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Une fenêtre pour s’implanter dans le champ politique ?

On l’a vu tout au long de ce chapitre, l’intégration des femmes dans l’univers de l’indépendance est un enjeu secondaire des politiques publiques et des dirigeantes économiques elles-mêmes. Sa valorisation récente témoigne davantage de mesures de rattrapage à un niveau meso liées aux impératifs du gender mainstreaming que d’une volonté intrinsèquement féministe de favoriser l’accès des femmes à la création d’entreprise et plus largement à l’initiative économique individuelle. Les organisations de dirigeantes et/ou d’accompagnement à la création d’entreprise, attirées par les aides financières proposées se sont toutefois emparées du sujet, de façon relativement récente et plus cosmétique que réellement structurelle. Restent-elles pour autant uniquement portées par des objectifs financiers et utilitaristes ? Il s’agit ainsi d’évaluer à présent dans quelle mesure cette opportunité produite par le développement des efforts en faveur de la création d’entreprise peut constituer pour les représentantes institutionnelles que j’ai pu rencontrer une conjoncture propice à une éventuelle mobilisation politique plus importante en faveur de la cause de l’initiative économique des femmes, et parmi elles, des mères.

Les différentes représentantes des organisations de femmes cheffes d’entreprise interrogées au cours de mon enquête ont révélé une faible structuration de ces organisations pour agir au niveau politique, liée notamment à la récence de l’intérêt pour le sujet (comme me l’ont notamment glissé Stéphanie Peter* ou encore Corinne Hirsch*). La dirigeante d’Action’elles, Cécile Barry*, m’explique ainsi au cours de notre entretien que la structuration d’une alliance de femmes cheffes d’entreprise, à travers la CLEF151 et sa « Commission Entreprendre au féminin » en est encore à ses balbutiements :

« C’est vrai qu’on parle de plus en plus d’entrepreneuriat au féminin, mais on en parle entre nous, mais on n’en parle pas, moi j’en n’entends pas parler vraiment dehors quoi, comme je vous dis, on manque de visibilité donc là on est en train de travailler sur ce manque de visibilité de l’entrepreneuriat au féminin et on va essayer de proposer justement des actions, d’accord, avec toutes les associations pour que l’entrepreneuriat féminin soit plus visible parce que les pouvoirs publics se rendent compte qu’ils ont besoin de nous parce qu’on est quand même un vecteur d’emploi, parce que c’est de la création d’emplois ».

151 Coordination française pour le Lobby Européen des Femmes qui œuvre à la prise en compte transversale de

la question de l’égalité dans tous les programmes communautaires et à leur mise en place sur le territoire national (Jacquot, 2009). C’est en 2011 que se crée une Commission dédiée à l’entrepreneuriat féminin dont Cécile Barry* prend au bout de quelques mois rapidement la tête. Lors de notre rencontre en février 2012, cela ne fait toutefois que quelques mois qu’elle y a pris ses fonctions.

Comme Rabier l’a finement analysé, l’enjeu est bien d’abord de se rendre visible au niveau européen en tant que femmes dirigeantes. Toutefois, Cécile Barry* se démarque : seule femme noire rencontrée au sein de ce terrain spécifique, mariée à un avocat d’affaires et mère de deux filles, elle démarre sa carrière comme secrétaire. Elle y progresse difficilement jusqu’à occuper un poste de direction de la communication mais se disant malmenée, elle finit par créer une petite entreprise de conseil et de formation. Elle ne se présente pas ainsi comme faisant partie du haut des femmes dirigeantes, ce qui explique sans doute la façon dont elle met à distance la question des quotas d’administratrices tout en affirmant sa volonté d’axer ses actions sur l’aide à la création d’entreprise:

« Les pouvoirs publics là sont sur l’égalité hommes/femmes donc les conseils d’administration etc., moi j’avais été reçue par le Président de la République, lors de la journée du 8 mars on était tous là, on s’est dit que c’était très axé sur la création d’entreprise ou la direction d’entreprise et moi j’ai remarqué que pendant les réunions c’était plus axé sur la direction d’entreprise que sur la création d’entreprise , donc là ça c’est un fait, c’est indéniable, donc ils en sont encore au conseil d’administration, bon on voit que ça augmente donc c’est vrai qu’il y a un effet mieux sur l’égalité hommes/femmes mais ils ont pas encore attaqué la création d’entreprise ».

Convaincue de l’intérêt de l’auto-emploi pour les femmes, en tant notamment que vecteur d’émancipation, l’objectif « militant » de Barry* au sein de la CLEF est de dégager des leviers pour favoriser la création d’entreprise par les femmes, qu’elle estime — à juste titre — délaissée des organisations patronales classiques. Et pensée en direction des pouvoirs publics, ses revendications sont d’ordre technique et structurel, marquant une césure nette avec le caractère plus psychologisant de l’accompagnement apporté aux femmes de son collectif :

« Moi ma problématique, c’est les charges patronales et salariales, c’est comment aider encore

plus les femmes qui veulent monter leur structure, qu’est-ce qu’on doit mettre en place parce que nous on fait des questionnaires aussi dans notre association, qu’est-ce qu’elles ont besoin ? Elles vous disent, on les aide pour l’embauche, parce que l’on vous dit, soi-disant, il y a plein de contrats mais on rentre jamais dans les cases, on vous dit qu’il y a des aides pour les formations, voilà, parce que quand on est chef d’entreprise au départ on a besoin d’être formé, elles vous disent, voilà, que l’ACCRE au départ quand elles sont salariées ou pas, il faut que ça soit étendu, elles nous disent aussi que quand il y a des enfants, comment on fait ? Quand on doit accueillir un client ou machin et qu’on peut pas se payer un local ? Voilà, donc c’est tout ça que l’on va porter en avant pour dire aussi que l’on a des besoins très particuliers sur le plan socio-économique. Moi je trouve qu’on nous laisse trop de côté ».

Cet extrait de l’entretien de Cécile Barry* rend compte de son ambivalence : si elle reprend un argumentaire sexué, dont elle connaît sans doute l’efficacité dans l’univers économique et politique, elle déploie également des attentes relatives à des dispositifs concrets répondant notamment aux charges spécifiques qui reposent sur les femmes. À l’heure des entretiens, cette volonté de promouvoir la création d’entreprise au féminin à travers des dispositifs sociaux et économiques concrets est toutefois diluée : si les différentes représentantes institutionnelles que j’ai rencontrées ont souligné le caractère bien ancré de la valorisation de l’indépendance et de la création d’activité,

certains conviennent que la question des femmes y est plutôt secondaire, ou du moins tout autant mise en avant que celle des personnes issues des quartiers difficiles ou de celles âgées de plus de 45/50 ans (« les seniors »). C’est ce qu’illustre Corinne Hirsch* au sujet de la participation du Laboratoire de l’égalité, via la CLEF, aux Assises de l’Entrepreneuriat qui se sont tenues de janvier à mai 2013. Si Frédérique Clavel* présidait déjà alors l’APCE, ce qui lui a permis d’être désignée cheffe de projet des Assises, la question des femmes est traitée dans un groupe de travail dédié au « développement des talents ». Corinne Hirsch* souligne ainsi le caractère marginal de la place des femmes, puisque ce groupe, isolé au sein de neuf autres, regroupe également la question des séniors, des « quartiers », les étudiants étrangers :

Notes d’entretien : « De ces assises doivent émerger dix propositions finalement réduites à six. Au sein du groupe auquel Corinne Hirsch* participe, six propositions peuvent être formulées avec une pour les femmes, mais au final, deux seulement seront retenues. Difficile dans ce contexte de maintenir un axe féminin, confronté à des remarques comme « Oui, mais on est entrepreneur avant d’être femme, je vois pas la spécificité ! ». »

Elle rend compte de la difficulté à faire exister un sujet « femmes » sur la thématique : « une vraie

difficulté à faire avancer au plan macro ». Elle estime ainsi les objectifs timides (« Passer à 30% de femmes cheffes d’entreprise, mais on est à 27%, on y est déjà ! ») et limités par l’absence de données

genrées sur le sujet. Si le Laboratoire a édité une Charte de l’entrepreneuriat en 2013 à l’issue des assises pour mieux mettre en avant des actions spécifiques aux femmes, comme Rabier l’a constaté au sein des organisations patronales, dans les organismes d’accompagnement, la mise en avant des femmes créatrices d’entreprise n’est pas sans susciter des difficultés sur le plan de l’égalité : il est en effet difficile de faire comprendre la nécessité d’appréhender différemment les cibles :

« On est dans une posture ici très égalitariste, disant « y a pas de problème on accueille les hommes comme les femmes », voilà mais là on leur dit « c'est peut être ça le problème, peut être qu'à force d'accueillir tout le monde de la même façon », voilà, donc donc, donc ça a

heurté et ça continue encore à heurter, dès qu'on est sur une entrée cible, enfin nous on les appelle les cibles à potentiel, euh dès qu'on est sur une cible, quelle que soit c'est, ça heurte ».

(Corinne Hirsch, notes d’entretien).

Il semble même que l’investissement tardif de la création d’entreprise ait finalement fait rater la fenêtre d’opportunité politique qu’auraient pu constituer les exigences du gender mainstreaming : certain.e.s auteur.e.s ont pu signaler qu’il a finalement eu pour effet une dilution du public femmes parmi d’autres publics à valoriser et soutenir pour mieux intégrer le marché (Dauphin, 2008), comme le cas des Assises de l’Entrepreneuriat féminin le signale.

* * *

À la croisée des travaux entrepris par Rabier sur l’espace de la cause des femmes dirigeantes et du terrain conduit dans cette recherche auprès d’une dizaine de représentantes institutionnelles, plusieurs éléments ont permis de comprendre l’émergence d’un entrepreneuriat féminin au sein de

l’espace public au cours de ces dernières années, alors que les politiques publiques promulguées en faveur de la création d’entreprise ne se sont pas saisies de la catégorie « femmes » pour se déployer. La valorisation de l’entrepreneuriat féminin est d’abord inscrite dans ce qui fait le fonctionnement de l’espace de la cause des dirigeantes : avant tout mobilisées pour défendre leur place au sein des organisations patronales, elles ne cherchent pas à œuvrer pour un élargissement du recrutement des dirigeantes, pas plus qu’elles ne visent à améliorer l’accompagnement et la formation de celles qui accèdent au statut. C’est ce qui explique leur faible travail de mobilisation autour des lois en faveur de l’initiative économique individuelle. Toutefois, les financements débloqués à travers de multiples fonds pour favoriser l’activité des femmes et plus largement la création d’activité tendent à ouvrir des opportunités de financement et de mise en visibilité non négligeables. L’entrepreneuriat féminin se dessine alors comme une catégorie d’action publique en trompe-l’œil, qui semble se limiter à une aide accrue à des organisations de dirigeantes économiques ou de structures d’aides à la création d’entreprise, sans toutefois déployer des actions concrètes autour de l’inventivité économique des femmes, et parmi elles, des mères.

Conclusion

La première partie de cette thèse a pour enjeu de comprendre les ressorts de l’émergence du groupe social ancien et pourtant présenté comme inédit des Mompreneurs. Après un premier chapitre qui a pu démontrer une mobilisation, finalement limitée car rapidement divisée, pour faire reconnaître l’inventivité économique des mères puis le glissement opéré entre l’identité sociale initialement défendue et l’image sociale produite à travers les médias, ce deuxième chapitre s’intéresse plus avant au rôle des pouvoirs publics et des différent.e.s acteurs.trices qui gravitent dans l’espace de la cause des dirigeantes économiques. Son déroulé a permis de confirmer l’hypothèse initiale selon laquelle, en dehors des limites propres à la constitution du groupe social des Mompreneurs, leur cause avait d’autant moins de chance de se transformer en mobilisation qu’elle n’était pas reconnue en tant que problème public.

Un premier cadrage sur la façon dont les politiques publiques en France après 1945 ont pensé la multiplicité des engagements des femmes, a pu rappeler les ambivalences et les tensions qui persistent quant à la défense de l’égalité réelle des femmes sur le marché du travail : elles restent prises dans des rapports sociaux de sexe défavorables que leur assignation maintenue à la famille, malgré les mesures effectivement mises en place, ne reconfigurent pas réellement. En resserrant le propos sur les mesures actives de retour à l’emploi, dites d’activation, parmi lesquelles sont rangées celles en faveur de la création d’entreprise, il apparaît que les différentes législations établies depuis la fin des années 1970 et encore récemment ont largement fait l’impasse sur la situation des femmes

et n‘ont pas visé à favoriser leur accès à l’initiative économique : le créateur d’entreprise reste un être (masculin) neutre, une conception sans ancrage social qui tend même à s’amplifier au cours des années 2000 et dans les mesures les plus récentes. Effet d’un polymorphisme politique, de configurations politiques défavorables aux éventuel.le.s acteurs.trices de la cause des femmes et du dispositif mouvant et ambivalent du gender mainstreaming, la question des femmes, de leur indépendance et de leur accès à des responsabilités économiques ne constitue pas un problème public sur la période.

L’avènement d’un « entrepreneuriat féminin » ne contredit pas ce résultat. Tout d’abord, s’il existe un espace mobilisé en faveur des femmes dirigeantes, ses ambitions et actions visent avant tout la place de celles qui sont déjà dirigeantes au sein de l’espace patronal ; leurs actions de recrutement de nouvelles dirigeantes relèvent plutôt d’une stratégie globale (faire masse) que de la volonté de faire avancer globalement la cause des femmes en favorisant l’accès de toutes, et notamment des mères, aux responsabilités économiques. L’entrepreneuriat féminin qui émerge semble donc répondre à une opportunité pour les différents organismes, féminins ou mixtes, qui gravitent autour de la création d’entreprise : les politiques européennes semblent avoir délaissé les niveaux nationaux pour redescendre à des niveaux subsidiaires, apportant ainsi des fonds financiers attractifs pour ces différents organismes. En cela, l’accès des femmes à la création d’entreprise constitue davantage une opportunité qu’une cause mobilisatrice. Si certaines actrices tentent d’en faire également une opportunité politique, les ambivalences observées du gender mainstreaming et le caractère récent des tentatives de structuration limitent actuellement le potentiel de mobilisation autour de la cause des femmes, et plus encore semble-t-il autour des mères.

Pourtant, si la cause des Mompreneurs connaît des limites, les associations qui ont été structurées pour la défendre recrutent, et certaines mêmes assez largement : en 2014, sur son site Internet, l’association des Mampreneurs déclare que « Près de trois mille créatrices d'entreprises des différentes régions de France ont choisi d'adhérer au réseau »152. Il semble donc que cette cause qui ne parvient pas réellement à émerger, entre une identité sociale qui cherche à retourner le stigmate de la maternité et une image sociale qui semble au contraire le réactiver, « parle » à de nombreuses femmes. Il s’agit donc dans le chapitre suivant, qui clôture cette première partie, de s’intéresser à celles qui composent le groupe social et de comprendre, à travers leur éventuelle sélection sociale, ce qui contribue à l’émergence et à l’attractivité de la représentation sociale en tension des Mompreneurs.

152

CHAPITRE

III :

LES

MOMPRENEURS,

DE

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