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RÉAPPROPRIATION DU TRAVAIL

La première partie de cette thèse a permis de mettre en lumière les éléments qui ont contribué à l’émergence des Mompreneurs en France à la fin des années 2000. D’emblée, la potentielle reconfiguration du genre de cette alliance inédite entre indépendance féminine et parentalité s’est trouvée minée : celui-ci paraît à ce stade davantage réaffirmé que subverti. L’examen de la construction de l’identité sociale du groupe, telle qu’elle a été portée par les entrepreneuses de la cause de l’inventivité économique des mères, et de l’image sociale de la catégorie, telle qu’elle a été déployée dans l’espace médiatique, diagnostique un succès décalé des intentions initiales de celles qui s’en sont faites les porte-parole en France : sous la volonté de promouvoir le potentiel économique des mères, les Mompreneurs semblent finalement prises dans une représentation sociale où elles sont assignées à une identité de genre qui les met à distance des responsabilités économiques, contribuant ainsi à un ordre social des sexes où les femmes restent infériorisées. Du côté des politiques publiques, l’enjeu d’un égal accès des femmes et des hommes à l’initiative économique a largement été laissé dans l’ombre. Si un mouvement de valorisation des femmes entrepreneures a pu émerger, il a davantage œuvré à offrir des opportunités institutionnelles qu’il n’a visé à faire avancer l’ensemble de la cause des femmes et leur accès plus large aux responsabilités économiques. In fine, promesse d’une subversion du genre, l’émergence du groupe social ne semble se faire qu’à travers une représentation sociale qui renforce les rapports sociaux de sexe, en réassignant les femmes à des initiatives économiques de petite envergure, pensées pour leur permettre une plus grande prise en charge des enfants. Cinq années après sa création, le groupe social semble avant tout investi par des femmes des classes moyennes supérieures et petites supérieures, plus riches en capital économique que culturel. Diplômées, bien installées en couple, perméables aux valeurs entrepreneuriales et acquises à la réalisation de soi par le travail, ces femmes à l’ancrage fragile dans le salariat et qui affichent une disponibilité temporelle forte pour leurs enfants, semblent percevoir à travers les Mompreneurs une identité porteuse pour articuler leurs engagements.

Si cette première partie a permis d’affirmer que les Mompreneurs ne sont pas des patronnes ou des dirigeantes d’activités économiques, leur profil est pourtant loin d’être lisse. Dans la lignée des travaux sur les indépendant.e.s (Barthez, 1982; Bourdieu & de Saint Martin, 1978; Granovetter, 2003; Joly, 2007; Pavis & Garcia-Parpet, 2007; Zalc, 2012; Zalio, 2007; Zarca, 1986), on retrouve en son sein même une relative hétérogénéité. Principalement mères et en couple, on trouve quelques célibataires chez les Mompreneurs tandis que quelques très rares n’ont pas d’enfants ; toutes ne relèvent pas des franges les plus favorisées, et toutes ne sont pas issues d’une lignée d’entrepreneurs ; leur âge diffère sensiblement (la dispersion allant de 25 à 65 ans), ainsi que leur parcours d’accès à la maternité, de sortie du salariat ou encore d’entrée dans l’indépendance. En outre, les éléments de positionnement ne permettent pas d’épuiser les ressorts de l’entrée de ces

femmes dans l’indépendance. Toutes les femmes, qui plus est mères, sorties du salariat ne se mettent pas à leur compte : certaines se replient sur le foyer (Maison, 2007; Méda, et al., 2003; Pailhé & Solaz, 2009), tandis que d’autres prennent un autre emploi salarié, régulièrement à temps partiel ou dégradé par rapport à leur position antérieure (Angeloff, 2000; Landour, 2011; Pailhé & Solaz, 2006). L’entrée dans l’indépendance des Mompreneurs tranchent ainsi singulièrement avec les parcours féminins traditionnellement observés, semblant proposer une autre articulation entre travail et famille, une autre économie des engagements féminins dans laquelle l’indépendance présente une attractivité inédite. L’enjeu est à présent d’en saisir les ressorts sociologiques, à travers les interrogations suivantes : comment l’indépendance se dessine-t-elle comme une alternative au retrait dans le foyer ou au maintien dans un poste salarié à temps partiel ? À quelles conditions, symboliques mais aussi pratiques, la création d’un auto-emploi se présente-t-il comme une alternative valable pour les femmes qui se disent Mompreneurs ? Cette entrée dans le non-salariat fait-elle l’objet d’arrangements spécifiques entre travail et famille ?

Après avoir envisagé la portée du groupe social des Mompreneurs sur un plan macro-sociologique, je propose dans cette deuxième partie de redescendre à un niveau plus meso et micro-sociologique, restituant plus particulièrement les parcours des femmes rencontrées. Les observations et entretiens constituent ainsi le cœur des analyses présentées ci-après, mon ambition de tenir ensemble la pluralité et la dynamique des engagements des Mompreneurs étant constante. Cette notion centrale d’engagement est étroitement liée à l’opérateur conceptuel que constitue le parcours : il s’agit en effet de rétablir, au-delà du seul étalon que serait le travail professionnel, la manière dont les individus, et plus particulièrement les femmes, arrangent, négocient et articulent l’ensemble des sphères dans lesquelles ils évoluent. Chacune de ces sphères est porteuse de contraintes, mais également de sens ; plus particulièrement centrées sur les sphères professionnelles et familiales, les Mompreneurs constituent un objet heuristique pour envisager ces bricolages à l’aune des ressources institutionnelles, organisationnelles ou biographiques dont ces femmes disposent.

Pour déployer cette sociologie de la gamme des engagements féminins, il m’a toutefois fallu opter pour une mise en musique susceptible d’en restituer la complexité sociologique sans étouffer la partition sous la richesse propre à chaque récit de vie. J’ai ainsi opérer des choix de restitution et d’écriture permettant une analyse fine qui ne noierait pas pour autant le lecteur dans le dédale des histoires individuelles (voir ENCADRÉ 12. POUR UNE SOCIOLOGIE DE PARCOURS DÉCLOISONNÉS). C’est autour de l’entrée dans l’indépendance que les Mompreneurs cherchent à se distinguer en tant que mères : ce sont donc les ressorts de ce passage du salariat à l’indépendance qui constituent la trame de cette deuxième partie. Et si la dynamique professionnelle en sert de fil rouge, elle est en permanence liée aux autres sphères d’inscription sociale, qu’elles soient conjugales et familiales, mais aussi institutionnelles ou encore organisationnelles.

ENCADRÉ 12. POUR UNE SOCIOLOGIE DE PARCOURS DÉCLOISONNÉS

Entre des analyses aujourd’hui trop déterministes pour saisir la déstandardisation du déroulement des existences et le récit de vie si particulier qu’il en perd sa portée universelle, la sociologie des parcours est un paradigme depuis longtemps en expansion, qui se déploie de façon multiple et parfois contradictoire193. À plusieurs titres, il offre une réponse heuristique à la recherche que j’entends mener ici sur les engagements féminins, à partir du cas des Mompreneurs. Sur un plan théorique d’abord, son ambition est de saisir la vie humaine dans sa totalité, à la fois temporelle (on ne se centre pas uniquement sur des classes d’âge ou des temps de la vie) et thématique (on ne considère pas uniquement le travail, la famille, l’engagement politique...) : dans un contexte d’individuation, où les individus sont sommés de trouver les voies (et les moyens) de se réaliser dans un cadre plus flexible, l’analyse du parcours de vie permet d’envisager l’ensemble des éléments qui participent de la construction sociale du Soi tout en prenant en compte les variations, plus ou moins prévisibles, de cet exercice de co-production continue entre l’individu et son environnement. S’il s’agit de partir du sens donné par l’individu lui-même (Glaser & Strauss, 1967), l’enjeu est toutefois de restituer les logiques toujours collectives qui prévalent dans la manière dont chacun entend se constituer en individu. Ces parcours, qui embrassent la vie entière, sont jalonnés de seuils, plus ou moins visibles, conscrits et ritualisés (Hugues, 1971 [1950]) et de bifurcations (Bessin, et al., 2010) qui peuvent apparaître au sein d’un même cycle du parcours. En mathématiques, une bifurcation est définie comme le passage d’un état qualitatif à un autre, la stabilité de ces différents états pouvant être plus ou moins grande. Ce passage est provoqué par une collision d’objets, cette collision générant une transformation des états, plus ou moins importante selon la force et la durée de la confrontation, dont le résultat est lié aux dynamiques adaptatives mobilisées pour faire face à cette collision et ses conséquences. Les sciences sociales se sont récemment attachées à l’étude des bifurcations, entendues comme « des configurations dans lesquelles des événements contingents, des perturbations légères peuvent être la source de réorientations importantes dans les trajectoires individuelles ou les processus collectifs » (Bessin, et al., 2010, p. 9). Au sein de l’analyse des parcours, l’analyse d’une ou des bifurcations qui peuvent jalonner une existence constituent des saillances particulièrement utiles pour comprendre comment les individus combinent leur pouvoir d’agir et leur vouloir agir face à certaines expériences-épreuves (Zimmermann, 2011)194. Ces moments, plus ou moins attendus, subis ou anticipés, occasionnent des recompositions des rapports sociaux, au sein desquelles de multiples facteurs, institutionnels, organisationnels ou encore biographiques jouent de façon plus ou moins flexible et plus ou moins déterminé. Les Mompreneurs, en quittant le salariat pour créer une activité indépendante, semble présenter les atours d’une bifurcation d’autant plus inattendue qu’elle combine une transition statutaire professionnelle (le passage du salariat ou non-salariat) et familiale (par la mobilisation de la maternité).

Toutefois, le cadre conceptuel des parcours et des bifurcations est encore peu stabilisé, la diversité des objets démultipliant les terminologies méthodologiques et plus largement les options théoriques (Denave, 2015; Fillieule, 2005; Hugues, 1971 [1950]; Martucelli, 2006; Negroni, 2007). À ce titre, l’ouvrage dirigé par Marc Bessin, Claire Bidart et Michel Grossetti constitue une invitation à s’intéresser de près aux irrégularités apparentes des trajectoires et regroupe une part importante des diverses approches qui s’y intéressent dans la recherche contemporaine en sciences sociales. En m’inscrivant dans ce champ encore en construction, j’y ai puisé des inspirations complétées par le recours à d’autres partis pris. J’ai opté pour une démarche méthodologique d’abord, celle du séquençage des parcours, qui n’est en cela pas tellement éloignée de la procédure d’analyse des entretiens développée par Didier Demazière et Claude Dubar (1997). En associant les discours à des variables plus tangibles, s’écrivent le rythme et la mesure des cas individuels, et les régularités cachées sous le foisonnement des récits. Pour reprendre Abbott, cette méthode permet de combiner le caractère structural des turning-points aux expériences individuelles que les individus en ont (Abbott, 2001, p. 248). Il s’agit ainsi de dévoiler les moments qui constituent un turning-point objectif (un licenciement subi par exemple) à un autre qui est investi de façon plus subjective (une grossesse sans complication par exemple) ; de tisser les éléments qui constituent une phase de latence (Fuchs-Ebaugh, 1988) propice à la bifurcation et/ou les ressources qui en rendent possibles l’exécution.

193 Je renvoie ici à l’article de synthèse de Bessin (2009), mais plus largement aux différents travaux du RT22 de

l’association française de sociologie.

194

Je renvoie ici au cadre théorique déployé par Bénédicte Zimmermann (2011). La manière dont elle y dresse des portraits analysés à la croisée de plusieurs niveaux d’inscription sociale a initié la manière dont j’entends rendre compte des parcours tout au long de cette thèse.

En ce sens, cette orientation d’analyse permet de temporaliser des discours qui tendent à sacraliser un événement pour expliquer un changement : l’événement devient événement parce qu’il est le produit d’un contexte historique, social, économique, biographique... donné (Leclerc-Olive, 2009). S’il est particulièrement efficace d’un point de vue rhétorique de faire d’un licenciement ou, plus particulièrement d’une grossesse chez les Mompreneurs, un déclencheur de changement, faire surgir les séquences qui l’encadrent éclaire de façon plus fine la dynamique sociologique des parcours. Prendre en compte une grande variété de ressources, individuelles, relationnelles, organisationnelles ou institutionnelles permet en outre de dépasser les catégories statistiques trop rigides ou imprécises (Bidart, 2010) pour mieux comprendre ce qui porte une trajectoire apparemment improbable, comme la création d’une entreprise par une jeune mère, ou un regroupement étonnant, comme celui de femmes qui ne partagent pas de statuts ou de métiers communs.

Restituer cette sociologie des parcours participe pleinement de la manière dont on l’analyse. Entre une présentation thématisée et le déroulé de parcours singuliers, j’ai fait le choix de mobiliser les cas qui illustrent particulièrement le point analysé194. Ainsi, sans basculer dans un portrait particulièrement fin (Lahire, 2002; Debest, 2012) ou un éparpillement des parcours au fil de l’analyse (Negroni, 2007; Denave, 2015), j’ai choisi de progresser de manière thématique mais en restituant pour chaque thème un ou plusieurs parcours. C’est ainsi en s’attardant sur, voire en confrontant, plusieurs cas au gré des sections qui égrènent ces différents chapitres que j’espère à la fois rendre compte de la dimension sociologique du singulier, et plus profondément, du caractère éminemment collectif de l’individu contemporain.

Cette partie s’articule ainsi autour de trois chapitres, chacun d’entre eux visant à éclairer les étapes de la transition professionnelle des Mompreneurs du salariat vers l’indépendance. Le premier chapitre s’interroge ainsi sur les motifs de désengagement du salariat : outre la discussion du choix effectif que constituerait cette transition, l’enjeu y est également de s’interroger sur le rôle de l’engagement parental dans le processus qui a conduit les Mompreneurs à sortir du salariat. Ces jalons sont indispensables à la compréhension du réengagement dans le travail qui s’opère chez les Mompreneurs par la création d’une activité indépendante principalement installée au domicile. Le chapitre cinq rend ainsi plus particulièrement compte de la manière dont l’exercice d’une activité indépendante constitue une reconversion professionnelle et familiale pour ces femmes. Le chapitre six s’enquiert quant à lui des différents éléments, notamment familiaux, qui ont accompagné la création d’activité et qui font de l’indépendance des Mompreneurs un engagement professionnel collectif.

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