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Un bain entrepreneurial soumis aux règles du genre ?

Préambule : des premiers travaux muets sur les caractéristiques sociologiques des Mompreneurs

B. Un bain entrepreneurial soumis aux règles du genre ?

Déjà dans les années 1970, Bourdieu décrit par touches l’indépendance à la française, principalement incarnée alors par les artisans et petits commerçants. Il y entrevoit une arrière-garde, « victime de ses propres privilèges », plus ou moins importants, et qui serait en cela capable d’une « auto- exploitation caractéristique de ces classes » (Bourdieu, 1979, p. 23). Décrits comme des « fractions déclinantes et menacées, portées à exprimer leurs dispositions régressives et répressives dans tous les domaines de la pratique » (ibid., p. 50) et ainsi portés par un « éthos du consciencieux » (ibid., p. 404), les artisans et petits commerçants sont tenus par la reproduction d’un relatif capital économique, s’opposant ainsi aux fractions les plus démunies économiquement (relativement), comme les professeurs au niveau supérieur ou les instituteurs de niveau moyen dont la reproduction dépend principalement du capital culturel (ibid., p. 129). Autre fraction de l’indépendance, les professions libérales disposent de hauts revenus et d’un haut niveau de diplôme. Plus souvent issues de la classe dominante, qu’elles contribuent à reproduire économiquement et culturellement, elles se distinguent des artisans et commerçants, l’indépendance ne constituant pas en cela une classe, ou, du moins, un ensemble homogène dans la distribution des capitaux disponibles.

Dix ans plus tard, la thèse de Nonna Mayer sur le vote de la « boutique » vient affiner le propos (Mayer, 1986). Si elle aussi range les indépendants parmi les petits bourgeois globalement en déclin, elle souligne que la catégorie conserve une certaine attractivité, notamment auprès « d’un petit salariat d’employés, d’ouvriers désireux de se mettre « à leur compte » et prêts à s’exploiter au maximum pour le rester » (ibid., p.11). Elle y relève elle aussi un ascétisme valorisant l’honnêteté, la simplicité, le travail et l’épargne, autant de vertus éloignées de la figure de l’entrepreneur schumpétérien en quête de rentabilité et de prise de risque. L’apport principal de la politiste réside dans son analyse de l’évolution du vote des artisans et commerçants : elle démontre en effet que ces derniers ne sont pas intrinsèquement réactionnaires, mais que, initialement proches des radicaux de gauche, ils ont fait évoluer leur vote face à des événements politiques et économiques, l’arrivée du Front Populaire au pouvoir en 1936 les tournant vers la droite. Alors que la catégorie est traversée jusqu’au milieu des années 1980 par différents clivages internes (taille de l’entreprise, type de société locale et position dans le champ afférent, ou encore le genre, les femmes petites commerçantes votant moins à droite), Mayer constate le paradoxe qui émerge des évolutions électorales de ces « petits bourgeois »:

« Ces évolutions historiques suggèrent que les choix politiques des petits commerçants français contemporains renvoient tout autant à leur position de classe « moyenne » et à ses

variations entre ces deux pôles qu’à la diversité des structures économiques locales, des traditions politiques et religieuses dans laquelle elle s’inscrit. Plus ils sont petits et plus ils devraient être à gauche, et plus ils sont gros et plus ils devraient être à droite, mais en réalité, ce sont ceux qui se sentent le plus menacés qui partiront à droite » (ibid., p. 122).

Dix ans plus tard, en analysant les différents votes intervenus jusqu’en 1997, elle démontre que le vote des indépendants s’est significativement ancré à droite, soutenant notamment l’initiative individuelle face à un État dont ils craignent les intrusions et un attachement plus fort à un certain autoritarisme. Elle prolonge ainsi, sans s’y attarder toutefois, l’idée d’une « culture » politique spécifique, entendue comme « les systèmes de représentations, de normes et de valeurs qui donnent sens à leur vote » (Mayer, 2000, p. 357). Toutefois, ces travaux datent face à un paysage politique qui s’est transformé au cours des quinze dernières années et font l’impasse sur ceux, et celles, qui ne sont ni grands patrons, ni artisans-commerçants. Considérant l’appartenance à l’indépendance comme une position fixe, ils sont également muets sur ceux et celles qui ont connu une transition, en devenant indépendant en cours de vie professionnelle. Il est aujourd’hui convenu de dire que si n’importe qui ne devient pas indépendant, cette sélection s’opère par la transmission d’un capital, qu’il s’agisse d’une entreprise en tant que telle ou plus largement d’un capital économique : Anne Lafferère dit ainsi « Tel fils, tel père (ou beau-père) pour 64 % des indépendants » (Laferrère, 1998, p. 14). La spécialiste des transmissions intergénérationnelles souligne également que l’activité des conjointes, car son analyse part du principe que l’indépendant est un homme en couple avec une femme, joue un rôle déterminant dans la possibilité de se mettre à son compte, en particulier si cette dernière est en mesure de mettre à disposition ses compétences pour l’activité. D’autres travaux soulignent que tout n’est pas uniquement une affaire de patrimoine économique et affinent notamment l’importance d’un « capital humain informel » (Laferrère, 1998, p. 19) : c’est également un « savoir-penser » qui est transmis (Colombier & Masclet, 2007), ou encore un statut et un ensemble de compétences qui sont transmises aux enfants des indépendants (Gollac, 2013). Ces dispositions existent-elles chez les Mompreneurs ? Comment prennent-elles forme ? En particulier, comment s’y imbriquent genre et statut d’emploi, dont il convient de rappeler que ce dernier est certes situé au temps de l’enquête du côté d’une activité indépendante dont les contours sont encore à dessiner, mais qui a été précédé d’une expérience salariale ? C’est à ces questions que je tente ici de répondre, en m’appuyant sur les données quantitatives enrichies par des éléments qualitatifs principalement tirés des entretiens et des observations plus ethnographiques, qu’elles soient offline ou online.

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