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de prévention et de gestion des crises

Ghozlane Fleury-Bahi

Professeur en psychologie

Université de Nantes - Laboratoire de Psychologie des Pays de la Loire

Les risques sanitaires et environnementaux sont devenus des enjeux majeurs des politiques publiques car la mondialisation, la rapidité de transmission des informations, le caractère différé et plus diffus de certains risques ont amplifié leur dangerosité et leur potentiel catastrophique. Par ailleurs, de nouvelles vulnérabilités sanitaires et environnementales apparaissent (pathologies émergentes, réchauffement global et augmentation du nombre d’évènements climatiques extrêmes, risques technologiques et industriels…). Depuis une quinzaine d’années, les crises sanitaires sont devenues des enjeux centraux des politiques publiques de santé. En France, il est possible de citer, à titre d’exemple, l’affaire de l’amiante et du sang contaminé, à l’échelle européenne, la crise de « la vache folle », et à l’échelle mondiale, les épidémies de SRAS (Syndrome Respiratoire Aigu Sévère) et de grippe H1N1.

Nous présenterons, dans le cadre de cet article, comment les sciences humaines et sociales en général, et la psychologie en particulier, permettent d’appréhender le risque en le considérant comme pensé subjectivement et socialement, et en quoi cette perspective d’analyse peut aider à développer des actions de communication, de formation et de prévention plus efficaces.

Les premiers travaux menés dans le domaine du risque concernent le risque financier et définissent le risque à partir de deux dimensions essentielles : la probabilité qu’un danger s’actualise et les conséquences néfastes de cet événement, c'est-à-dire la gravité de ses effets. Cette définition permet de considérer le risque à partir de la formule : Risque = Probabilité d’occurrence d’un danger x Gravité des conséquences

Le risque est donc ici envisagé comme consécutif à l’exposition à un danger, un danger pouvant être défini comme tout élément (animé ou inanimé) ou situation (naturelle ou produite par l’homme) susceptible de nuire aux hommes ou à leur environnement. Cette définition pose cependant la question de la subjectivité de l’individu confronté à un danger, qui est amené à en évaluer la probabilité d’occurrence et la gravité des effets. Nous ne jugeons pas tous le même danger de façon identique. Certains évènements vont générer un fort consensus autour de l’évaluation de la gravité de leurs effets, c’est le cas de l’arme nucléaire, par exemple. Mais pour d’autres événements, on pourra rencontrer des variations interindividuelles beaucoup plus importantes, qui pourront en particulier être liées au degré avec lequel les conséquences du danger sont perçues comme acceptables. L’implantation d’un site industriel classé comme potentiellement dangereux, car présentant des risques d’accident chimique par exemple, pourra être accepté très différemment par les riverains selon qu’ils y voient ou pas un bénéfice économique pour leur commune. Le risque sera, en conséquence, évalué différemment en fonction des bénéfices perçus par l’individu ou le groupe concerné.

Le risque n’est donc pas évalué objectivement, il est construit socialement dans la mesure où le danger est jugé en fonction des caractéristiques des individus et des groupes, mais

également à partir des informations disponibles dans l’environnement social immédiat. En psychologie, l’étude des risques a principalement ciblé cette activité d’évaluation subjective du danger et de construction sociale du risque.

1° - L’approche psychométrique

La structuration de l’évaluation subjective des risques a été modélisée à partir du paradigme psychométrique (Fischhoff, Slovic & Lichtenstein, 1978 ; Slovic, 1987 ; Slovic, Lichtenstein & Fischhoff, 1984). Ces travaux sont basés sur une conception multidimensionnelle du risque et ont pour objectif d’isoler l’organisation des réponses du sujet qui est amené à évaluer un risque. Une organisation en trois facteurs est identifiée à partir d’un traitement des réponses par analyse factorielle. Ces trois facteurs principaux, à partir desquels le risque serait évalué, correspondent au caractère catastrophique et redoutable du risque, à son caractère familier ou inconnu ainsi qu’au nombre de personnes exposées.

Le paradigme psychométrique permet en outre d’adopter une perspective comparative, en confrontant, non seulement les différents risques entre eux dans un même contexte, mais également en étudiant le même risque auprès d’échantillons sociologiquement et/ou culturellement diversifiés. Ces études comparatives ont permis de montrer que deux facteurs parmi les trois identifiés sont relativement stables quelle que soit la population étudiée. Il s’agit des facteurs gravité et familiarité. D'autre part, elles montrent que les risques sont évalués en fonction de caractéristiques propres à chaque groupe social. Ce modèle a été largement appliqué à l'étude de risques très variés. En nous renseignant sur les facteurs qui sous-tendent l'évaluation du risque, il permet l’identification des principaux aspects que prend en compte le profane pour évaluer un risque : l’aspect plus ou moins contrôlable du risque, son caractère plus ou moins connu, la nature de ses conséquences (immédiates ou différées dans le temps et à long terme), son potentiel plus ou moins catastrophique (combien de personnes peut-il concerner ?), son acceptabilité (les bénéfices qu’il engendre sont-il supérieurs aux coûts ?), etc. Ces différents facteurs vont donc venir nourrir et structurer l’évaluation du risque par le profane.

2° - L’approche cognitive

Dans une seconde approche, dite cognitive, l’accent est mis sur les processus cognitifs de traitement de l’information qui participent à l’évaluation du risque et sur les heuristiques mises en œuvre à ce niveau (Tversky & Kahneman, 1981). Ces heuristiques vont simplifier le processus de jugement du risque et sont l’équivalent de solutions de traitement rapides de l’information. Mais il existe des contreparties à cette réduction de la complexité du traitement cognitif (Cadet & Kouabenan, 2005) qui vont se révéler sous la forme d’erreurs de jugement et de biais dans les évaluations du risque. L’heuristique de représentativité (Kahneman & Tversky, 1975) renvoie, par exemple, à la tendance des individus à porter un jugement à partir des stéréotypes plutôt que sur la base d’informations objectives.

Finalement, cette perspective cognitive met en lumière la faillibilité et les faiblesses des processus de perception humaine du risque. La littérature souligne en particulier le biais d’optimisme mis en évidence empiriquement lorsque l’on différencie des cibles de jugement. Des travaux montrent, en effet, que les individus présentent une tendance à sous-estimer les risques pour leur propre personne, et ceci pour différents types de risques (Pahl, Harris, Todd & Rutter, 2005 ; Weinstein, 1980, 1984). Cette tendance serait liée à la sensation d’être protégé des évènements négatifs par l’existence d’un sentiment d’invulnérabilité chez l’individu (Tversky & Kahneman, 1981). Pour différents types de risques, environnementaux

et non environnementaux (SIDA, habitudes alimentaires, tabac, mélanome, pollution industrielle, réduction de la couche d’ozone…), Sjöberg (2000) montre, par exemple, que le niveau de dangerosité est perçu comme plus faible pour soi et la famille, et plus élevé pour les autres en général, et propose d’expliquer ce phénomène par l’activation d’un biais d’optimisme irréaliste. Cet optimisme comparatif peut avoir des conséquences au niveau comportemental. En effet, pourquoi se protéger d'un danger qui ne peut pas nous atteindre ? Ce phénomène va donc engendrer une réduction de la probabilité de s'engager dans un comportement auto-protecteur et parallèlement une augmentation de la probabilité de développer des comportements à risque. Il est donc important de pouvoir l’identifier lorsque l’on a pour objectif de développer des campagnes de communication et de prévention.

3° - Evaluation ou représentation du risque ?

Une approche alternative des risques se fonde sur la théorie des représentations sociales en s’interrogeant sur la référence à la notion de biais, et la distinction faite entre ce qui relèverait du savoir objectif en opposition au savoir du profane (Jodelet, Ohana, Biadi & Rikou, 1994 ; Joffe, 2003 ; Peretti-Wattel, 2003). C’est en ce sens, qu’au-delà de la perception et de l’évaluation individuelle du risque, il peut paraître particulièrement fécond de parler de représentation sociale du risque (Peretti-Wattel, 2003) en considérant le risque comme pensé socialement. Une représentation sociale est une forme de connaissance socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social (Jodelet, 1989). Le rôle pratique des représentations sociales se manifeste en particulier lorsque l’individu doit appréhender un élément nouveau venu perturber son environnement ; il produit alors un travail cognitif visant à comprendre, à maîtriser ce nouvel élément, pour s’en protéger. Cet élément sera représenté à partir des savoirs préexistants et des représentations élaborées antérieurement. En effet, selon Peretti-Wattel (2003), l’expression perception du risque suppose qu’il existe un risque objectif ; elle occulte la part sociale de l’appréhension du risque. Parler de représentation sociale du risque permet de dépasser cet écueil en prenant en compte la richesse du travail de reconstruction sociocognitive produit par l’individu et les groupes (Joffe, 2003). A titre d’exemple, Setbon et Raude, (2008) s’intéressent à la représentation sociale du risque lié à l’épidémie de chikungunya, en comparant les deux territoires de la Réunion et de Mayotte. Washer (2006), dans la même veine, étudie les représentations sociales des risques qui caractérisent la « maladie de la vache folle ». Ce positionnement épistémologique s’avère particulièrement intéressant car de nombreux travaux ont montré que les représentations sociales des risques sanitaires sont susceptibles d’influer sur l’ampleur et la qualité des stratégies de protection mises en œuvre par les individus potentiellement exposés. D’un point de vue pratique, et dans la perspective de mise en place de campagne de prévention et de communication, l’appréhension des représentations liées à un risque facilite donc l’identification des freins et des leviers à l’adoption de comportements de protection.

4° - Le modèle de l’amplification sociale du risque

Le modèle de l’amplification sociale constitue une modélisation intéressante du risque dans la mesure où il permet d’intégrer à l’analyse les répercussions sociales et économiques de l’évaluation du risque. Ce modèle théorique de l’amplification sociale du risque (modèle SARF pour Social Amplification of Risk Framework) explique comment des facteurs sociaux, institutionnels et psychologiques peuvent influencer les perceptions du risque et les comportements à travers un réseau de canaux de communication. Ces canaux sont soit

formels (médias, campagnes publiques d’information) soit informels (bouche à oreille, rumeur…), une des originalités du modèle étant de s’intéresser à ces sources informelles. Les fondements théoriques du modèle nous viennent des premiers travaux de Kasperson, Renn, Slovic et al. (1988) qui avaient pour objectif d’expliquer un phénomène que l’on observe quotidiennement. En effet, certains risques qui sont évalués comme faibles par les experts peuvent focaliser tout l’intérêt de la population ainsi que l’activité sociopolitique, alors que d’autres évènements évalués par les experts comme des risques sérieux vont comparativement recevoir moins d’attention de la part de la société. Dans le premier cas, on parlera d’amplification sociale du risque, dans le second d’atténuation sociale du risque Afin d’expliquer ce phénomène, les auteurs ont adopté la métaphore de l’amplification issue des théories classiques sur la communication pour analyser la façon dont différents agents sociaux génèrent, reçoivent, interprètent les signaux liés au risque. En ce sens, le modèle SARF met l’accent sur les processus de communication. Les auteurs postulent que les sources d’information diverses, formelles ou informelles, reçoivent et envoient des signaux du risque qui seront ensuite sujets à des transformations que l’on peut prédire car ces signaux sont filtrés par des agents individuels et sociaux d’amplification. Ces transformations peuvent augmenter ou réduire le volume d’informations lié à l’évènement, accroître la saillance de certains aspects du message, ou réinterpréter certains aspects du problème. Les agents sociaux de l’amplification correspondent aux structures institutionnelles (institutions scientifiques, media, instances politiques…), aux rôles sociaux adoptés par les membres des différents groupes sociaux et à l’organisation sociale des groupes, tandis que les agents individuels de l’amplification correspondent à l’évaluation individuelle du risque basée sur les attitudes et les appartenances groupales de l’individu. Après avoir circulé à travers ces agents sociaux et individuels, le risque réinterprété (amplifié ou atténué) va générer des comportements au niveau de l’individu, des institutions politiques et des organisations.

Dans une seconde phase du modèle, les auteurs précisent que certains évènements peuvent avoir des répercussions de second ou troisième ordre au niveau des individus, des institutions, des communautés locales, de l’industrie, des entreprises… Ces répercussions peuvent être de différents ordres : baisse de consommation d’un produit, règlements plus contraignants, activités judiciaires (lois…), opposition de certains groupes, impacts économiques. L’image des ondes concentriques illustre très bien ce phénomène : les répercussions touchent d’abord les victimes directes du risque, puis le niveau supérieur (une entreprise ou un organisme), et dans les cas extrêmes d’autres domaines de la vie sociale, économique ou politique. Cette répercussion des impacts est un élément important du modèle : elle suggère que le processus peut étendre ou contraindre l’impact temporel, géographique et sectoriel du risque.

Ainsi, tout acteur impliqué dans un processus de communication du risque transforme chaque message conformément à son expérience, ses valeurs, ses représentations, ses objectifs, bref sa culture. En d’autres termes, les individus amplifient ou atténuent un risque en fonction des représentations culturelles qui sont transmises par le réseau social dans lequel ils évoluent. Ce modèle de l’amplification sociale s’applique de façon particulièrement efficace aux risques sanitaires et environnementaux. Dans le cas des risques générés par le réchauffement climatique, par exemple, le modèle permet d’appréhender comment les différents agents individuels et sociaux viennent modifier les informations relatives au risque en amplifiant certains de ses aspects (les conséquences écologiques majeures du réchauffement, par exemple) et en atténuant d’autres versants du problème (les explications scientifiques du phénomène). Il s’applique également de façon particulièrement pertinente à l’épidémie de SRAS qui a vu le jour en 2003. Cette pathologie présente les particularités qui lui confèrent une dimension internationale : elle se transmet d’individu à

individu par transmission directe et se propage rapidement d’un pays à l’autre. Finalement l’épidémie fut rapidement endiguée, mais malgré cela, le coût estimé de cette épidémie pour les pays d’Asie fut énorme, avec des répercussions économiques liées à la baisse du tourisme et la perte de confiance des consommateurs.

Les médias et les processus de communication qui sont au cœur de ce modèle jouent, en particulier, un rôle central dans le phénomène de déclenchement d’une crise sanitaire, car dans bien des cas, c’est la médiatisation d’une controverse ou d’une incertitude scientifique qui sert de catalyseur à l’avènement d’une situation de crise. Ces incertitudes peuvent se situer à différents niveaux. Elles peuvent concerner la définition de la situation en termes de gravité réelle du risque, les actions à mettre en place, ainsi que les moyens à mobiliser (Peretti-Wattel, 2010).

Les nouveaux risques (maladies émergentes, risques induits par le réchauffement climatique, organismes génétiquement modifiés, ondes électromagnétiques…) sont perçus comme des menaces diffuses, difficiles à appréhender par le profane. L’incertitude qu’ils génèrent va favoriser la construction de théories naïves, de représentations sociales du risque ; elle va également venir enrichir des peurs et des rumeurs. Face à ces risques caractérisés par un degré élevé d’incertitude, une gestion des crises basée sur le principe de précaution (recherche du « risque zéro ») va venir s’ajouter au principe de prévention en s’inscrivant dans l’anticipation d’un risque à probabilité difficilement évaluable.

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