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Genre et travail aux États-Unis à la fin des années 1990 : altération du marché de l’emploi, arrangements privés et focalisation sur les enfants

Le marché du travail américain envisagé sous l’angle du genre connaît quelques traits distinctifs : tout d’abord il s’inscrit dans un cadre politique fortement décentralisé qui limite les perspectives globales et favorise la diversité des droits, des tolérances et des situations entre les États41 :

 Il n’existe pas de congés payés au niveau fédéral, ils peuvent être en revanche négociés dans les conventions collectives (en moyenne dans les petites et grandes entreprises de 10 jours la première année à 17 jours après 10 ans). Seuls cinq états (représentant 23 % de la population américaine), prévoient la possibilité pour les employeurs d’octroyer des congés payés à des taux limités et pour une durée moyenne de cinq à 13 semaines ;

 Le temps de travail hebdomadaire moyen est de 40 heures ;

 Le risque maladie est peu couvert42 : il n’existe pas de législation fédérale qui impose aux employeurs des jours maladie dédiés aux maladies ordinaires ou aux visites médicales de routine. Il n’existe encore que des initiatives infra-étatiques pour imposer aux employeurs des congés payés en cas de maladie de leurs employés. Les maladies de longue durée sont couvertes de façon minimale par le système de sécurité sociale fédérale.

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Pour plus de détails, je renvoie à l’ouvrage de synthèse dirigé par Janet Gornick et Marcia Meyers (Gornick & Meyers, 2009).

42 La réforme du système de santé engagée par l’administration Obama ne concerne pas les jours maladie et

 L’aide à la prise en charge des enfants est également limitée : il existe un congé non payé pour raisons familiales de 12 semaines, valable jusqu’au premier anniversaire de l’enfant. Seule la Californie prévoit un congé maternité de six semaines payé à 55 % du salaire ; le congé paternité n’existe pas. Sept États obligent les employeurs à prévoir des congés pour ceux qui ont des enfants.

 La prise en charge publique de la petite enfance est faible : seuls 6% des enfants de 1 à 2 ans sont gardés dans des structures financées par le secteur public (contre 20 % en France) ; c’est le cas de 53 % des enfants de 3 à 5 ans (contre 99% en France). Les parents ont ainsi avant tout recours à des structures de garde privées ou pourvues par leurs entreprises, qui, lorsqu’elles participent aux prises en charge des enfants, touchent des aides fiscales.

On constate à la lueur de ces quelques indicateurs que le soutien public apporté à la sphère privée est limité : la protection sociale des individus repose ainsi principalement sur des capacités privées et une régulation forte par le marché (Esping Andersen, 1990; Gustafsson, 1994). Il existe certes un

Social Security Act initié dans les années 30 et qui repose selon Hélène Périvier sur un « socle

assurantiel généreux et populaire qui concernait essentiellement des hommes blancs et un socle assistantiel aux faibles montants rapidement stigmatisé, à destination des mères isolées blanches » (Périvier, 2012, p. 48). Originellement emprunte de principes maternalistes (Gordon, 1992), l’assistance sociale est remise en cause et dans la mouvance néo-libérale, les États-Unis passent du

Welfare au Workfare (Orloff, 2006) : les programmes publics qui sont développés conditionnent de

plus en plus nettement l’accès à l’assistance aux efforts pour s’insérer dans l’emploi, tandis que le registre compassionnel de l’aide sociale se transforme vers un vocabulaire davantage centré sur la responsabilisation et l’émancipation.

Dans un tel cadre, le risque d’une activité des femmes reléguée au second plan est fort ; l’avènement du Workfare a d’ailleurs pénalisé certaines femmes en les marginalisant sur le plan professionnel (Eissa & Hoynes, 2004). En dépit d’un faible soutien institutionnel, les femmes américaines conjuguent pourtant une forte présence sur le marché du travail sans avoir renoncé à la maternité ; elles résistent d’ailleurs plutôt mieux que dans d’autres pays où les aides publiques sont plus importantes (Stier, et al., 2001)43. Le taux d’activité des femmes de 15 à 64 ans a fortement augmenté en 20 ans, atteignant un point haut de 73 % en 2001, pour se hisser en 2006 à 69 %. Ce taux est toutefois hétérogène, le niveau de qualifications des femmes jouant un rôle majeur : ce sont avant tout les femmes les plus qualifiées qui investissent massivement le marché du travail, celles moins qualifiées restant plus en retrait (Périvier, 2009). Si la présence des mères en couple est

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Pour plus de détails, je renvoie concernant l’insertion sur le marché du travail aux deux articles de synthèse suivants (Périvier, 2009) et (Milkman, 2013). Une synthèse publiée par une équipe de l’INED fournit par ailleurs une actualisation récente de la situation démographique nord-américaine (Barbieri & Ouellette, 2012).

massive (elles sont ainsi 71 % à travailler en 2010), la maternité reste toutefois un frein majeur à l’activité des femmes : le temps partiel est certes moins répandu qu’en France, mais il est principalement lié à la naissance des enfants et féminin ; le taux d’emploi des mères de deux enfants est nettement inférieur à celui des femmes sans enfants, quand il est équivalent en Suède. Bien plus qu’en France, on parle aux États-Unis d’une pénalité de la maternité (Anderson, et al., 2003; Avellar & Smock, 2003; Budig & England, 2001; Correll, et al., 2007; Waldfogel, 1997), notamment en termes de rémunération : pour faire face à l’arrivée d’un enfant, les Américaines ont régulièrement recours à la démission pour prendre en charge leurs enfants durant la petite enfance. Qu’elles reprennent à temps partiel ou à temps plein leur place sur le marché du travail, les femmes perdent spécifiquement suite à ce retrait le « capital » ancienneté qui permet d’améliorer structurellement le salaire (Crittenden, 2001)44.

Si les femmes qualifiées ont plutôt été jusque-là préservées sur le marché du travail américain, une tendance au retrait sur le foyer a été observée sur cette catégorie pourtant privilégiée (Hewlett & Buck, 2005; Stone & Lovejoy, 2004). Le 26 octobre 2003, Lisa Belkin, chroniqueuse Société progressivement spécialisée autour de l’équilibre travail/famille, publie un article intitulé « The Opt- Out Revolution » dans le New York Times Magazine45 ; elle y relate le choix de femmes (blanches),

mères d’un ou plusieurs jeunes enfants et très diplômées, de renoncer au monde du travail, alors même qu’elles étaient parvenues à y occuper à salaire égal les mêmes postes de pouvoir que les hommes. Refusant d’assumer les contraintes et sacrifices liés aux plus hautes positions, Belkin conclut que, si les femmes ne gouvernent pas le monde, c’est parce qu’elles ne le souhaitent pas.

Document 1. COUVERTURE DU NEW YORK TIMES MAGAZINE D'OCTOBRE 2003

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Il faudrait là aussi opérer une lecture plus fine de la situation en termes de niveau de qualifications, de classes et de races, les femmes les plus qualifiées étant plus protégées de cette taxe maternelle, pouvant même alors égaler les hommes. Je renvoie pour cela à (Budig & Hodges, 2010; Orloff, 2006; Périvier, 2009).

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L’article est disponible en ligne ici, http://www.nytimes.com/2013/08/11/magazine/the-opt-out- revolution.html?_r=0, page consultée le 08/12/14. Dix ans plus tard, un article de Judith Warner, chroniqueuse qui a pris la suite de Belkin, actualise le phénomène : http://www.nytimes.com/2013/08/11/magazine/the-opt- out-generation-wants-back-in.html?pagewanted=all&_r=0, page consultée le 08/12/14.

L’article de Belkin connaît un tel retentissement aux États-Unis que l’expression “opting-out” sert désormais à nommer la tendance désignant les femmes qualifiées qui renoncent à leur carrière pour s’occuper de leurs enfants. Largement présenté comme un choix, des travaux notamment conduits par des chercheures américaines (Boushey, 2005; 2008; Stone & Lovejoy, 2004) estiment que ce phénomène est moins lié à un regain du modèle traditionnel qu’à une contraction du marché de l’emploi : face à des employeurs moins enclins à payer des dispositifs favorisant l’articulation des temps de vie, c’est parce que les femmes ont dû faire face à des contraintes organisationnelles plus coûteuses et plus lourdes que le retour au foyer est devenu plus attractif. Cette option s’inscrit par ailleurs dans des injonctions à une certaine représentation de la maternité, qui aggrave la difficulté, perçue et éprouvée, d’articuler travail et famille (Douglas & Michaels, 2004). Dans la lignée des travaux inauguraux de Sharon Hays (1996), différentes recherches insistent d’une part sur l’importance culturelle très forte de la maternité aux États-Unis (Ridgeway & Correli, 2004; Lynch, 2005; McQuillan, et al., 2008) et du développement d’une maternité intensive46 (Arendell, 2000; Avishai, 2007; Douglas & Michaels, 2004; Garey, 1999; Hattery, 2001) qui fait de la mère le principal dispensateur de soins de jeunes enfants, dont les besoins et désirs sont placés au-dessus de tous les autres. Cette conception, qui serait particulièrement ancrée dans les milieux les plus privilégiés (Kuperberg & Stone, 2008), vient revaloriser l’image de la femme au foyer centrée sur ses enfants (et non plus sur un appui à la carrière professionnelle du conjoint) en la hissant au rang de choix désirable, y compris pour celles qui avaient d’autres options devant elles.

À l’issue de ce panorama succinct de la question du genre et du travail aux Etats-Unis, on constate que la société américaine de la fin des années 1990 a jusqu’alors favorablement accueilli les femmes sur le marché du travail, en particulier les plus qualifiées d’entre elles. Toutefois, la contraction du marché du travail liée aux crises successives, le recours majeur à des systèmes privés pour assurer la prise en charge de la petite enfance, et la très forte valorisation de l’enfant ont rendu plus acceptable l’idée d’un retour au foyer des femmes. Compte-tenu de la stigmatisation qui affecte les personnes qui ne s’insèrent pas sur le marché du travail, ce retour au foyer se doit pour autant d’être « actif ». C’est au confluent de ces différents paramètres que deux femmes se mobilisent pour faire fructifier, et le mot est employé à dessein, le terme de Mompreneurs.

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Entendue d’après Hays, comme « centré sur les enfants, soutenu par des experts, émotionnellement absorbant, requérant un travail intense et financièrement coûteux » (ma traduction de « child- centered, expert-guided, emotionally absorbing, labor-intensive, and financially expensive » (Hays, 1996, p. 8)).

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