer la possibilité de réintégrer l'importance de la durabilité du monde artefactuel tout en limitant l'emprise développementaliste idéologique. Ces considérations sur la durabilité ne sont en aucun cas un programme d'éthique de l'environnement, mais bien plus un appel à reconsidérer la place de nos productions dans le monde humain. Repenser la durabilité à l'aune de l'artefact humain serait en définitive un appel à sortir de l'économicisation du monde, et ce, à travers une productivité dont la destination n'est pas la consommation, mais l'usage. Reprenant l'intuition arendtienne et son souci du monde politique pluriel, nous pensons qu'il est nécessaire de lui greffer un véritable souci de la destination de nos œuvres et de nos productions. Nous arrimerons ce souci de durabilité au concept de culture qu'Arendt souligne de manière embryonnaire dans

La crise de la culture. En lieu et place du développement durable, nous serons donc en

mesure de proposer, à titre hypothétique, la possibilité d'une culture durable qui reste à penser.

(31)
(32)

Chapitre 1

Cadre conceptuel de la crise de la modernité

Force est de constater que la crise de la modernité est un des thèmes prédominants de la pensée arendtienne. Témoin d'une époque inquiétante, de la montée du racisme, de la naissance du totalitarisme, de la crise de la culture, de l'autorité et de la tradition, Arendt propose « rien de plus que de penser ce que nous faisons » (CHM, p. 38). Ce parti pris pour l'activité de l'homme est, sans nul doute, un des traits caractéristiques de sa pensée2. Ce souci pour la vita activa peut ainsi être compris comme un souci pour le monde des hommes, voire, comme un amour du monde qui s'exprime par un désir de comprendre ce que nous faisons. Or, le constat arendtien est patent : l'agrandissement du pouvoir de l'homme sur la nature et sur le monde est doublé d'une ignorance et d'une insouciance pathologiques. Ignorance et insouciance formeraient donc les deux faces d'une même médaille dans la mesure où l'ignorance proviendrait in fine du désengagement politique et du repli individualiste propres à la condition de l'homme moderne. L'ignorance, fille de l'insouciance mondaine de l'époque moderne, constitue en quelque sorte l'essence de la critique arendtienne de la modernité. Consécration de l'abondance, apologie de l'individualisme, désengagement citoyen, surproduction consumériste sont donc les maîtres mots de ce qui se présente bel et bien comme une crise de la modernité. Mais qu'est-ce

2 La pensée arendtienne semble majoritairement orientée vers l'activité humaine. En effet, même dans La vie

de l'esprit, qui traite entre autres de la pensée et ainsi de la vie contemplative, Arendt tend à montrer que

même celle-ci fait appel métaphoriquement au monde de l'apparence et subséquemment à la pluralité. En outre, la pluralité du deux-en-un est déjà le signe indicatif que, même quand il pense, l'homme n'est jamais complètement seul. Pour plus de détails, nous renvoyons le lecteur à l'ouvrage de Sylvie-Courtine Denamy, Hannah Arendt (1994) : « La pensée s'ouvre sur une phénoménologie de l'apparence» (Denamy, S.C., 1994, p. 368).

(33)

qu'une crise si ce n'est le moment décisif où se déclenche une maladie ? En pensant la crise de la modernité, Arendt tente donc à sa manière de penser les événements comme des moments singuliers et dont la radicale nouveauté doit être pensée à l'aide de la tradition même si celle-ci est rompue et que, comme l'affirme René Char, cité par Arendt : « Notre héritage n'est précédé d'aucun testament » (CC, p. 11). En effet, afin de penser la crise de la modernité, il faut, semble-t-il, penser en direction du moment décisif où la tradition est rompue, plus encore, on ne peut penser la nouveauté de la crise qu'en la comparant à la tradition. Ainsi, même si la tradition est rompue, même si la modernité a radicalement changé notre façon de concevoir l'activité humaine, il n'en reste pas moins que la crise fait appel au changement et que le changement est compris relativement à l'état ancien.

Ce faisant, Arendt se propose de décrire la condition de l'homme moderne à partir des trois activités que sont : le travail, l'œuvre et l'action. Ce triptyque essentiel constitue donc l'essentiel de ce que l'homme fait et ainsi l'essentiel de ce qu'Arendt entreprend de comprendre. En outre, l'analyse de ces activités se fera à l'aune de la démarcation nette entre le privé et le public. Cette démarcation constitue la toile de fond de l'analyse arendtienne en ceci qu'elle instaure tacitement l'importance de l'apparaitre. Dans une telle perspective, quels sont les éléments indétournables de la critique arendtienne ? Dans quelle mesure l'articulation du privé et du public rend-elle intelligible la crise de la modernité ? Et enfin, pourquoi la société de travailleurs constitue-t-elle un danger pour le monde des hommes et sa permanence ?

Ce chapitre n'a évidemment pas la prétention d'analyser exhaustivement la totalité des phénomènes qui constituent la crise de la modernité dans la pensée d'Arendt, mais bien de saisir les articulations majeures autour desquelles orbite la critique arendtienne. L'orientation de l'analyse n'est donc pas anodine, elle tend à poser les jalons conceptuels qui permettront ultérieurement d'analyser la question de la durabilité (chapitre 2) ainsi que de penser la pertinence du concept de développement durable (chapitre 3).

Pour ce faire, nous approcherons ici la première articulation d'importance entre le domaine privé et le domaine public. Si donc le public est ce qui mérite d'apparaître à une pluralité politisée, le privé, lui, requiert l'anonymat et l'invisibilité. Cette articulation trouve sa raison d'être en ceci qu'elle installe la pensée arendtienne au sein d'une position

(34)

philosophique atypique qui consiste à avancer la prédominance du monde de l'apparaître. Il nous faudra comprendre ce présupposé arendtien sous l'angle de son souci primordial de la

vita activa qui, minimalement ou maximalement tend, à modifier le monde de l'homme3. Or, le monde humain fait toujours appel à la pluralité humaine, à l'apparaître et, subséquemment, à la présence de nos semblables. Cette affirmation nous laisse devant la nécessité de comprendre que toutes les activités sont jugées chez Arendt par rapport à cette démarcation initiale entre le privé et le public, entre ce qui apparait et ce qui doit être occulté. Or, il semble que le domaine privé et le domaine public subissent une crise qui s'origine dans la fluidification de leurs frontières respectives. En effet, avec l'avènement de l'hybride moderne qu'Arendt nomme société, nous assistons à une publicisation du privé. Cette publicisation du privé met en danger et le domaine privé et le domaine public. Le premier parce que son existence nécessite l'occultation, le second parce qu'il n'est plus capable d'incarner ce qui est important pour la pluralité humaine. En faisant la lumière sur la vie privée de l'homme et en l'exposant au grand jour, la modernité aurait ainsi paradoxalement publicisé le privé et privatisé le public. Ce paradoxe ne peut être compris qu'à partir de l'hégémonie économique de la société moderne qui tend à s'occuper de ce qui n'était originellement qu'une question d'ordre privé.

Ceci nous amène inexorablement à la description des activités qui rythment la vie active de l'homme. Plus particulièrement, la modernité semble achever le triomphe de l'animal

laborans, dont l'activité laborieuse et pénible renvoie nécessairement vers la cyclicité

métabolique d'une société de consommation littéralement vouée à elle-même. Car si toutes les activités font effectivement appel à la présence de ses semblables dans la mesure où « toutes les activités humaines sont conditionnées par le fait que les hommes vivent en société [...] » (CHM, p. 59), le travail est l'activité la plus solitaire alors que l'action politique est tout simplement impensable en dehors de la présence d'autrui4. Ainsi, à

3 Pour Arendt, toutes les activités (travail, œuvre et action) ont un impact relatif sur le monde des hommes même si elles n'ont pas toutes la même intensité. En d'autres termes, nous verrons que plus une activité est publique plus son impact apparait comme direct sur le monde commun.

4

L'œuvre, que nous traiterons partiellement dans le présent chapitre et bien plus amplement dans le second, entretient une position intermédiaire, bien que moins solitaire que l'activité du travail, le processus de fabrication n'en reste pas moins une production isolée. Cependant, la destination de l'œuvre, à savoir l'usage des hommes, pose cette activité, du point de vue de la pluralité, dans une position intermédiaire.

(35)

l'apologie du productivisme se couple inexorablement le triomphe de l'animal laborans et de l'activité la plus méprisable pour l'antiquité grecque : le travail. La perspective d'une société économicisée de travailleurs/consommateurs contribuerait à parachever la modernité de l'hubris dévorant que semble promettre une société où tout est jugé en termes de productivité et où l'idéal suprême repose sur un vitalisme autodestructeur.

Enfin, nous serons en mesure de comprendre la crise de l'activité la plus humaine et la plus décisive pour la contingence humaine : l'action politique. La déchéance de celle-ci proviendrait non seulement d'un désintérêt constant pour la chose publique, mais également d'une perte de la faculté la plus mondaine qui soit, la faculté de juger ou encore le sens commun.

1. La double crise du domaine public et du domaine privé

C’est sous la dénomination d’hybride qu’Arendt évoque la société moderne en ceci qu’elle incarne le mariage douteux entre le privé et le public : « Ce qui distingue de la réalité moderne cette attitude essentiellement chrétienne5 à l'égard de la politique, c'est moins la reconnaissance d'un "bien public" que l'exclusivisme du domaine privé, l'absence de ce curieux hybride dans lequel les intérêts privés prennent une importance publique et que nous nommons "société" » (CHM, p. 73). En effet, cet hybride nous informe, non seulement du déclin du monde public et de la valorisation de la vie privée, mais aussi d’une perte de démarcation nette entre ces deux domaines. L’analyse des répercussions de cette hybridation devrait nous permettre de saisir la portée de la publicisation du vitalisme inhérent à la sphère privée. Pour ce faire, nous partirons avec Arendt des distinctions grecques du privé et du public (avec la valorisation traditionnelle du public) jusqu’à la naissance de cet étrange hybride qu’est la société de masse (valorisation du privé publicisé). Nous verrons ainsi que certains phénomènes sociaux technologiques qu’Arendt ne pouvait anticiper semblent confirmer la thèse selon laquelle nous vivons dans une société où la

5

Pour ce qui a attrait au caractère antipolitique du christianisme Arendt précise dans Qu'est-ce que la

politique ? (1958) que « Ce qui a été décisif sur le plan politique, c'est que le christianisme recherchait

l'obscurité tout en maintenant la prétention d'entreprendre dans le secret ce qui avait toujours été l'affaire de la sphère publique » (QP, p. 104). Ainsi, le christianisme ne serait pas radicalement antipolitique même s'il refusait le caractère visible de l'action, l'engagement n'en restait pas moins un devoir qui requiert l'anonymat public et non la recherche de la reconnaissance mondaine.

(36)

publicisation du privé provoque un amalgame entre ce qui mérite d’apparaître et ce qui nécessite l’occultation. En outre, nous serons en mesure de déterminer l'origine de la logique gestionnaire qui tend à subsumer le politique sous l'angle de l'économique.

1.1. De la distinction entre le domaine public et le domaine privé

1.1.1. Prééminence originelle du domaine public

En pensant la vie active, Arendt pense en direction de ce que l'homme fait. Or, le propre de toute action humaine, que celle-ci soit du travail, de l'œuvre ou de l'action politique, est de modifier le monde et d'y laisser une trace plus ou moins tangible. Contrairement à la pensée qui est strictement contemplative6 et relativement invisible en elle-même, l'activité humaine est nécessairement inscrite sous le signe de l'apparaître. En modifiant le monde par ses activités, l'homme rend visible son passage sur terre. C'est pourquoi la pensée arendtienne est, de part en part, liée à la question de l'apparaître. Le monde humain est ainsi le monde qui apparait à une pluralité.

La pluralité humaine, condition fondamentale de l'action et de la parole, a le double caractère de l'égalité et de la distinction. Si les hommes n'étaient pas égaux, ils ne pourraient se comprendre les uns les autres, ni comprendre ceux qui les ont précédés ni préparer l'avenir et prévoir les besoins de ceux qui viendront après eux. Si les hommes n'étaient pas distincts, chaque être humain se distinguant de tout autre être présent, passé ou futur, ils n'auraient besoin ni de la parole ni de l'action pour se faire comprendre.

Le caractère crucial de l'apparaître est donc le présupposé philosophique indétournable de la pensée arendtienne.

La vita activa, la vie humaine en tant qu’activement engagée à faire quelque chose, s’enracine toujours dans un monde d’hommes et d’objets fabriqués qu’elle ne quitte et ne transcende jamais complètement. Hommes et objets forment le milieu de chacune des activités de l’homme qui, à défaut d'être situées ainsi, n'auraient aucun sens. Mais ce milieu, le monde où nous naissons, n'existerait pas sans l'activité humaine qui l'a produit comme dans le cas des objets fabriqués, qui l'entretient, comme dans le cas des terres cultivées, ou qui l'a établi en l'organisant, comme dans le cas de la cité. Aucune vie humaine, fût-ce la vie de l'ermite au désert, n'est possible sans un monde qui,

6

La vie contemplative contrairement à la vie active est caractérisée par un retrait du monde, retrait qu'Arendt nomme solitude de la pensée et qui propulse le penseur hors du monde en en faisant un apatride (VE, p. 222). C'est pourquoi, S. Courtine-Denamy affirmera que Hannah Arendt a déjà noté que « La pensée est toujours "hors de l'ordre" et les bizarreries de l'activité de pensée qui naissent du retrait par rapport au monde en sorte que la pensée se concentre sur les objets absents dont elle recherche la signification » (Courtine-Denamy, S., 1994, p. 375).

Références

Documents relatifs

Si l'homme, après Kant, se trouve pris dans un tout dont il ne fait plus partie et dont il ne peut dire le sens de l'être, mais qui le détermine malgré tout, Hannah Arendt

Au delà de la situation historique de l’école américaine, le mérite essen- tiel d’Hannah Arendt est, aux yeux de Jean Lombard, de nous aider à com- prendre les

Arendt cherche à retracer les origines de la philosophie de l'existence, qui naît de Schelling et Kierkegaard, qui l'a influencée personnellement avec Jaspers et Heidegger, et

Hannah Arendt, qui souhaite construire sa pensée dans la réalité de son époque, s'est intéressée au totalitarisme. Selon Hannah Arendt, le système totalitaire,

[r]

Aussi, et sans pour autant remettre en cause sa dimension politique, nous pensons qu’en plus des dimensions économique et sociale notamment, émerge une dimension

• Céline Ehrwein Ehrwein (préf. Jean-Marc Ferry), Hannah Arendt, une pensée de la crise : la politique aux prises avec la morale et la religion, Genève Paris, Labor et fides Diff.

Aristote, Cicéron, Augustin, Machiavel, Locke, Montesquieu, Rousseau, Kant, Tocqueville, Kierkegaard, Marx, Nietzsche, Husserl, Jaspers, Heidegger.