• Aucun résultat trouvé

Une cause affichée: retourner le stigmate de la maternité

En recourant au terme de « Mompreneur » pour dénommer leurs collectifs respectifs, Constanza* et Fénié*, et les femmes qui s’adjoindront à elles, semblent affirmer une identité sociale spécifique au sein de l’espace de la cause des dirigeantes dans lequel elles s’insèrent. L’article du Nouvel

Observateur qui présente pour la première fois la catégorie empirique s’ouvre d’ailleurs ainsi :

77

Elle travaille en effet d’abord en parallèle de son activité salariée, puis prend un congé pour création d’entreprise.

78

« Céline Fénié* a monté sa boîte il y a un an : «Au retour de mon second congé maternité -

j'étais en charge du merchandising d'un site d'e-commerce - mon employeur m'a fait comprendre que je n'évoluerais plus.» »79.

Comme d’autres femmes du même collectif80, Céline Fénié* confirme cette présentation lors de notre entretien en janvier 2013 : à la naissance de son deuxième enfant, qu’elle a relativement jeune pour une cadre (elle a ainsi le premier à 25 ans, le deuxième à 28 (Davie, 2012)), elle se sent « mise à

la trappe », résumant ainsi sa situation : « j’avais perdu mon statut de sujet prometteur, j’avais fait des enfants ». Elle passe alors à temps partiel et ne peut plus assumer les contraintes du

« présentéisme » inhérentes à qui veut progresser dans son entreprise. Ses limites temporelles sont d’autant plus fortes qu’elle me dit être responsable de la sortie de la crèche, son lieu de travail se trouvant plus à proximité que celui de son conjoint. Elle me dit avoir alors pris conscience que pour progresser, elle doit renoncer à ses enfants :

« C’est soit tu as un travail alimentaire, soit tu fais un job avec des responsabilités plus

importantes, mais tu as des horaires de travail en conséquence, donc moi, c’est vrai que j’ai l’impression que c’est soit l’un soit l’autre ».

Son enjeu est alors clair : elle cherche à maintenir « une vie professionnelle épanouissante, sans

laisser ses enfants au bord de la route ». Elle insiste d’ailleurs sur le fait qu’elle a aujourd’hui dans son

entreprise « un vrai travail », qu’elle ne va « jamais chercher [ses] enfants à 16h30 à l’école, sauf le

vendredi » et qu’ « ils vont à la cantine »81. Dans ses propos, c’est le professionnel qui prend le pas sur ses enfants, ce qu’elle me signifie clairement à plusieurs reprises au cours de l’entretien :

« J’ai pas du tout eu l’idée pendant la grossesse et donc c’est vrai que pour moi, la partie

grossesse a été vraiment à part, donc je l’ai fait plus pour moi que pour mes enfants ».

Diplômée d’une école de commerce de second rang, issue d’une lignée d’indépendants, occupant une fonction « porteuse » et ayant repéré une niche à travers son expérience de mère, elle « mature

tout ça en même temps » et finit par envisager comme autre voie celle de « créer un e-commerce avec les produits étrangers qui n’étaient pas disponibles en France ». Suite à cette période de

gestation, qui ne coïncide pas avec la période de sa grossesse, elle monte son projet le soir après le travail, puis prend un congé pour création d’entreprise afin d’accélérer le lancement tout en rassurant son entourage. Elle ne m’en dit pas plus, manifestant même une certaine irritation lorsque

79

« Mères au foyer … et entrepreneurs », Le Nouvel Observateur, 8-15 octobre 2008, pp. 102-103

80 Je pense notamment à Christelle, que je présenterai dans le chapitre IV, mais aussi à Nathalie, dont il sera

question dans le chapitre V, de Vanessa et Valérie qui seront présentées dans le chapitre VII ou encore de Dominique (chapitre IX). Participant à la formalisation du collectif de Fénié*, ces femmes éloignées de la bourgeoisie économique et qui occupent des positions éparses au sein des classes moyennes font partie des autres entrepreneuses de la cause des Mompreneurs.

81

Ce qui est toutefois un peu moins net dans la réalité : dans le détail, « le soir c’est hyper fluctuant, par exemple le lundi soir on a une baby-sitter, le mardi, c’est moi qui les récupère, mais à 5h, le jeudi avant c’était lui, maintenant, c’est de nouveau moi mais à 6h et le mercredi, je les récupère, mais à 4h et demi ».

je lui demande comment elle a négocié avec son conjoint le financement de ce congé82. Il semble ainsi que Fénié* ait avant tout été animée par la volonté de maintenir son ambition professionnelle, qui n’était pas de rester une simple exécutante au sein d’une entreprise. Son témoignage insiste sur sa volonté de prouver sa valeur professionnelle, tout en étant mère, et ce de façon précoce pour son niveau de qualifications : c’est d’ailleurs sans doute pour ces raisons qu’elle se montre réticente à répondre à toutes les questions relatives à sa vie privée, aux négociations avec son conjoint ou encore sur la vision qu’a son entourage de son activité.

Ce souci d’afficher son potentiel professionnel malgré sa maternité est partagé par Anne-Laure Constanza*, et à l’époque, Frédérique Clavel* et les autres représentantes de l’incubateur Paris Pionnières qui a été fortement associé au mouvement des Mompreneurs à ses débuts83. C’est ce que dit Frédérique Clavel* dans l’article inaugural du Nouvel Observateur :

«Les femmes enceintes et les jeunes mamans ont une énergie incroyable, qui vient en partie de leur volonté de prouver que ce n'est pas un handicap - contrairement à ce que croient les employeurs !».

Il m’a été difficile d’aiguiller l’entretien avec Constanza* et de faire émerger son cheminement vers la création d’entreprise ou encore les différents capitaux qu’elle a sollicités pour créer son activité. J’apprends en revanche que c’est lors d’un voyage aux États-Unis, alors qu’elle vient de créer son activité, qu’elle serait « tombée » sur les Mompreneurs et qu’elle envisage alors d’importer le néologisme en France :

« J’avais participé à un salon à Las Vegas, où en fait la plupart des exposants étaient des exposantes, c’était des jeunes mamans et je me suis dit : « Mais c’est dingue ! », alors qu’en France quand vous avez un salon de la puériculture, c’est souvent tenu par des hommes et donc j’ai commencé à parler avec ces femmes et l’association des Mompreneurs avait un stand là bas, donc j’ai commencé à discuter avec elle, j’ai pris contact et je suis d’ailleurs toujours en contact avec l’ancienne présidente canadienne des Mompreneurs et puis voilà l’idée je me suis dit, « Tiens ça serait sympa de faire ça en France » ».

Elle a toutefois d’emblée, me dit-elle, l’idée de transformer le contenu de la mise en identité américaine : elle estime en effet que ce phénomène est lié aux États-Unis à la faible activité professionnelle des femmes, « qui avaient pas nécessairement besoin de travailler, mais qui voulaient

s’occuper ». Elle souhaite de son côté valoriser la présence de celles qui font le pari de

l’indépendance au moment où elles ont des enfants, et qui sont relativement nombreuses dans son entourage en 2006 quand elle se lance de son côté :

82

D’une durée d’un an, renouvelable une fois, le congé pour création d’entreprise n’est pas rémunéré (voir

http://vosdroits.service-public.fr/particuliers/F2382.xhtml, page consultée le 22/12/14).

83

Ce lien est dû au fait qu’Anne-Laure Constanza* a fait partie des premières femmes soutenues par l’incubateur. Il est ainsi régulièrement associé à Anne-Laure Constanza* et présent dans les différentes parutions qui la concernent, l’image des Mompreneurs servant aussi les intérêts et la publicité de Paris Pionnières.

« Quand on est enceinte, on a en général la trentaine, ou en tout cas la petite trentaine, et c’est un moment dans la vie d’une femme souvent de grands chamboulements, on se pose plein de questions sur l’avenir, après une première expérience professionnelle, (…) et puis l’arrivée d’un enfant c’est aussi un grand chamboulement, on peut se poser des questions et parfois aussi l’employeur, vous avez le sentiment qu’il va vous mettre au placard, mais ça aussi c’est une fausse bonne raison ».

Elle insiste de son côté sur le fait que l’idée d’une meilleure conciliation grâce à l’indépendance n’a jamais fait partie des intentions qu’elle a souhaité mettre en avant chez les Mompreneurs. Elle le martèle tout au long de notre échange :

« Pour moi si vous voulez, c’est déjà un postulat qui est aberrant (…), non, on ne crée pas une

boîte pour mieux concilier sa vie professionnelle, non, on crée une boîte parce que l’on a une vraie conviction, parce qu’il y a un marché et on crée pas une société, pour dire que, enfin pour dire que l’on va avoir plus de temps, déjà c’est pas possible ».

Relativement isolée lors de sa création et se sentant peu prise au sérieux en tant que femme enceinte qui décide de se lancer dans les vêtements de grossesse (« on est dans le cliché pas

possible »), elle souhaite mettre en avant les femmes qui créent. Son objectif est ainsi de les dé-

stigmatiser et de faire reconnaître leurs « convictions », « compétences » et « connaissances des

marchés » visés.

C’est ainsi plus qu’une étiquette distinctive au sein d’un espace déjà foisonnant que Constanza* et Fénié* semblent vouloir défendre. En mettant en avant leur situation familiale tout en valorisant leur prise de responsabilités économiques, il me semble que celles qui se font les porte-parole des Mompreneurs cherchent à retourner le stigmate (Goffman, 1975 [1963]) de la maternité dans leur volonté de se faire reconnaître comme cheffes d’entreprise. La cause originelle des Mompreneurs, qui les distingue au sein des collectifs de femmes dirigeantes, resserrent ainsi la cause de l’espace : il ne s’agit pas de faire valoir les compétences économiques des femmes en général, mais plutôt celles des mères en particulier. Les sites Internet des collectifs de Mompreneurs, représentatifs de l’identité que ces femmes entendent se donner et de la cause qu’elles cherchent à défendre, font largement valoir cette valorisation économiciste d’attributs essentialisés chez les femmes : tout en insistant sur les notions de choix, de liberté et « la nécessité vitale d'exercer un travail qui a du

sens »84, l’un des sites présente les Mompreneurs comme portées par « le besoin de se sentir utile à

la société » et tournées vers le « développement économique et humain : l’adaptabilité, l’évolutivité, l’altérité et la proximité ». Sur l’autre site Internet est valorisée la « différence des mères » et plus

particulièrement le fait que « les mères ont bien souvent conscience des besoins », ce qui permet d’identifier de nouvelles idées et de nouveaux marchés, tandis que la création d’entreprise est pour elles attractive car elle permet de prendre « la responsabilité de leur vie professionnelle » tout en bénéficiant de « liberté et de souplesse d’aménagement de leur emploi du temps ».

84

À travers ces textes, elles combinent ainsi les traits de l’entrepreneur individualisé de Schumpeter (1999 [1911]), sa capacité d’adaptation, d’innovation et sa quête de succès, avec une éthique du

Care, tournée vers le souci des autres et construite comme féminine (Gilligan, 2008 [1982]). De plus

est mis en avant un « état d'esprit » spécifique, celui de ne pas choisir entre « élever ses enfants et

réussir en affaires ». Si les Mompreneurs apparaissent en tant que telles dans l’espace de la cause

des femmes dirigeantes, c’est parce qu’elles entendent défendre une cause spécifique, celle de l’inventivité économique des mères : elles déploient une identité sociale distincte qui leur paraît susceptible de retourner le stigmate d’une maternité qui empêche la prise de responsabilités des femmes dans le monde du travail, puis des affaires. On peut donc faire de celles qui se sont faites les porte-parole de cette identité, en fondant des collectifs dédiés puis en les représentant principalement, des entrepreneuses de la cause des Mompreneurs. J’ai toutefois souligné un peu plus haut les propriétés sociales différenciées des deux fondatrices, l’une relevant d’une bourgeoisie économique riche en capitaux tandis que l’autre appartient plutôt aux strates favorisées des classes moyennes. Ce positionnement social hétérogène annonce une hétérogénéité des ressources : cela a- t-il des effets sur l’unicité de la cause défendue ? Sont-elles parvenues à une action collective commune ? Ce sont les conséquences de cette hétérogénéité sur le processus de construction de l’identité propre aux Mompreneurs qui vont être à présent examinées.

Documents relatifs