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La loi de modernisation de l’économie et l’avènement de l’auto-entrepreneur

Après deux textes de lois présentés comme « au cœur de la bataille engagée contre le chômage »136, la loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008 envisage de « stimuler la croissance et les énergies en levant les blocages structurels et réglementaires que connaît l’économie » de la France (Christine Lagarde, exposé des motifs du 28 avril 2008137). Projet de loi phare de la présidence Sarkozy, avec la loi en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat (TEPA) et la levée du bouclier fiscal, il compte initialement 44 articles répartis en quatre volets, le premier visant à « encourager les entrepreneurs tout au long de leur parcours » à travers notamment la création du régime de l’auto-entrepreneur.

Pour élaborer cette loi et minimiser les résistances éventuelles, le gouvernement s’est beaucoup préparé et a choisi d’instaurer une nouvelle méthode de travail dite de « co-production »138. C’est cette méthode de travail innovante qu’étudie avec précision Abdelnour dans sa thèse : son analyse éclaire le processus qui a permis à Hervé Novelli, secrétaire d’État marginalisé au sein du gouvernement et qui a rencontré des oppositions très fortes des administrations, de faire passer une mesure volontiers qualifiée de « révolutionnaire », mais « qui détricote, pratiquement et symboliquement, les fondements de la société salariale à statuts » (Abdelnour, 2012, p. 129). L’important travail parlementaire préalable a notamment permis de développer de nouveaux argumentaires de conviction, tandis que le caractère social de la mesure largement défendu par Maria Nowak et l’ADIE a contribué à lever les préventions administratives. La convergence avec les slogans politiques déployés alors, entre le « tous patrons » et le « travailler plus pour gagner plus » (ibid., p. 126) en a également favorisé l’adoption. En occultant les écarts de ressources entre les candidats à l’auto-emploi tout en ouvrant très largement leur cible, ce projet de loi semble offrir à chacun, individuellement, la possibilité d’accéder à l’indépendance et d’augmenter ses revenus, notamment dans les milieux les plus populaires.

Si la majorité estime ainsi engager des réformes de fond, à moindre coût (300 millions sont ainsi initialement évalués), pour favoriser la croissance (+0.3 % sont attendus) et la création d’emplois (+50 000 emplois), les députés et sénateurs de l’opposition critiquent l’illusion du « tous patrons » aboutissant aux « tous précaires » et l’encouragement à « externaliser des salariés » que pourraient représenter ce texte pour les entreprises (première discussion en séance publique du 2 juin 2008).

136 Document publié par le Ministère des Petites et Moyennes Entreprises, du Commerce, de l’Artisanat et des

professions libérales : « 2003-2005 :50 mesures pour les PME », daté de septembre 2009.

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Exposé des motifs du projet de loi n° 842, déposé le 28 avril 2008 à l’Assemblée nationale, 13e législature, Paris, disponible ici : http://www.assemblee-nationale.fr/13/projets/pl0842.asp, consulté en octobre 2011.

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Outre la commande d’un rapport spécifique « en faveur d’une meilleure reconnaissance du travail indépendant » (dit Hurel), préparé par François Hurel et remis en janvier 2008, 10 mois de travaux préalables ont été engagés, sollicitant une Commission spécifique, la Commission dite Attali, des auditions préalables et des travaux préparatoires lancés au Sénat.

Communistes comme socialistes s’attaqueront à la « foi sans limite du dogme libéral » (Odette Terrade, sénatrice du Groupe Communiste, Républicain, Citoyen et des Sénateurs du Parti de Gauche, le 23 juillet 2008), confondant création d’entreprise avec création d’activité et faisant porter l’essentiel du risque sur les individus. Malgré une relative convergence de l’opposition sur l’affaiblissement de la protection des travailleurs, celle-ci peine à faire front tout en bénéficiant d’un faible espace pour réellement négocier autour du texte. Le Sénat vote toutefois la suppression de la condition de protection sociale du régime, ce qui fait certes sens en matière d’équité sociale mais fragilise encore plus les futurs auto-entrepreneurs.

Les principales mesures concernent in fine la simplification et libération du prélèvement fiscal pour les auto-entrepreneurs par la création d’un régime micro-social (art. 1 à 5), l’élargissement du champ d’application du rescrit social (art. 6), la possibilité d’utiliser à des fins commerciales des locaux d’habitation en rez-de-chaussée (art.13), un élargissement de la protection du patrimoine des entrepreneurs individuels (art.14), une extension du statut de conjoint collaborateur (art. 15 et 17). Les chapitres 2, 3 et 4 sont également consacrés aux PME, avec notamment un raccourcissement des délais de paiement (art. 21 à 25), ou encore la simplification du régime de la SARL (art. 56), de la SA (art. 57) et de la SAS (art. 59).

Au sein de cette nouvelle loi, où les groupes sociaux sont gommés, les femmes apparaissent rarement : Abdelnour relate ainsi, dans les textes des auditions préalables qu’elle a pu se procurer, que le président du conseil de l’APCE, Jean-Claude Volot, s’est prononcé pour un élargissement de la cible initiale du dispositif (les salariés et les retraités), notamment aux femmes mariées :

« Le volet relatif à la simplification des très petites entreprises est globalement positif pour la relance de la création d’entreprises, y compris celles dirigées par les personnes indépendantes, et poursuit les améliorations législatives engagées ces dernières années ; c’est notamment vrai du statut de l’auto-entrepreneur, qu’il serait opportun d’ouvrir aux femmes mariées qui voudraient travailler à temps partiel alors que le texte le réserve aux seuls salariés ou aux chômeurs ».139

Cette allusion, empreinte d’un certain conservatisme à l’égard des femmes, est la seule que j’ai relevée dans mes explorations des divers textes liés à cette loi. Pourtant portée par une incarnation de la femme de pouvoir, Christine Lagarde, le texte ignore l’accès des femmes à la création d’activité, pourtant largement évoquée dans la décennie antérieure comme booster de l’économie. Plusieurs éléments peuvent éclairer ce constat : si Christine Lagarde s’est volontiers déclarée en faveur d’une plus grande part de femmes dans les postes de pouvoir, elle l’a toujours fait de façon individuelle, ne manquant pas de hérisser les médias les plus réactionnaires (Valeurs actuelles, Causeur...). Surtout, elle a pris ces positions après avoir quitté son poste au Gouvernement et avoir pris du champ par

139 Audition de Jean-Claude Volot par le groupe de travail « modernisation de l’économie » du Sénat, 22 mai

rapport au jeu politique national. Elle n’est en outre pas connue pour avoir milité concrètement en faveur de la cause des femmes dans l’espace politique : à l’instar de Catherine Vautrin (ancienne directrice de la communication d’une société d’assurances américaine) ou encore Elizabeth Lamure et Laure de la Raudière, toutes deux cheffes d’entreprise, elle se place plutôt du côté de l’expérience entrepreneuriale sans chercher à valoriser son genre dans un cadre où cela ne pourrait pas directement servir leurs intérêts personnels. Odette Terrade, sénatrice du groupe communiste depuis 1997 et qui a accompagné la Délégation des droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes depuis 1999 (y tenant même à plusieurs reprises le poste de Vice- Présidente) ne met pas non plus d’enjeux féministes en avant, bien qu’elle ait été très active sur la question des femmes au cours de sa carrière sénatoriale (animant par exemple les travaux de la Délégation autour du rapport d’information sur les retraites en 2001 ou encore en 2010140). Il est possible que la configuration politique ait été si défavorable à l’opposition, qu’Odette Terrade renonce à critiquer la loi sur le plan du genre et à y intégrer des aménagements spécifiques. C’est Gérard Cornu, sénateur UMP sensible aux questions d’inégalités entre les hommes et les femmes (il est membre de la délégation associée depuis sa création en 1999), qui propose des aménagements relatifs au conjoint-collaborateur et notamment la suppression d’une double contribution à la formation professionnelle, un amendement technique et mineur qui sera adopté sans grand débat. Mais l’heure n’est toujours pas, dans cette législation relative à l’initiative économique individuelle et plus largement à la création d’entreprise, à la prise en compte des inégalités hommes/femmes et de leurs effets en la matière. Sa mise en place puis la nouvelle loi du 15 juin 2010 relative à l’entrepreneur individuel à responsabilité limitée ne contrebalancent pas le déni du genre qui transparaît tout au long des différentes législations et mesures en faveur du travail non-salarié.

* * *

Au terme de ce panorama législatif relatif à la création d’entreprise, plusieurs constatations peuvent être formulées : il est ainsi indéniable que les pouvoirs publics français se sont fortement saisis de la création d’entreprise, et plus fortement à mesure que la crise s’est installée dans le pays. Après des politiques pour l’emploi d’ordre passives, la France a peu à peu engagé des mesures plus actives de valorisation de l’activité et de retour à l’emploi, au sein desquelles les dispositifs d’aide à la création d’entreprise ont tenu une place grandissante. Ce mouvement s’inscrit parallèlement dans une même valorisation de l’entrepreneuriat au sein des organismes internationaux et notamment de l’Union Européenne. À travers cette prime laissée à l’initiative individuelle pour répondre à un problème collectif, celui du chômage, on identifie les traces du tournant néo-libéral, décrit par Bruno Jobert (1994) : les réformes de la création d’entreprise sont en effet portées par les gouvernements de

140 Informations disponibles sur le site du Sénat, et les informations disponibles à partir de la page d’Odette

gauche comme de droite qui ont été à cette époque influencés par des experts, en particuliers économiques, qui diffusent les solutions et les recettes dans les réseaux de la politique économique et monétaire dont les règles sont directement issues d’une doctrine économique progressivement dominante. Accélérées par les équipes communautaires, elles portent ainsi les marques d’un néo- libéralisme gestionnaire, visant la transformation sociale en s’appuyant sur un État plus régulateur que dirigiste. Cette tendance ne va faire que se renforcer dans les années suivantes. Les différentes lois promulguées ont cherché à favoriser l’initiative individuelle en simplifiant les démarches, mais aussi et peut être surtout, en favorisant les transitions professionnelles et en sécurisant le statut d’entrepreneur, « à mesure que les conditions d’emploi ordinaires des salariés se flexibilisaient sous le coup des gouvernements de droite et de gauche » (Darbus, 2008, p. 33).

On constate également que le créateur d’entreprise reste cet être considéré au neutre et sans doute au masculin neutre. Cette absence de considérations marquées du sexe et du genre peut être reliée à la forte présence des hommes au sein des indépendants, mais aussi au sein des personnalités qui ont porté les différents projets, tandis que les femmes qui sont apparues au fil de l’analyse n’ont pas fait de la cause des femmes un enjeu de ces différentes mesures. Les configurations politiques et l’effet finalement décevant du gender mainstreaming institué au niveau européen sont des facteurs déterminants de cette absence ; mais elle doit elle-même être reliée au fait que l’accès des femmes à l’initiative économique n’a alors pas été constitué en problème public. C’est ce qui est plus particulièrement abordé dans la partie suivante.

C. Un entrepreneuriat féminin pensé par et pour des

femmes-patrons

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J’ai montré dans la section précédente le déni du genre des différentes politiques d’activation dédiées à la création d’entreprise. Cette absence de la catégorie femmes dans l’élaboration des différentes politiques publiques liées à la création d’entreprise pourrait s’expliquer simplement : il n’existerait pas en France depuis les années 1970 d’acteurs et d’actrices susceptibles de porter cette cause dans le domaine public et de défendre des intérêts féministes dans l’élaboration de ces mesures. Ce qui expliquerait, au-delà de l’absence d’une mobilisation collective des Mompreneurs, leur difficulté à faire exister en tant que telle la cause de l’inventivité économique des mères.

141 Titre inspiré d’une phrase décrivant Armelle Carminati-Rabasse, Vice-présidente “Engagement et diversité”

d’Accenture France promue “Managing director human capital & diversity” du groupe international, dans le portrait dressé le 12/04/2007 par Gaël Tchakaloff dans le Nouvel économiste, disponible

http://www.lenouveleconomiste.fr/portrait-armelle-carminati-rabasse-10971/, page consultée le 09/10/14. La phrase en question est : « Elle réfléchit comme un patron avant de réagir comme une femme ».

Deux éléments permettent de battre cette hypothèse en brèche. D’une part, si le genre est absent des politiques publiques françaises en faveur de la création d’entreprise, il n’en reste pas moins qu’on a pu observer au cours de ces dernières années des actions en faveur de l’entrepreneuriat dit féminin : promouvoir la création d’entreprise chez les femmes est un air du temps, l’investissement de nombreuses écoles, en particulier de commerce, pour promouvoir cette orientation professionnelle auprès des étudiantes mais aussi la création en 1989 d’un fond de garantie dédié par l’État (le FGIF), la tenue en 2012 des États Généraux de l’entrepreneuriat féminin, ou encore la semaine de l’entrepreneuriat féminin inaugurée en 2013 et le lancement en août de la même année d’un plan en faveur de l’entrepreneuriat féminin... D’autre part, si de nombreux commentateurs estiment que les organisations qui regroupent des femmes cheffes d’entreprise se développent depuis le début des années 2000, ces derniers oublient que de nombreuses organisations ont été créées au début du XXème siècle : l’existence d’un espace de représentation des femmes dirigeantes (Rabier, 2013, p. 77) est ainsi ancienne, et souligne que des actrices susceptibles de porter la cause des femmes dans les politiques publiques existent, mais sont singulièrement restées muettes dans l’élaboration des politiques publiques en faveur de la création d’entreprise.

À la suite des travaux de Rabier sur les organisations de dirigeantes économiques, je propose d’éclairer les raisons qui motivent ce silence autour du travail démocratique lié à la création d’entreprise en France : le premier temps de ce mouvement rend compte de la façon dont la constitution même d’un espace de la cause des dirigeantes a pu, de façon paradoxale, limiter les mobilisations en faveur d’un plus grand accès des femmes, et encore plus des mères, aux responsabilités économiques. Sur cette base, le second temps qui conclut ce chapitre revient sur les raisons de l’émergence d’un entrepreneuriat féminin en France qui constitue davantage une opportunité pour les organismes liés à la création d’entreprise que pour les femmes dirigeantes elles- mêmes, mais sans doute pas pour le groupe des femmes lui-même.

1. La cause des dirigeantes économiques : une cause ancienne et

élitiste

À la suite des travaux de Rabier (2013), j’ai rapidement décrit plus haut142 l’espace de la cause des dirigeantes économiques pour montrer que cette cause ancienne s’est progressivement déportée d’une cause de sexe vers une cause de classe. Ce glissement a des incidences très concrètes sur la façon dont les entrepreneuses de cette cause entendent la défendre : en se désengageant de la cause féministe à partir des années 1970, les dirigeantes économiques vont principalement chercher à être reconnues en tant que patronnes et plus en tant que féministes :

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« On relève un glissement progressif, passant d’un « féminisme au gant de velours » revendiqué à un refus de l’étiquette, les identités de patronne et de féministe ne semblant plus être conciliables à partir des années 1970. » (ibid., p. 131).

Les organisations de dirigeantes se concentrent alors sur des sujets liés à leur catégorie et non plus à ceux concernant l’ensemble des femmes, ce qui est par ailleurs à relier au recrutement social très favorisé de ces femmes, « dominées des dominants » et « dominantes des dominées »143. Numériquement encore peu présentes dans l’espace patronal et peu représentées en son sein, les femmes dirigeantes économiques cherchent en premier lieu à assurer leur reconnaissance au sein de cet espace : cette mobilisation ciblée, dont je présente à la suite de Rabier les enjeux et argumentaires dans une première sous-section, induit une faible mobilisation en faveur d’un plus grand accès des femmes à l’indépendance. C’est ce qui est souligné dans la seconde sous-section consacrée au recrutement de ces femmes dirigeantes économiques.

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