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Des actualisations conjugales

1 « Penser à soi pour soi par soi-même »

E NCADRÉ 9 N ATHALIE , UNE M OMPRENEUR PRESQUE COMME LES AUTRES

3. Des actualisations conjugales

De nombreux travaux ont démontré l’influence du conjoint, et de ses propres décisions de carrière, sur les carrières professionnelles des femmes (Nicole-Drancourt, 1989; Testenoire, 2001) et inversement (Gadea & Marry, 2000; Singly, 1987). L’analyse des interactions au sein du couple quant à la question professionnelle est ainsi déterminante pour saisir pleinement le positionnement des Mompreneurs. En premier lieu, il ne faut pas sous-estimer la question économique : que le conjoint soit indépendant ou non, tous apportent un soutien financier qui favorise la mise à son compte. Il n’est pas anodin à cet égard qu’il n’y ait que peu de célibataires au sein de notre population d’enquête : celle que nous avons rencontrée, Amélie, s’est certes séparée au moment de créer son activité, mais elle était au moment de penser son projet en couple et elle a hérité d’une somme conséquente qui a pu se substituer à l’appui financier d’un conjoint. J’ai évoqué plus tôt la sur- représentation du cadre conjugal (86 % vivent en couple et parmi elles, 77 % sont mariées). Si à ce stade, je ne suis pas en mesure d’entrer dans les détails des transferts financiers au sein des couples (et les régulations, contractualisées ou non, qui y président), la situation de couple est de facto plus enrichissante, au sens premier du terme, que le célibat.

Elle l’est d’autant plus ici que le conjoint peut contribuer directement ou indirectement à l’activité créée : d’une part, au cours des entretiens, j’ai ainsi noté que l’épargne préalablement constituée par le couple servirait régulièrement de mise de départ, en particulier lorsque ces anciennes salariées ne sont pas sorties du salariat avec des indemnités de licenciement (qui sont quant à elles systématiquement injectées dans le capital de l’entreprise). Par la suite, c’est le salaire du conjoint qui fait vivre la famille, notamment lorsque les indemnités de chômage s’arrêtent et que l’activité créée ne permet pas à la créatrice de se dégager un salaire. J’aurai l’occasion d’explorer ce point plus avant dans les chapitres V, VI et IX, mais c’est bien parce qu’au moment de la création, la quasi intégralité des Mompreneurs bénéficient du soutien, a minima financier d’un conjoint et de l’assise sécurisante du couple qu’elles peuvent mettre en balance salariat et indépendance et envisager de se lancer dans une voie a priori plus risquée que la première.

Dans une étude parue en 1999, Donald Bruce démontre que le rôle du conjoint, s’il est lui-même indépendant et en activité, vient considérablement augmenter les probabilités qu’une femme se décide à elle-même créer son propre emploi en se lançant dans l’indépendance (Bruce, 1999). D’après les réponses obtenues à l’enquête quantitative, 16 % des Mompreneurs seraient en couple avec un indépendant. Parmi les entretiens menés au sein du collectif, c’est le cas de 12 femmes sur les 55 rencontrées (soit 23 % de ma population d’enquête). Le récit d’Annie éclaire pour partie le rôle que peut jouer le conjoint. Fille d’une institutrice divorcée, elle a fait carrière au sein d’un secteur des services en plein développement. Portée par un grand enthousiasme initial, cette boursière, titulaire

d’une maîtrise puis d’un BAC+5 obtenu en formation continue, accède au statut de cadre, mais voit le secteur « s’user » peu à peu « quand le marché se consolide ». Déjà mère de deux filles, elle s’épuise pour garder son poste et a « l’habitude de dire qu’[elle a] fait Koh Lanta trois fois jusqu’à la

finale » car elle affronte trois rachats en six ans dans sa dernière entreprise. À mesure qu’elle perd en

marge de manœuvre, l’indépendance se dessine, et ce d’autant plus que son conjoint, Éric, qui dirige lui-même une petite entreprise, l’encourage fortement dans cette voie :

« Je m’étais dit, oui, il faut savoir se remettre en cause et changer de métier donc il y a un

moment où il faut le faire, donc cette fin de cycle, avec des expériences variées, dans ce contexte là, pus l’âge, plus , c’est peut être le moment de réfléchir à autre chose, après j’ai Éric, mon conjoint et le père de mes filles, qui me poussait dans cette voie là, sauf que lui il m’a toujours dit « T’es pas bien là ? Bah change », mais pour lui c’était simple mais pour moi ça n’était pas simple, parce que ça n’est jamais simple d’abandonner quelque chose que l’on a pour l’inconnu, ça n’est jamais simple d’abandonner quelque chose de fiable, ou en tout cas de sûr dans l’instant, pour le vide, c’est complètement déstabilisant même, enfin mes parents fonctionnaires hein, sécurité, donc ma fille, des études etc.… » (Annie, 42 ans, mariée, 2 enf., SARL depuis 2009, commerce textile, ex-cadre).

Elle souligne donc que sa socialisation conjugale s’est clairement heurtée à sa socialisation primaire, mais l’influence de son conjoint finit par l’emporter. Elle l’emporte d’autant plus qu’Annie choisit de mettre son projet professionnel au service d’une passion commune du couple, dans laquelle ils « sont tombés quand ils étaient tout petits » : le monde de l’illustration.

« On est fans de BD, monstrueusement, les 10 ans que l’on a vécus sans enfants, on a été

consommateurs, et puis lui en plus a travaillé 10 ans dans la production de dessins animés, bon surtout au niveau technique mais bon ils fréquentaient des magiciens du crayon et moi j’ai toujours été fan d’illustrations » (Annie, 42 ans, mariée, 2 enf., SARL depuis 2009, commerce textile, ex-cadre)

Le conjoint peut donc jouer un rôle de « Pygmalion » (Singly, 1996) qui révèle un potentiel caché sous la socialisation initiale. Dans le cas d’Annie et Éric, ce dernier favorise l’ouverture d’une opportunité qui ne relève a priori pas du champ des possibles familial, qu’il compense par un appui relatif au contenu même de l’activité (ici Éric connaît le secteur en tant qu’amateur plus qu’éclairé). Il fournit également un carnet d’adresses, Annie sollicitant par exemple le même cabinet d’experts- comptables que son conjoint, et peut également apporter des compétences : spécialiste du Web, c’est Éric qui gère le site Internet de l’entreprise de sa conjointe.

Sur les 12 femmes en couple avec un indépendant, cinq ont eu au moins un parent indépendant : le conjoint n’est alors plus un révélateur, mais il semble plutôt actualiser la socialisation initiale. Autant les transferts de compétences entre parents et filles sont peu relatés dans les entretiens, autant ils apparaissent clairement au sein des couples où le conjoint était préalablement indépendant. C’est par exemple le cas de Charlotte : fille d’une fonctionnaire européenne et d’un formateur indépendant, elle est diplômée d’une école de commerce de second rang. Après une première expérience dans le service marketing d’un groupe agroalimentaire, puis une société de services aux

entreprises, elle « profite » de son premier congé maternité pour changer d’entreprise. Progressivement échaudée par les pratiques de ce nouvel employeur, elle réfléchit à la création d’une société de services aux particuliers : muette sur son père et sa mère, elle dit avoir été inspirée par son conjoint, qui était en train de créer une entreprise à leur rencontre.

« Quand on était étudiants, lui il avait créé mais je l’ai aidé, un journal, un magazine gratuit

pour les étudiants de l’Est, donc il a créé sa boîte, bon après ça c’était pas

Enq. : Vous vous êtes rencontrés [pendant vos études] ?

Ouais, à la fac, donc moi je l’avais aidé à créer ça, donc il avait fait plein d’erreurs, mais maintenant il s’est lancé comme ça, et il est parti s’y mettre, donc moi c’est pour ça que j’ai un petit peu, mon expérience, déjà j’ai pas voulu faire les mêmes erreurs que lui, donc avoir un fond de roulement, prévoir la trésorerie tout ça, réfléchir avant, lui il s’est lancé tout feu tout flamme, donc lui on va dire, il m’a soutenue, « Bon maintenant, c’est à ton tour aussi, moi j’ai

eu ma chance », donc il m’a pas mal soutenue. » (Charlotte, 30 ans, mariée, 2 enf., SARL

franchisée depuis 2011, service aux particuliers, ex-cadre).

Le cas de Charlotte permet d’affiner les transferts à l’œuvre au sein du couple : ils sont d’abord statutaires, car ici la situation professionnelle du conjoint, qui réactualise celle du père, rappelle que l’indépendance appartient au champ des possibles. Il apporte en outre un soutien d’ordre moral, mais également concrètement professionnel (et économique) : le mari met gratuitement au point le logiciel de gestion de la société de Charlotte et monte le site Internet indispensable à la conduite de son activité ; il en assure également, et toujours gratuitement, la maintenance et l’actualisation au quotidien. L’apport en compétences des conjoints est ainsi beaucoup plus net que dans le cas des parents indépendants : ils apportent du temps et des savoir-faire, tandis que leurs conjointes reconnaissent explicitement avoir bénéficié d’une formation informelle en les observant travailler : comme le dit Charlotte ici, en l’aidant à créer, elle a bénéficié d’une première expérience lui permettant de repérer les « erreurs » à ne pas commettre ».

La mobilisation du conjoint intervient ainsi de façon un peu décalée par rapport à celle identifiée dans les travaux portant sur les indépendants (Barthez, 1982; Bertaux & Bertaux-Wiame, 1980; Bessière & Gollac, 2007; Frau, 2012; Schepens, 2004; Zarca, 1993a), enrichissant « l’imbroglio des liens, liens de conjugalité et liens de travail » (Bertaux-Wiame, 2004, p. 14) qui existent au sein des entreprises indépendantes, a fortiori lorsque celles-ci relèvent du commerce ou de l’artisanat. Dans ces travaux, c’est en effet régulièrement le conjoint masculin qui porte le projet d’indépendance, tandis que la conjointe s’y insère selon des modalités différenciées et mouvantes au cours de la vie. Femmes invisibles, elles n’en ont pas moins toujours été indispensables à la conduite et la réussite des entreprises familiales (Labardin & Robic, 2008). Ici, s’il convient encore de préciser le type d’activité créée et les formes qu’y prend le travail avant de se montrer trop assertive, il semble toutefois que le conjoint lui-même indépendant contribue largement à la création des structures : à la manière des femmes insérées professionnellement, hors de l’activité du conjoint et régulièrement à travers un emploi salarié, il fournit en particulier appui moral et compétences professionnelles.

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Saisie à travers une série de données quantitatives enrichies de premiers éléments issus des entretiens par récit de vie, la famille joue un rôle clé pour les Mompreneurs, comme on l’observe très régulièrement dans les divers travaux de sciences sociales qui portent sur les indépendants. Elles peuvent notamment avoir bénéficier d’un habitus entrepreneurial directement issu de l’appartenance à des lignées d’indépendants, qui n’est toutefois pas assis par la transmission d’une entreprise. Pris dans les règles du genre, il semble que cet habitus renvoie à la transmission d’une

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