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Un certain habitus entrepreneurial

1 « Penser à soi pour soi par soi-même »

E NCADRÉ 9 N ATHALIE , UNE M OMPRENEUR PRESQUE COMME LES AUTRES

2. Un certain habitus entrepreneurial

Les positions professionnelles tenues par les parents et conjoints des Mompreneurs qui ont répondu à l’enquête suggèrent que ces femmes bénéficient d’une proximité forte avec l’entrepreneuriat qui rend leur trajectoire bien moins inattendue que le stéréotype diffusé ne le laisse présager. Elles en conviennent d’ailleurs, 72 % d’entre elles reconnaissant la présence de chef.fe.s d’entreprise ou d’indépendant.e.s dans leur entourage proche.

Tableau 14. PRÉSENCE D'INDÉPENDANTS DANS L'ENTOURAGE FAMILIAL

Avez-vous des chefs d’entreprises ou des personnes à leur compte dans votre proche entourage (familial ou

non) ?

Base : réponses complètes (n= 268) Eff. %

Oui 192 72%

Non 76 28%

Source : enquête Mompreneurs Landour Champ : collectif des Mompreneurs au 31/08/13

Signalant le poids de la reproduction sociale, les indicateurs socio-professionnels plaident pour un « bain entrepreneurial » préalable, qu’il convient toutefois de circonscrire : quelle en est l’intensité ? Quelles en sont les composantes ? Dans quelle mesure peut-on éventuellement parler d’habitus170 ? Quelles sont les règles de fonctionnement de ces transmissions ? Pour étayer mon propos, je m’inspire d’un article de Sybille Gollac paru dans la Revue Française de Sociologie qui porte sur les transmissions intergénérationnelles, et notamment leur partage en fonction du genre et de la place dans la descendance, tout particulièrement dans les familles d’indépendants. Elle adopte une définition large des capitaux à transmettre :

« La transmission du statut social des parents à leurs descendants n’engage pas seulement celle d’un capital culturel, mais aussi celle de richesses économiques qui doivent être épargnées pour être transmises et nécessairement partagées entre les héritiers. » (Gollac, 2013, p. 711)

En confrontant des monographies de famille aux données de l’enquête Patrimoine de 2003, elle révèle ainsi le traitement différencié des enfants d’une même fratrie, y compris sur les biens les plus immatériels tels que ceux relatifs au capital culturel. En reprenant les données issues de mon enquête quantitative, enrichies de certains entretiens par récit de vie, je propose d’approfondir la notion de bain entrepreneurial dont semblent bénéficier les Mompreneurs.

Soulignons d’abord que l’on ne trouve en leur sein que quatre « repreneuses », soit des femmes qui reprennent la tête d’une entreprise familiale (Bessière, 2003). La transmission d’une entreprise entre génération est donc résiduelle chez les Mompreneurs, autrement dit l’entrée dans l’indépendance n’est pas liée à la reprise d’une entreprise familiale, y compris chez celles dont les parents étaient eux-mêmes indépendants. Plusieurs facteurs permettent d’éclairer cette situation qui déjoue à

170 Je m’appuie ici sur la définition que donne Bourdieu de l’habitus dans La Distinction : « principe unificateur

et générateur des pratiques, c'est-à-dire l’habitus de classe comme forme incorporée de la condition de classe et des conditionnements qu’elle impose ; donc construire la classe objective, comme ensemble d’agents qui sont placés dans des conditions d’existence homogènes, imposant des conditionnements homogènes et produisant des systèmes de dispositions homogènes, propres à engendrer des pratiques semblables et qui possèdent un ensemble de propriétés communes, propriétés objectivées, parfois juridiquement garanties (comme la possession de biens ou de pouvoirs), ou incorporées, comme les habitus de classe (et en particulier, les systèmes de schèmes classificatoires). » (Bourdieu, 1979, p. 112)

première vue les mécanismes reproductifs : ceci peut être lié pour une grande part d’abord aux types d’activités exercées par les parents rangés au sein des indépendants. Au sein de ma population d’enquête, sur les 55 femmes rencontrées en entretien, 17 ont au moins un parent déclaré indépendant. Parmi elles, sept ont un ou des parents dont l’activité relève avant tout de l’auto- emploi, notamment dans le cas des professions libérales (avocat, pharmacien…) : à moins que ces parents n’aient par ailleurs œuvré au suivi de la formation adéquate pour leurs enfants, la transmission de la « charge » ou de la clientèle n’est pas envisageable.

Dix ont des parents artisans, commerçants, ou chefs d’entreprise pour qui les possibilités de transmission sont a priori plus ouvertes. Dans ces différents cas, la bonne santé de l’activité en question n’est pas toujours suffisante pour assurer une transmission : c’est ce que m’a laissée entendre Laetitia. Diplômée d’une école de commerce, fille de petits commerçants du Sud de la France et épouse d’un architecte installé en libéral, cette trentenaire occupe des premiers postes salariés avant de se lancer, avec ses parents, dans l’ouverture d’un commerce. L’affaire tourne court et la succession ne peut donc pas s’établir entre les parents et la fille :

« J’ai monté un magasin avec ma mère, mes parents étaient commerçants donc là on était en 2000, 2005, euh j’ai commencé, un magasin avec ma mère sur [une ville du Sud], parce qu’en fait mes parents ont toujours fait les « Foire-à-tout », ça a été les premières de France, là c’était la cinquième je crois en France, bref on avait tous les contacts, fournisseurs, etc., mais on s’est fait arnaquer par les propriétaires du local, on est en procès, on a gagné en première instance, deuxième instance, ça a été refusé en cassation, mais on est partis en liquidation judiciaire en 2008, donc 2008, je suis donc restée un an au chômage, je suis revenue à Montpellier. » (Laetitia M., 35 ans, mariée, 1 enf., auto-entrepreneure depuis 2013, commerce, ex-cadre).

Outre les cas de transmission empêchée, où l’affaire n’est pas suffisamment viable pour être transmise, dans d’autres situations, c’est à d’autres au sein de la famille que l’entreprise est transmise. Ainsi, le grand-père d’Amélie a créé une entreprise spécialisée dans la métallurgie et la sidérurgie en Bretagne. Il a deux fils, le père d’Amélie et son oncle, le premier travaillant comme directeur des achats dans l’entreprise, attendant visiblement de pouvoir reprendre l’entreprise au décès du grand-père. C’est toutefois lui qui décède en premier et c’est alors l’oncle d’Amélie qui reprend temporairement l’activité, puis finit par la revendre. Si Amélie n’hérite pas de l’entreprise car elle est mal placée dans la lignée familiale, elle reçoit en revanche un patrimoine financier non négligeable sur lequel je reviendrai un peu plus loin.

« Alors pour rentrer dans les confidences, ma grand-mère paternelle est morte en 2002, mon

grand-père paternel est mort en 2003 et ma mère est morte en 2005, donc si tu veux comme mon père était déjà décédé, donc j’ai été en lien direct de l’héritage, donc eux avaient une bonne petite fortune et ma mère nous a laissé ce qu’elle avait placé, on a vendu la maison familiale, donc oui par cascade ». (Amélie C., 35 ans, célibataire, 0 enf., auto-entrepreneure et portage après dissolution en 2013 d’une SARL créée en 2007, services aux particuliers, ex cadre)

Dans d’autres cas, la fratrie refuse de reprendre le commerce, et l’activité est donc vendue à un tiers : c’est le cas par exemple de Guénaëlle, dont les parents ont longtemps tenu un bar/tabac/garage en Bretagne. Parents de quatre enfants, ils s’investissent énormément dans leur activité, et Guénaëlle insiste sur son souhait de ne pas « reproduire ce même schéma » :

« J’ai vu comment mes parents ont évolué dans ce milieu là, comment mes enfants ont grandi,

pardon comment moi j’ai grandi dans ce milieu là, et que j’avais pas du tout envie de reproduire ce schéma, ah non, j’en ai souffert non, c’est un grand mot, mais clairement je voulais pas de ça pour mes enfants, je voulais d’un équilibre familial où les enfants mangent à des heures normales, pas devant la télé et qu’il y ait quelqu’un pour les aider dans leurs devoirs. » (Guénaëlle R., 42 ans, mariée, 3 enf., salariée du collectif après liquidation en 2012 d’une EURL créée en 2008, commerce, ex-employée).

Si Guénaëlle conteste le modèle chronophage de l’activité professionnelle de ses parents, expliquant sans doute l’absence de reprise de l’activité, les quatre frères et sœurs ont toutefois tous partie liée avec l’indépendance à travers des activités très différentes : son frère aîné est un ancien coureur cycliste de haut niveau aujourd’hui pilote (mais je n’ai pas réussi à connaître son contrat de travail), sa sœur a créé une entreprise spécialisée dans l’équipement d’entreprise avec son conjoint et son autre frère est artisan.

La transmission de l’activité économique créée par les parents des Mompreneurs est donc limitée, notamment parce que, outre des transmissions empêchées par des décès prématurés par exemple, les structures économiques montées ne sont pas suffisamment saines, économiquement mais également familialement, pour permettre une transmission. Cela affine considérablement le profil des Mompreneurs : si proximité avec l’indépendance il y a, elles n’appartiennent pas pour autant à une élite bourgeoise dotée d’un capital économique conséquent et facilement transmissible. C’est d’ailleurs ce que confirme le cas de Dominique, seule « repreneuse » rencontrée lors de ma campagne d’entretiens. Mariée à un petit cadre de l’informatique, cette ancienne employée de 42 ans a été licenciée pendant un arrêt maladie qu’elle relie à son épuisement professionnel. Elle a repris le commerce de cosmétiques que son père avait créé dans une collectivité d’Outre-mer : tout juste retraité, il avait maintenu une activité principale et ouvert ce petit commerce parallèle « par

passion pour les essences tropicales ». Sa femme continue de travailler, et Dominique insiste sur le

fait que cette activité est avant tout « une passion » pour son père, même si peu rémunératrice : « Pour vivre, [ils avaient] le cabinet d’expertise avant tout, avec le salaire de la mère, mais ils

ont ramé, pendant trois ans, ils sont redevenus le jeune couple de 20 ans, qui galèrent, mais bon comme ils ont dit, c’est leur choix et finalement, Vanilla a vu le jour grâce à leurs revenus, (...) ils ont jamais vécu avec ça, mais ils ont toujours auto-financé les nouvelles dépenses et créé de nouveaux produits, mais l’idée n’était pas de vivre de Vanilla puisque c’était vraiment une passion. » (Dominique, 42 ans, mariée, 2 enf., auto-entrepreneure depuis 2009, commerce, ex- employée).

Dominique reprend donc une activité d’autant moins rémunératrice qu’elle n’a jamais été pensée comme telle, ce qui vient ainsi confirmer les limites des transmissions entrepreneuriales parentales et invalider l’appartenance des Mompreneurs aux strates les plus dotées des catégories supérieures. Toutefois, les transmissions statutaires sont indéniables : les Mompreneurs reprennent avant tout un statut professionnel, celui de l’indépendance, mais ne sont pas des repreneuses en tant que telles. C’est d’ailleurs ce qu’elles expriment lorsqu’elles convoquent l’idée de valeurs, comme l’initiative, le risque ou encore l’autonomie, pour évoquer leurs parents et leur situation professionnelle, à l’instar de Mélanie, trentenaire veuve et mère d’un enfant à la tête d’une SARL spécialisée dans les services aux entreprises, lorsqu’elle parle de son père pharmacien :

« Mon père est pharmacien, enfin à la retraite maintenant, et il a créé il y a 20 ans, un

groupement de pharmaciens donc un collectif, donc ils étaient 2 ou 3 au départ et maintenant ils sont 800 pharmaciens, (…), il aurait pu se contenter d’avoir son officine et de faire son boulot, mais il a toujours voulu sortir du cadre préétabli des choses, bah de mettre en place des choses qui n’existaient pas mais que lui de par sa conviction et sa vision pensait possibles. » (Mélanie B., 31 ans, veuve, 1 enf., SARL depuis 2010, service aux entreprises, ex-cadre).

Au-delà de ces discours qui rendent compte d’un héritage symbolique, les éléments relatifs à des compétences à proprement parler sont plus ténus : aucune Mompreneur ne fait part au cours de son entretien de l’acquisition de certaines compétences apprises par l’observation ou une formation plus directe, comme la comptabilité, la sélection de fournisseurs ou même l’acquisition de savoir-être tels que l’entretien d’un réseau relationnel. Même Laetitia, qui a pourtant travaillé aux côtés de ses parents pendant quelques années fait état de l’acquisition d’une posture, notamment à l’égard du salariat, plus que d’une série de compétences formellement établies :

« Bon, je viens d’une famille de commerçants, même mon père était indépendant ! (…) donc du

coup, c’est très dur de se mettre dans le moule, lui tu vois, il avait sa société et voilà, donc si tu veux je pense que c’est très compliqué de se mettre dans le moule et d’être salariée quand on a baigné là dedans si tu veux, (…) voilà, je suis pas faite pour être salariée en fait. » (Laetitia M., 35 ans, mariée, 1 enf., auto-entrepreneure depuis 2013, commerce, ex-cadre).

Au-delà de ces transferts immatériels, certaines ont toutefois bénéficié très concrètement du patrimoine parental, comme évoqué un peu plus haut. Ces transferts patrimoniaux sont parfois directs, comme l’illustre le cas de Constance. Fille d’un chef d’entreprise du textile, se qualifiant elle- même de « petite fille bien gâtée », elle crée sa marque au sein de la SARL familiale : elle bénéficie ainsi de l’assise d’une structure déjà bien établie, elle-même appuyée sur des biens immobiliers conséquents (ses parents sont propriétaires de plusieurs appartements dans le centre de Paris, dont fait partie le logement qu’elle occupe avec son conjoint intermittent du spectacle et leurs deux filles, ainsi qu’un autre dont elle a l’usufruit et dont elle touche les loyers). Son père a confié la gérance de l’entreprise à un tiers il y a quelques années, qui a mis l’entreprise en difficulté. Il est étonnant que ce ne soit pas Constance, qui est par ailleurs fille unique, qui se voit placée à la tête de l’entreprise : lorsque je l’interroge à ce sujet, elle m’explique que la tâche était disproportionnée pour elle (« ça

aurait été énorme comme truc »). Son père semble avoir préféré confier à un tiers masculin la

conduite d’une activité où il paraît avoir douté des capacités de sa fille. C’est en outre son père qui alimente financièrement son entreprise actuelle : depuis qu’elle a créé son activité, adossée à une autre structure paternelle, c’est lui qui « sponsorise » l’achat de tissus qui servent à la fabrique de ses créations textiles. Le patrimoine parental peut également favoriser de façon plus indirecte le lancement de l’activité. Ancienne cadre polyvalente dans une petite entreprise francilienne et mère de trois enfants, Florence bénéficie de la « maison-ventre » construite par ses parents : sa mère vit au rez-de-chaussée et l’ensemble de la famille de Florence vit au premier étage et dans les combles sans payer de loyer, ce qui allège considérablement les charges du ménage. Si les Mompreneurs ne s’appuient pas sur un capital économique important pour créer leur activité (71 % des créatrices effectives disent avoir eu besoin de moins de 8000 euros), elles s’appuient plus largement sur des ressources patrimoniales non négligeables au moment de l’installation.

* * *

S’il existe indéniablement une forme de reproduction chez les Mompreneurs, elle s’appuie davantage sur des transmissions financières, directes et indirectes, et statutaires que sur l’héritage d’une structure juridico-économique. C’est sans doute à cette labilité des formes et des contenus que Gollac a également été confrontée, expliquant l’absence du concept d’habitus dans son argumentaire : elle s’en justifie par sa volonté explicite de se démarquer de la notion d’ « héritier », mais aussi en raison du caractère trop englobant du concept, qui aurait nui à la finesse d’analyse qui est le propre de sa démarche. Toutefois, tant parce qu’il indique la possession de biens ou de pouvoirs que parce qu’il informe des conditionnements incorporés des individus, l’habitus est, dans le cadre de ma recherche, incontournable pour positionner les Mompreneurs qui sont filles d’indépendant.e.s. Celles-ci sont en effet les dépositaires d’un ensemble de conditions d’existence, de pratiques et de dispositions qui rendent d’autant plus probables leur entrée dans l’indépendance, mais dans une « petite » indépendance relativement isolée de la bourgeoisie économique et soucieuse des équilibres entre les différents temps de vie. Cette perméabilité à l’initiative économique individuelle, qu’elle soit liée à une acculturation forte à l’idéologie dominante ou ancrée par un habitus de classe, est en outre actualisée par la mise en couple et les positions, dispositions et prises de position propres au conjoint et éventuellement à sa lignée.

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