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Transmission du savoir et enjeux comptables dans l’adoption

Claudine Combier

Psychologue clinicienne et maître de conférences en psychologie clinique et psychopathologie

Université d’Angers - Laboratoire Processus de Pensée et Interventions

Le développement socio-économique dans le monde actuel tend le plus souvent à mettre en première place les valeurs de rentabilité, de performance et de gain financier, interrogeant la place de l’homme au cœur du mouvement de production. Il impacte donc nécessairement l’organisation familiale, ce dont témoigne depuis ces dernières années les bouleversements observés auprès de la population.

Notamment, la pratique de l’adoption s’est vue concerner par ce phénomène et dans le contexte socio-politique occidental a témoigné d’une entrée sur la scène internationale avec une explosion des demandes vers l’étranger. Dès lors, l’enfant a semblé prendre une « valeur marchande » et des efforts de régulation, d’organisation et de coopération entre les pays ont dû être mobilisés pour protéger l’intérêt de l’enfant et garantir une certaine éthique au sein des procédures. Le risque étant qu’effectivement, l’enfant devienne « un objet de consommation » au mépris du respect de sa propre subjectivité.

Pour autant sur le plan psychologique, accueillir un enfant qui vient « d’ailleurs » suppose pour les familles adoptantes d’interroger leurs représentations et attentes, car l’enfant adopté, malgré tout, reste bien souvent pris dans un système comptable inconscient, qui laisse porter sur lui un sentiment de dette. Le « prix » à payer peut alors venir entraver le lien de filiation et en écho l’accès pour l’enfant au champ du « savoir ».

Pour illustrer mon propos, je vais donc maintenant vous présenter un exemple clinique, concernant un jeune garçon de dix ans, que j’appellerai Théo, d’origine asiatique, adopté à l’âge de cinq ans.

C’est accompagné de ses parents adoptifs que Théo se présente au centre de consultations où je le reçois en qualité de psychologue. Il est actuellement en difficulté dans le champ des apprentissages et ceci de façon plus particulière dans le domaine des mathématiques. Un bilan intellectuel a déjà eu lieu dans le contexte scolaire et a relevé que l’enfant présentait de manière générale une intelligence dite « normale » avec des compétences opératoires dans l’ensemble plutôt satisfaisantes.

Il reste que les parents de Théo sont très déçus par les difficultés scolaires de leur fils, espérant de lui, plus de motivation au travail. Le père surtout tient un discours amer et plutôt rejetant à l’égard de son fils, estimant que ce dernier ne fait pas beaucoup d’effort pour réussir et que pourtant « il leur doit bien ça ». Il évoque les frais qu’ils ont dû engager dans le cadre des démarches d’adoption et souligne avec insistance que « ça leur a coûté cher ». Il espérait que son fils réussirait mieux que lui dans la vie et obtiendrait les diplômes que lui- même n’a jamais réussi à avoir. Il avait des « rêves » pour lui, confie-t-il.

Le père de Théo semble effectivement pris dans des attentes de réparation narcissique et projette sur son fils la réalisation de ses désirs inassouvis. Ses propos soulignent comment, sur le plan inconscient, des enjeux liés à la dette et aux comptes à régler sont en

conséquence mobilisés au sein du lien de filiation. D’ailleurs, Théo a dernièrement vu sa tirelire lui être confisquée avec l’idée qu’elle lui sera rendue quand il aura de meilleurs résultats en mathématiques. A noter également que ses parents ont refusé de payer pour sa sortie scolaire de classe, estimant qu’il « ne le méritait pas » et qu’il est par conséquent resté à la maison ce jour-là.

Il apparaît manifeste que la question des investissements financiers concernant Théo prend ici une connotation affective et témoigne d’une forme de marchandage mise en place par les parents. On peut, en observant le rôle de l’argent dans la relation entre Théo et ses parents, remarquer combien il occupe une fonction psychique relevant de l’emprise sur le lien. A cet égard, on peut voir apparaître là des éléments de compréhension clinique, quant aux difficultés d’apprentissage de Théo, en mathématiques où il s’agit de pouvoir accepter de se soumettre aux règles de la logique chiffrée sans en redouter la dimension tyrannique. L‘effort intellectuel suppose effectivement, au-delà de la mise en exercice cognitive, un recours aux ressources intérieures qui mobilise le champ de l’intime et donc appelle à la dimension imaginaire. Calculer pour Théo, dépasse la référence à l’opération numérique et prend donc une résonnance affective inconsciente avec les calculs financiers de ses parents à son propos. Le lien de filiation adoptive semble effectivement s’appuyer ici sur un système comptable porteur d’une souffrance partagée entre l’enfant et ses parents.

Rappelons que les parents de Théo, pris dans « un vouloir un enfant à tout prix », se sont engagés, finalement en dernier recours vers l’adoption internationale, ceci après un long et douloureux parcours de procréation médicalement assistée. Cependant, il apparaît manifeste que s’ils ont renoncé au recours médical, ils n’ont pas pour autant réussi à élaborer le deuil de « l’enfant biologique ». Ainsi, Théo vient-il, en tant qu’enfant adopté, raviver finalement au quotidien par sa présence, la blessure de la stérilité qu’ils n’ont pas pu panser.

Théo n’est pas reconnu et accepté dans sa différence, car il ne répond pas aux attentes imaginaires idéales et à la position « d’enfant merveilleux », il semble avoir basculé vers celle « d’enfant monstrueux » dans l’imaginaire parentale. Les parents de Théo sont déçus, ils n’ont pas en quelque sorte « de retour sur investissement ». Ils butent sur l’irréductible de la différence qui entrave le mouvement d’affiliation, d’autant que le père de Théo ajoute : « en plus du passé de notre fils, on ne sait rien ».

Comme je m’en étonne, c’est la mère qui m’explique qu’en fait, ce sont eux qui n’ont pas « voulu savoir ». Ils sont allés chercher leur fils dans son pays et sur place, l’institution qui l’accueillait leur a proposé d’accéder à son dossier, mais ils n’ont pas souhaité le consulter. Ils avaient rencontré dans leur hôtel, un autre couple de parents adoptifs qui avait appris que leur petite fille était née d’une jeune mère prostituée et redoutaient d’apprendre qu’il en était de même pour Théo.

D’emblée un fantasme de « sexualité transgressive » infiltre donc les représentations parentales en lien avec un sentiment inconscient de culpabilité alimenté par le caractère inhabituel du lien de filiation adoptive. Théo se voit alors à cette occasion condamner à la fermeture de la connaissance concernant une part de son histoire sur laquelle plane l’ombre du secret. D’ailleurs, il faut noter que l’anniversaire de Théo est célébré par ses parents non pas le jour de sa naissance, mais le jour de son adoption, dans un mouvement tentant d’annuler inconsciemment la scène de l’origine. Ce brouillage dans la chaîne du temps engage sans doute la difficulté pour Théo à se repérer dans l’ordre que requiert l’univers des mathématiques. Théo explique lui-même qu’il est « toujours perdu » dans les problèmes et que le plus difficile pour lui c’est de se souvenir des tables de multiplication, car dit-il, il « n’a pas de mémoire ».

Théo enfant sans mémoire, condamné à être un enfant sans histoire, assigné à la « figure de l’enfant perdu », se trouve ainsi interdit du côté de « l’accès au savoir », ceci dans un écho inconscient avec la position de ses parents adoptifs qui ont choisi de ne rien connaître de ses origines. La part d’insu inhérente au lien de filiation adoptive semble alors s’actualiser dans la part d’inconnu qui se loge dans le « chiffre » au cœur de l’enseignement des mathématiques. Les opérations de retranchement, de division réveillent par ailleurs des angoisses existentielles chez Théo en ravivant l’expérience traumatique du délaissement et les enjeux du manque comme de la castration.

Il se retrouve pris dans une difficulté à jouer avec les chiffres dont la dimension codée porte une part énigmatique qui suscite en lui une angoisse en lien avec sa difficulté à se repérer dans le temps et l’espace. Enfant déplacé d’un pays à un autre, d’une filiation à une autre, il est dans la souffrance de ne pas réussir à s’inscrire dans la chaîne de la filiation qui le construit et reste pris dans une difficulté à se représenter l’inimaginable. C’est ainsi, dans le creuset du mystère de son origine, que son rapport au savoir mathématique se fonde. L’exemple de Théo me semble donc bien venir souligner, comment l’adoption internationale qui s’est développée avec l’ouverture des frontières et les facilités de circulation des individus, nécessite une réflexion sur les enjeux aussi bien économiques, éducatifs, qu’humains qu’elle engage. A ce titre la psychologie, comme l’ensemble des sciences humaines et sociales a donc un rôle fondamental à jouer dans la compréhension des conduites adaptatives du sujet lorsqu’il se trouve confronté à de nouveaux modèles d’organisation du lien et qu’il est conduit face aux mutations modernes à revoir ses ancrages identificatoires. Dans le développement socio-économique, le capital humain est rappelons-le une ressource fondamentale et suppose donc, qu’on en prenne soin.

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Pratiques parentales de communication et capacité de compréhension

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