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Chapitre II De la durabilité du monde ouvré à la vacuité du monde moderne

1. La nature comme antichambre de l'artefact

1.3. Nature et œuvre historique

De toutes les œuvres de l'homme, il en est une qui tient une place particulière dans la pensée d'Hannah Arendt : l'histoire. En effet, celle-ci se démarque en ceci que son objet est particulièrement politique. Elle constitue ainsi la faculté la plus élevée de l'homo faber. L'historien réifie, solidifie, chosifie à travers le récit la grandeur passagère de l'action

moins solitaire).

humaine en en faisant une grandeur mémorable, inoubliable et durable.

L'histoire semble ainsi être l'activité la plus intimement liée au monde politique des hommes, elle est dans ce sens l'opus magnum par excellence. La coupure nature/artefact fait donc appel selon Arendt à une autre coupure qui n'est autre que celle de la nature et de l'histoire. « La tâche du poète et de l'historiographe (qu'Aristote met encore dans la même catégorie parce que leur sujet est la πρᾱξις) consiste à faire durer quelque chose grâce à la mémoire. Ils le font en traduisant la πρᾱξις et la λέξις, l'action et la parole, dans cette espèce de ποίησις ou de fabrication que devient finalement le mot écrit » (CC, p. 62).

En effet, dans La crise de l'histoire (1956), Arendt évoque cette distinction problématique entre l'histoire des hommes et le processus de la nature. La nature n'aurait ainsi pas besoin de l'histoire dans la mesure où elle symbolise l'être-à-jamais. C'est principalement l'action humaine qui requiert l'histoire dont le but ultime est de sauver le monde humain du danger de l'oubli.

Arendt réfute donc l'hypothèse d'une continuité dans le temps de l'histoire humaine, l'hypothèse d'un flux continu et ininterrompu. Cette continuité, nous l'avons vu, elle l'assigne à la nature (et, partiellement du moins, à l'activité la plus naturelle, le travail).

Du point de vue de l'homme, qui vit toujours dans l'intervalle entre le passé et le futur, le temps n'est pas un continuum, un flux ininterrompu ; il est brisé au milieu, au point où "il" se tient ; et "son" lieu n'est pas le présent tel que nous le comprenons habituellement, mais plutôt une brèche dans le temps que "son" constant combat, "sa" résistance au passé et au futur fait exister (CC, p. 21).

L'existence individuelle de l'homme est pour Arendt ancrée dans la résistance temporelle au flux incessant, le temps devient ainsi adverse. Cette définition du temps adverse de l'existence individuelle ouvre pour nous la possibilité de penser la durabilité comme résistance. La résistance vis-à-vis du passé et du futur est pour Arendt la condition de possibilité de la pensée, pour penser il faudrait ainsi se tenir dans cette brèche.

Une chose est certaine, Arendt veut démontrer que le flux continu de l'histoire n'est que l'effet d'une idée rétrospective, le temps historique n'a rien de continu, il est rythmé par des événements qui chamboulent brusquement le continuum apparent de celle-ci. Autrement dit, l'histoire n'a rien de naturel. Dans La philosophie de l'existence et autres essais (1930- 1954), à propos de l'événement, Arendt affirme que : « L'événement éclaire son propre

passé, il ne saurait en être déduit » (PE, p. 211). C'est pourquoi l'histoire ne pourrait se limiter à la recherche causale, l'histoire n'est pas un processus déterminé par des lois causales strictes.

Il faudrait donc distinguer le champ de l'histoire du champ des sciences dites naturelles :

L'inédit est le champ de l'historien qui, à la différence du chercheur des sciences de la nature s'occupant d'occurrences qui se répètent toujours, étudie ce qui ne se produit qu'une seule fois. Cette nouveauté peut être pervertie si l'historien s'attache à la causalité et prétend être en mesure d'expliquer les événements par un enchaînement de causes qui aurait finalement abouti à ces événements. Il apparaît alors comme un "prophète tourné vers le passé", et tout ce qui différencie ses compétences du don de prophétie semble ne tenir qu'à la regrettable finitude du cerveau humain, malheureusement incapable d'intégrer et d'articuler correctement toutes les causes qui sont à l'œuvre (PE, p. 210).

Dans son mémoire intitulé, Conception de l'histoire chez Hannah Arendt (2008)51, Sacha Alcide Calixte évoque à juste titre l'anti-causalisme d'Hannah Arendt :

« Nous avions vu au chapitre précédent le refus d'Arendt d'admettre la catégorie hégélienne de nécessité historique ; ce refus trouve ici son explication méthodologique en ce que la nécessité ou causalité historique, en transformant une hypothèse particulière et située en principe métaphysique d'explication, rompt en fait les liens qui rattachent la compréhension à la réalité et à l'expérience de la pluralité » (Sacha Alcide Calixte, 2008, p. 104). C'est dans ce sens aussi qu'Arendt se refuse d'évoquer, dans Origines du totalitarisme, les causes strictes et nécessaires du totalitarisme en préférant le mot éléments du totalitarisme. Cette nuance n'est pas anodine, pour Arendt, l'histoire n'est pas une suite continue de causes et d'effets que l'on pourrait retracer a posteriori, elle reste ipso facto l'histoire des hommes qui agissent et prennent des décisions. Ainsi, contrairement à la nature qui ne fait rien en vain et qui est, comme nous l'avons souligné, habitée par le principe de continuité, l'histoire elle, répond à la fragilité et à la grandeur de ce qui ne se passe qu'une seule fois.

« Puisque les choses de la nature sont à jamais présentes, elles ne risquent pas d'être ignorées ou oubliées ; et puisqu'elles sont à jamais, elles n'ont pas besoin de la mémoire des

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Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie pour l'obtention du grade de maître ès arts (M.A.).

hommes pour continuer d'exister » (CC, p. 59). La question de l'histoire est ainsi rapportée à la question de la mémoire qui sauve de l'oubli l'action humaine. Or, l'histoire est une œuvre (poïesis) dont l'objet est l'activité politique (praxis) dans la mesure où elle met par écrit ce qui, sans elle, sombrerait dans l'oubli. Avec l'histoire, l'événement pur devient réifié, la nature par contre n'est pas événementielle, elle est éternité du même.

Cependant, derrière cette opposition apparente se cache une proximité dans la mesure où le souci de l'immortalité est basé pour Arendt sur le lien intime entre nature et histoire, l'histoire n'étant au final que celle de ceux qui « se sont montrés dignes de la nature » (CC, p. 67). En effet, Arendt montre le lien entre l'être-à-jamais de la nature et l'immortalisation à l'œuvre dans l'histoire. Cependant, même si elle passe parfois au-delà de la différence intrinsèque entre ces deux durées, il n'en reste pas moins qu'elle les distingue souvent dans

Condition de l'homme moderne. L'éternité de la nature n'est pas identique à l'immortalité

potentielle de l'action humaine que procure l'histoire même si elle y ressemble à s'y méprendre. L'histoire écrit et immortalise ce qui n'advient qu'une fois alors que la nature éternise son être-à-jamais (principe de répétition naturelle du même). C'est donc parce que la nature représente ce cosmos que les Grecs et, Arendt à leur suite, la représentaient comme le modèle d'éternité auquel aspiraient les hommes libres. Cependant, la nature ne fait pour Arendt qu'éterniser le zoon, la vie de l'espèce et non la vie individuelle qui, elle, nécessite l'histoire52. Cependant, au-delà des différences entre l'œuvre historique durable et la nature éternelle, il existe un dénominateur commun à ces deux concepts.

« Le souci de l'immortalité, si important dans la poésie et l'historiographie grecques, est basé sur la très intime connexion entre les concepts de nature et d'histoire. Leur dénominateur commun est l'immortalité » (CC, p. 66). Il n'y a donc pas une simple opposition entre l'œuvre et la nature, il y a aussi une connexion, un dénominateur commun.

52 Bien qu'Arendt utilise parfois dans un même sens immortalité et éternité, elle distingue à certains endroits ces deux concepts. Il nous semble donc nécessaire de les garder distincts dans la mesure où nous entendons relater la différence entre la durabilité potentielle de l'artefact humain qui s'élève contre l'éternité de la nature bien qu'il s'en inspire grandement. En effet, la nature étant la seule chose éternelle, il est normal que les Grecs aient vu en elle à la fois le modèle et le "ce contre quoi" il faut s'élever pour accéder à l'immortalité. Si donc la durabilité se doit de résister au procès de la nature, il n'en reste pas moins que c'est l'éternité de cette dernière que les hommes jalousaient à travers l'action mémorable. Pour plus de détails sur l'aspect résistant de l'œuvre, nous renvoyons le lecteur à La crise de la culture, p. 269.

En effet, la nature incarne ce qui ne meurt pas, l'histoire elle aussi, par la réification qu'elle entreprend, immortalise l'existence d'individus en la rendant mémorable (proche des choses de la nature). D'où le paradoxe de l'œuvre historique qui, bien que comme toute œuvre, se doit de lutter contre le procès métabolique et naturel, reste en étroite corrélation avec la nature dont elle partage le même dénominateur commun : l'immortalité.

Dans Condition de l'homme moderne, Arendt évoque aussi l'absence de mort au sens strict au sein de la nature :

La nature et le mouvement cyclique qu'elle impose à tout ce qui vit ne connaissent ni mort ni naissance au sens où nous entendons ces mots. La naissance et la mort des êtres humains ne sont pas de simples événements naturels ; elles sont liées à un monde dans lequel apparaissent et d'où s'en vont des individus, des entités uniques, irremplaçables, qui ne se répèteront pas. La naissance et la mort présupposent un monde où il n'y a pas de mouvement constant, dont la durabilité au contraire, la relative permanence, font qu'il est possible d'y paraître et d'en disparaître, un monde qui existait avant l'arrivée de l'individu et qui survivra à son départ. Sans un monde auquel les hommes viennent en naissant et qu'ils quittent en mourant, il n'y aurait rien que l'éternel retour, l'immortelle perpétuité de l'espèce humaine comme des autres espèces animales (CHM, p. 142, 143).

Cette citation est capitale si l'on veut saisir l'intelligibilité à travers l'apparente contradiction d'Arendt. En effet, les choses de la nature sont à jamais, elles sont immortelles dans la mesure où la mort tout comme la naissance sont des phénomènes humains qui nécessitent l'apparaître et le disparaître au sein du monde de la pluralité. Pour Arendt, dans ce sens, mourir c'est cesser d'être parmi ses semblables. Si donc Arendt qualifie la nature d'immortelle en ceci qu'elle ne meurt pas au sens où nous entendons ce terme, il faut donc aller plus loin et dire, avec Arendt, qu'elle ne naît pas non plus. Or, le terme immortel ne fait pas nécessairement signe vers le non-né. La naissance au sens arendtien signifie le commencement, et c'est pourquoi nous pouvons, dans l'esprit d'Arendt, affirmer que la nature n'a pas plus de commencement que de fin. La nature est in-née53 (non-née) et im-mortelle (non-mortel). En l'absence d'un commencement et d'une fin la nature fait ainsi signe vers l'éternité bien plus que vers l'immortalité. Toujours dans

Condition de l'homme moderne, Arendt avance que l'expérience contemplative de l'éternel

(arrhéton) est une forme de mort politique : « Politiquement parlant, si mourir revient "à

53

Nous comprenons le suffixe latin ici dans sa négation, in-né signifie ainsi ce qui n'est pas né et non ce qui vient à la naissance.

cesser d'être parmi les hommes", l'expérience de l'éternel est une sorte de mort ; tout ce qui la sépare de la mort réelle c'est qu'elle est provisoire, puisqu'aucune créature vivante ne peut l'endurer bien longtemps » (CHM, p. 56). Mais alors, quelle est cette immortalité que semble conférer l'histoire à l'homme ?

Elle n'est pas l'éternité qui est un concept apolitique, une mort politique que seule la vie contemplative semble pouvoir accorder, elle est une vie dans le monde humain pluriel qui transcende, en partie du moins, la mortalité biologique de l'individu grâce à l'histoire. L'immortalité historique ne peut être conférée qu'à un individu mortel alors que l' « immortalité » naturelle découle de l'éternité de celle-ci. Dans Le concept d'histoire, Arendt semble oublier cette distinction et en faire fi en attribuant sans les distinguer, à la nature et à l'histoire, un même dénominateur commun (l'immortalité). Cette inconséquence nous oblige à rendre cohérente l'approche arendtienne en gardant distinctes l'éternité de la nature et l'immortalité que confère l'histoire. Pour échapper à cette contradiction, nous pouvons intercéder en faveur d'Arendt et stipuler que l'immortalité humaine historique diffère de l'immortalité naturelle. La première est accordée aux hommes qui se savent mortels et qui ne l'espèrent que dans la mesure où l'histoire immortalisera leur nom dans le monde des vivants, dans le monde politique et pluriel. La seconde est une immortalité de fait, la nature ne peut mourir parce que la mort tout comme la naissance lui sont étrangères. Nous appelons immortalité de fait l'incapacité à mourir de la nature et immortalité humaine (œuvre historique), l'immortalité qui s'origine dans la mortalité et la natalité de l'individu.

L'immortalité humaine que confère l'histoire trouve donc sa condition de possibilité dans la mortalité humaine, car pour espérer immortaliser son nom, encore faut-il se savoir mortel. C'est donc la possibilité de mourir qui conditionne et permet l'espérance d'immortalité humaine qui elle-même appelle l'histoire de ses vœux. La nature ne peut tout simplement ni mourir ni naître, elle ne peut qu'être "pour toujours" et "depuis toujours". C'est pourquoi nous préférons le concept d'éternité de la nature à celui d'immortalité bien que dans cet essai sur Le concept d'histoire, Arendt semble passablement négliger la différence. Une petite intrusion dans la langue arabe peut nous permettre de rendre la

spécificité de l'éternité vis-à-vis de l'immortalité54. En effet, la langue arabe connaît trois mots pour dire ce qui n'a pas de début, ce qui n'a pas de fin, et ce qui n'a ni l'un ni l'autre : ) ي لزأazali, pas de commencement), أبدي (abadi, pas de fin), سرمدي (sarmadi, ni commencement ni fin).

L'immortalité de l'homme ne peut donc qu'espérer le pour toujours dans la mesure où le

de toujours lui est tout simplement impossible ; en arabe on dirait qu'il ne peut espérer que

l'abadi que lui confèrerait l'histoire alors que le sarmadi ne concerne que la nature. C'est parce que sa vie a un commencement qu'il ne peut espérer avoir toujours été là, il peut cependant espérer être là pour toujours parce que sa fin biologique ne mine pas de prime abord la possibilité d'être remémoré par ses semblables. C'est donc son commencement qui l'empêche d'espérer l'éternité des choses de la nature. Le problème du commencement est donc la clef de voûte, car si la mémoire peut vaincre la mort biologique, elle ne peut de toute évidence vaincre la naissance biologique. Il sera donc « comme » les choses éternelles, il résidera dans leur voisinage, mais ne sera jamais identique à l'être-à-jamais de la nature.

Bien que ce passage puisse passer pour une digression longue et pénible, il n'en reste pas moins essentiel si l'on veut saisir la portée de la connexion et de la différence entre la nature et l'œuvre. Concepts à la fois connexes et différents, l'œuvre et la nature entretiennent une relativité antithétique. Si donc le dénominateur commun entre l'œuvre la plus "politique" (l'histoire) et la nature est l'immortalité, il n'en reste pas moins que celle-ci doit rester différenciée. Le « ce qui ne peut pas mourir ni naître » (in-né/im-mortel) fut donc l'inspiration et l'idéal qui inspira le désir d'immortalité. Cependant, cette dernière n'est accessible que dans les limites d'une naissance et d'une mort, l'immortalité est conférée à une vie (bios) dont la biographie connait une naissance et une mort, une vie linéaire.

Donc l'histoire est d'inspiration naturelle (éternel retour du même), mais de destination artificielle (durabilité de l'unique). Cette distinction que ne fait pas Arendt dans Le concept

d'histoire ne doit pas nous quitter des yeux si l'on veut garder la cohérence de la pensée

54 Nous en profitons ici pour saluer Soheil Kash qui, à la lecture de notre différenciation entre l'éternité de la nature et l'immortalité potentielle de l'homme, nous rappela cette distinction linguistique présente dans la langue arabe.

arendtienne dans son ensemble. La nature requiert le « ce qui sera toujours » en vertu de la répétition alors que l'histoire requiert le « ce qui sera toujours » en vertu de l'unicité. Si donc la nature pour les Grecs et Arendt, est immémoriale, l'action humaine par l'histoire est mémorable. L'histoire garde ainsi cette situation dans le monde alors que la nature reste inénarrable55.

En définitive, en tant qu'œuvre majeure, l'histoire semble nous permettre une distinction de fond entre l'éternité de la nature et l'immortalité de l'œuvre. Ce faisant, nous avons non seulement défini la durabilité de l'œuvre comme étant antithétique à l'éternité de la nature, mais également démontré que cette relation conflictuelle est aussi relationnelle. En d'autres termes, il semble que la relativité antithétique qu'entretient l'immortalité de l'œuvre avec l'éternité de la nature pose la question de la durabilité dans une perspective résistante qui, comme nous l'analyserons par la suite, confère à l'œuvre une position complexe à cheval entre une activité contre nature et une activité d'inspiration naturelle.