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Des inégalités professionnelles facteurs d’inégalités de longue durée

Le salaire des femmes est soumis à un premier phénomène structurel étroitement lié à la double ségrégation rappelée plus haut : comme les tableaux présentés ci-dessus le montrent, elles n’occupent pas les mêmes emplois, dans les mêmes secteurs et au même statut (la présence des femmes dans les trois fonctions publiques se montant en 2010 à 60 %115). En occupant plus fortement des emplois moins bien positionnés dans des secteurs moins rémunérateurs, les femmes obtiennent mécaniquement des rémunérations moindres : en moyenne les femmes perçoivent un salaire mensuel de 20 % à 27 % inférieur à celui des hommes selon la classe d’âge considérée (Curraize & Hugounenq, 2004), les écarts pouvant varier selon les indicateurs et les univers étudiés (Meurs & Ponthieux, 2006). Le temps partiel vient alourdir les inégalités salariales : « En 1997, pour l’ensemble des salariés (temps partiel inclus), l’écart salarial estimé est de 27 % en faveur des hommes » (Meurs & Ponthieux, 2000, p. 135).

Toutefois, Dominique Meurs et Sophie Ponthieux vont plus loin dans leur analyse du temps partiel : celui-ci ne contribue qu’aux deux cinquièmes de cet écart. Outre des effets de structures et de réduction du temps de travail, elles identifient à travers leurs calculs une part non inexpliquée de l’écart salarial entre hommes et femmes, variant d’un cinquième pour les femmes à temps partiel à la moitié pour celles à temps complet. Ces analyses ont permis ainsi de révéler les effets des discriminations que subissent les femmes sur le marché du travail et qui sont alimentés par la conjonction de plusieurs facteurs : des historiennes ont d’abord montré la déconsidération des compétences dites féminines qui, perçues comme naturelles, perdent de leur valeur (Downs, 2002). Ensuite, considérée comme un salaire d’appoint, qui ne contribuerait que de façon subsidiaire aux revenus du ménage, la rémunération des femmes est d’emblée dévaluée par rapport à celle des hommes (discours qui sera notamment très présent dans les organisations syndicales (Silvera, 2014)). Enfin, toujours assignée aux responsabilités familiales, une femme est d’emblée perçue, qu’elle soit d’ailleurs mère ou pas, comme un agent à risques pour un employeur116 : crainte d’une grossesse et d’un congé maternité, crainte des absences liées aux enfants, craintes d’horaires limités pour

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Source : SIASP pour la fonction publique, Enquête emploi pour le secteur privé, Insee. Traitement DGAFP, département des études et des statistiques, http://www.data.gouv.fr/dataset/repartition-des-agents-de-la-fonction-

publique-par-sexe-et-par-agepage consultée le 11/09/14.

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Je reprends ici la formule de Brigitte Grésy, dans une interview donnée au Journal 20 Minutes le 8 mars 2012, disponible ici http://www.20minutes.fr/economie/894217-20120308-pour-employeurs-femmes-agents- risque.

prendre en charge les enfants… Si l’effet des enfants sur les salaires féminins reste complexe (Meurs, et al., 2010), il est toutefois inscrit au cœur des mécanismes contribuant aux inégalités entre les hommes et les femmes.

Longtemps invisible, la question des retraites est davantage étudiée117 — bien qu’encore insuffisamment au regard des enjeux soulevés (Bac & Bonnet, 2012) — depuis le début des années 2000 et les débats grandissants sur l’égalité professionnelle. Ainsi le genre du marché du travail et ses effets sur le salaire et les trajectoires professionnelles des femmes maintiennent les inégalités concernant la retraite, a fortiori si les femmes ne bénéficient plus de la protection — relative — du couple. Les différentes politiques publiques ont tenté de résorber ces inégalités en intégrant les droits familiaux et ainsi favoriser une redistribution économique vers les mères de famille, suscitant toutefois des effets mitigés sur le montant des pensions et des débats importants sur cette question, au nom de l’équité. En raisonnant sur la base du régime général (hors pensions des régimes complémentaires et celles des autres régimes de base pour les retraités polypensionnés, qui tendent à creuser encore les écarts) et les flux d’entrée de 2009, Catherine Bac et Christophe Albert constatent un écart de 23,5 % entre les pensions des femmes et des hommes, soit une pension moyenne mensuelle de 540 euros contre 706 euros pour les hommes (Bac & Albert, 2012).

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Au terme de ce panorama, il apparaît que le terme de miracle volontiers utilisé pour décrire l’activité et la fécondité des Françaises est exagéré, voire relève davantage d’un mirage. S’il est indéniable que les pouvoirs publics ont cherché à accompagner les engagements professionnels et familiaux des femmes, ils les ont toutefois soutenues de façon ambivalente, révélant une difficulté persistante à penser la place des femmes dans la société. Sous le modèle de l’universalisme républicain et du principe d’égalité professionnelle, promue de façon croissante par les institutions internationales et européennes (Lépinard, 2007, pp. 29-76), les femmes françaises restent prises dans des rapports sociaux de sexe qui les maintiennent dans la position d’un groupe encore largement infériorisé dans le monde du travail. Les injonctions fortes quant à leur rôle au sein de la famille ne semblent en outre pas favorables à la prise de responsabilités professionnelles et économiques telle que celle induite par la création d’entreprise. L’entrepreneuriat a pourtant été fortement valorisé ces dernières années ; l’émergence d’un « entrepreneuriat féminin » est également remarquable sur la période la plus récente. Cette valorisation de l’initiative économique individuelle a-t-elle fait bouger les lignes quant à la place des femmes sur le marché du travail ? Qui en sont les acteurs.trices ? Cela

117 La revue Retraite et sociétés a consacré quatre numéros à la question (le n 13 en 1996, le n 32 en 2000, le

a-t-il pu contribuer à l’émergence de la cause des Mompreneurs ? C’est ce que je propose d’investiguer dans le deuxième mouvement de ce deuxième chapitre, qui s’interroge sur le cadre institutionnel lié à la création d’entreprise, à son éventuelle prise en compte de l’égalité professionnelle ou sa volonté d’y favoriser les femmes, et peut être les mères.

B. Un auto-emploi pensé au neutre

« Flexibilité, indépendance, création d’entreprise, start up, les petits patrons sont revenus à la mode », dit Claire Zalc dans l’un des articles qui compose le dossier de la revue Vingtième Siècle portant sur les patrons et le patronat au 20ème siècle (Zalc, 2012, p. 53). Pour comprendre cette mode, et la façon dont elle a contribué — ou non — à l’émergence des Mompreneurs en France, il convient de la replacer dans le cadre de politiques publiques qui ont cherché à développer la création d’entreprise en France à la période contemporaine. Après une période de forte croissance économique, les deux chocs pétroliers des années 1970 viennent bousculer la conception des politiques publiques et notamment celles de l’emploi, tandis que d’autres acteurs, internationaux, entrent dans le champ de leur conception : il s’agit alors, pour Jacques Freyssinet,

« d’une part, de favoriser la création d’emploi sous contrainte de compétitivité dans un contexte de libéralisation et de mondialisation des marchés, d’autre part, de gérer d’une manière socialement tolérable une population considérable et hétérogène de demandeurs d’emploi » (Freyssinet, 2006, p. 29).

L’irruption du chômage de masse vient en effet bouleverser le modèle social français, où la solidarité familiale et le salariat sont les principaux vecteurs de droits sociaux. Trois chercheures se sont penchées sur la question de l’action publique et de la création d’entreprise : Anne-Lise Aucouturier en menant une recherche en sciences économiques sur l’aide aux chômeurs créateurs d’entreprise (ACCRE) (Aucouturier, 1998), Fanny Darbus à travers une thèse de sociologie sur l’économie sociale et solidaire (Darbus, 2009) et Sarah Abdelnour dans celle qu’elle a consacrée au régime de l’auto- entrepreneur (Abdelnour, 2012). En partant de la triple création en 1979 de l’ACCRE, de l’Agence Nationale pour la Création d’Entreprise (ANCE, future APCE en 1996) et des Centre de Formalités pour les Entreprises (CFE), elles présentent l’inauguration de la volonté des pouvoirs publics de dynamiser l’emploi et la croissance par l’emploi non salarié. A l’autre extrémité de l’échelle considérée, la loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008 inaugure le régime de l’auto- entrepreneur et qui clôture la séquence chez Abdelnour. Cette loi a été complétée par la loi relative à l’entrepreneur à responsabilité limitée du 15 juin 2010. D’autres annonces ont depuis tenté de réformer ce régime, mais sans constituer d’évolutions majeures, malgré l’alternance de mai 2012118.

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L’intention de cette partie n’est pas de paraphraser les travaux antérieurement conduits sur la législation en faveur de la création d’entreprise, notamment car elle ne constitue pas le cœur de mon intention de recherche. Toutefois, j’ai relevé dans le premier chapitre que l’arrivée des Mompreneurs en France et leur couverture médiatique ont bénéficié d’un contexte institutionnel favorable, soutenant l’initiative économique individuelle. Si j’ai démontré les limites de la cause des Mompreneurs propres à la façon dont ses entrepreneuses ne se sont pas conjointement mobilisées, j’ai également souligné que pour comprendre pleinement ces limites, il est indispensable de revenir sur le contexte institutionnel et politique et les opportunités ou obstacles qu’il a pu produire.

L’hypothèse que je cherche ici à éprouver part d’un étonnement suscité en particulier par la lecture des travaux de Darbus et d’Abdelnour : s’il m’a semblé que la cause des Mompreneurs avait d’autant moins de chance de se transformer en mobilisation qu’elle n’était pas reconnue en tant que problème public, c’est d’abord parce que les travaux des deux chercheures font l’impasse sur le rôle des institutions internationales, et des institutions européennes, comme impulsion aux politiques publiques nationales. Ils en éludent également la dimension genrée. Cet étonnement a été d’autant plus grand que, par ailleurs, l’entrepreneuriat dit féminin a fortement été mis en avant dans la communication publique des dernières années, à la suite des nouvelles lois liées à la création d’entreprise ; en outre, des travaux de politistes féministes ont souligné le rôle des institutions internationales dans la prise en compte de la cible « femmes » dans les politiques publiques.

Pour mettre à l’épreuve cet étonnement initial et l’hypothèse qu’il a suscité, je reviens ainsi dans ce deuxième mouvement sur les principales mesures prises en faveur de la création d’entreprise : après un rapide exposé de celles instituées entre 1979 et la fin des années 1990, je m’arrête plus particulièrement sur celles intervenues après la loi sur la parité en politique du 10 juillet 2000119. En me centrant sur le contenu des différentes lois, mais aussi sur les acteurs et actrices qui les ont portées120, il s’agit de montrer dans quelle mesure elles (ne) prennent (pas) en compte les inégalités entre hommes et femmes. Je m’attarde dans une dernière section sur la loi de modernisation de l’économie de 2008 qui institue le régime de l’auto-entrepreneur: les Mompreneurs y ayant fortement recours, il paraît déterminant d’évaluer dans quelle mesure il a été pensé pour développer l’auto-emploi des mères.

119 D’autres lois en faveur des droits des femmes sont intervenues avant celle de la parité. Toutefois, celle-ci et

les débats que sa promulgation a suscité en amont, ont constitué une étape majeure, et reconfigurante, de la lutte pour le droit des femmes en France. Dans la lignée des travaux d’Éléonore Lépinard (2007), j’estime également qu’elle a initié une reformulation en profondeur de la question des inégalités hommes/femmes et de l’accès de ces dernières aux sphères du pouvoir qui n’est pas neutre dans la manière dont la catégorie « entrepreneuriat féminin » a émergé en France (j’y reviens dans le dernier temps du chapitre).

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Les Politiques Féministes Comparées ont notamment mis en lumière qu’il ne faut pas prendre uniquement en compte les positions des élues femmes, mais aussi les apports féministes qui peuvent avoir été portés par des hommes et parfois par d’autres agents de la représentation (Mazur, 2009, p. 332).

1. Activer un chômeur asexué à travers la création d’entreprise

Initiées à la fin des années 1970, les politiques dites actives sont venues réformer massivement les politiques d’emploi à partir des années 1990 : il s’agit de les rendre plus propices à la recherche d’emploi, en s’appuyant d’une part sur la baisse du coût de l’assurance-chômage et d’autre part sur des dispositifs d’aide à la reprise d’emploi pour les chômeurs (Erhel, 2010, p. 5). Comme l’ont déjà montré les travaux précédents, les premières mesures en faveur de la création d’entreprise répondent parfaitement à cette assertion. Pour évaluer si la cause de l’inventivité économique des mères a pu bénéficier d’un soutien politique et/ou institutionnel, mon propos est de revenir dans un premier mouvement qui s’étire de la fin des années 1970 au milieu des années 2000 sur les différentes mesures qui ont jalonné la promotion de la création d’entreprise en France et sur la façon dont elles se sont saisies ou non des inégalités hommes/femmes. Ces mesures sont ensuite mises en regard avec les modulations de la prise en compte du genre dans les politiques développées au niveau international et européen : nous verrons si ces modulations ont alors eu un écho sur la législation française en matière de soutien à l’auto-emploi.

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