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Remarques sur le rôle socioculturel des programmes de développement du livre et de la lecture

Brigitte Ouvry-Vial

Professeur en littérature du XXe et en histoire culturelle Laboratoire Langues, Littératures, Linguistique

des Universités d'Angers et du Maine

L’importance du livre et de la lecture comme facteur de développement global d’une société est un constat largement partagé. Le livre-papier traditionnel est le support éducatif le plus répandu, le plus accessible et le plus fiable. L’alphabétisation est la clé de l’intégration individuelle et collective. La lecture au sens de processus de déchiffrage et de compréhension est la base de l’accès à la formation dans tous les secteurs d’activité. Enfin, le développement culturel fait partie, atteste et contribue au développement économique d’un pays.

Cette évidence vieille désormais de plusieurs siècles n’est pas remise en cause par les nouvelles technologies de l’information et de la communication ni par le recours à Internet. D’une part, l’accès aux nouvelles technologies est encore inégalement réparti dans le monde. D’autre part, le recours à Internet répond avant tout à des besoins de communication et de diffusion générale d’informations. Mais les apprentissages proprement dits ou la lecture de détente sont à 90% effectués sur support papier et ne commencent à se développer sur écran et sur tablettes électroniques de lecture que dans les pays occidentaux les plus développés.

Qu’il s’agisse des pays développés ou des pays en voie de développement, la question du livre et de la lecture, de ses politiques publiques et de ses pratiques économiques est donc partout, et en permanence, nécessaire et d’actualité. En effet, l’actualité sociale, économique et, dans une moindre mesure, culturelle, oblige les gouvernants désireux de maintenir un accès à la formation le plus large et le plus égalitaire possible, à penser ou repenser les politiques du livre et de la lecture en fonction des évolutions et des besoins nouveaux constatés. Les flux migratoires en particulier en sont fréquemment la cause.

Les programmes d’encouragement du livre et de la lecture varient selon les situations auxquelles ils répondent ; ils contribuent soit aux bases du développement économique et social, soit au maintien des acquis, soit à la poursuite de nouveaux objectifs éducatifs et culturels. Idéalement, ces programmes ne doivent pas être ponctuels, connaître un début et une fin mais s’adapter et s’élargir au fur et à mesure que des étapes sont franchies. Comme dans le cas des politiques de santé publique, l’interruption ou la diminution des efforts en matière de livre et de lecture conduit à un retour en arrière ou à l’effondrement du socle éducatif et culturel. On observe ainsi que si les gouvernements, les professionnels et les associations socioculturelles sont tous conscients de la nécessité d’encourager et d’agir pour développer les pratiques du livre et de la lecture, cette perception commune et la similitude des actions entreprises répondent à des besoins concrets très différents et produisent des effets également différents selon les contextes.

On s’appuiera à titre d’exemples sur un aperçu des programmes européens puis africains d’aide au livre et à la lecture.

En Europe, la tradition du livre est très ancienne, elle remonte au moins au XVe siècle,

s’appuie sur un système de valeurs qui voit dans le livre et la lecture des outils essentiels pour favoriser l’éducation et le développement culturel personnel. Les techniques des différents acteurs ou métiers du livre sont élaborées, le tissu et les réseaux professionnels sont en place et stables même si, s’agissant d’un objet aussi socialement, culturellement et politiquement sensible et mouvant que le livre, la situation économique parait en crise permanente et les pratiques toujours perfectibles. Ce réseau professionnel de production et diffusion du livre est essentiellement privé, hors emprise institutionnelle, ce qui en garantit la diversité, la richesse, et aussi le poids commercial et la dynamique.

Face à ce réseau, l’action des pouvoirs publics, dans la plupart des pays de la communauté européenne, consiste essentiellement à garantir aux acteurs économiques du livre comme aux acteurs sociaux ou médiateurs du livre, un exercice le plus large, le plus libre et le plus efficace possible de leurs métiers pour leur permettre de toucher les publics visés et de répondre ainsi aux besoins éducatifs et culturels.

Les acteurs du livre, qu’ils soient producteurs à visée économique comme les éditeurs, imprimeurs, libraires ou qu’ils soient plutôt médiateurs à visée éducative, comme les bibliothécaires, les enseignants, les associations sont tous investis d’une mission intellectuelle et culturelle.

Les modalités d’aide diffèrent d’un pays de la communauté européenne à un autre mais on y retrouve deux grandes orientations.

Les aides publiques de nature financière

1/ Aides à la conservation et valorisation du patrimoine écrit et illustré (conservation de manuscrits, constitution de fonds d’archives, en particulier historiques, inventaire et ouverture des archives au public à des fins d’exploitation scientifique).

2/ Régulation des prix, comme la loi française sur le Prix unique du livre, quel que soit le point de vente. L’esprit de la loi sur le Prix unique consiste à n’intervenir dans la politique commerciale des acteurs du livre que pour préserver l’intérêt culturel et ne pas défavoriser, par exemple, les points de vente en milieu rural, les ouvrages à faible diffusion comme la poésie ou la littérature étrangère. Le Centre national du livre aide également l’édition d’œuvres, essais, documents littéraires à faible diffusion pour permettre à l’éditeur de les proposer au prix du marché tout en assurant une marge bénéficiaire.

3/ Aides à la traduction qui permettent à certains pays ou langues peu ou moins traduites, l’allemand, l’italien, le turc par exemple, de diffuser leur identité culturelle en finançant de façon partielle ou totale les traductions, par des éditeurs étrangers, de leurs auteurs nationaux.

Les aides publiques de nature sociale

1/ Le développement d’un réseau de bibliothèques municipales, rurales, éventuellement mobiles, des bibliobus pour aller au devant du lecteur, bibliothèques-médiathèques de quartiers défavorisés où, à partir des ouvrages, sont menées des actions d’insertion et d’animations en faveur des enfants, adultes en formation continue, femmes des minorités immigrées… En France, de nombreux départements ou régions soutiennent la lecture des jeunes, par le biais de plans-lectures, chèques-livres distribués aux élèves, Salons du livre pour la jeunesse avec animations, rencontres d’illustrateurs, d’auteurs…

2/ Des liens sont établis entre les éditeurs et le milieu scolaire, pour les manuels scolaires, pour l’incitation à la lecture par des listes recommandées d’ouvrages de littérature pour la jeunesse. Toutefois, l’intervention des pouvoirs publics vise surtout à favoriser le plaisir et l’autonomie de la lecture d’ouvrages essentiellement hors programme, BD, albums, romans. Pas de prescription spécifique, ni d’influence sur le choix des ouvrages, mais

encouragement à la création de centres de documentation dans les écoles, petites bibliothèques de classe que les élèves sont invités à utiliser librement.

Les points communs aux actions en faveur du livre et de la lecture dans une bonne partie de la communauté européenne sont donc leur caractère durable, la sensibilisation constante des publics et particulièrement des parents, la délégation des choix et des actions à un réseau de médiateurs, la concertation enfin des médiateurs qui agissent chacun sur leur terrain mais de façon concertée, en mutualisant leurs efforts (par exemple dans une ville, concertation entre des groupes scolaires, une médiathèque, une librairie) pour rentabiliser les efforts et maximiser l’effet des initiatives.

L’état des lieux est très différent mais très instructif en Afrique où la pratique du livre est faible ou inexistante, du fait d’une tradition littéraire essentiellement orale et du fait de l’analphabétisme, épidémie silencieuse qui touche un adulte sur cinq dans le monde, particulièrement un tiers des hommes et la moitié des femmes en Afrique Sub-saharienne, mais aussi l’Asie du Sud et de l’Ouest (440 millions d’Indiens…).

Cette situation préoccupante incite à des mesures gouvernementales et des initiatives privées, mais les actions en faveur du livre et de la lecture sont constamment remises en cause par les aléas politiques, les conflits, les difficultés économiques. Du côté gouvernemental, l’effort a porté de façon combinée sur l’alphabétisation et l’aide aux éditeurs d’ouvrages scolaires.

En Tanzanie dans les années 70, parallèlement à une campagne de création de centres d’apprentissage de la lecture, 7000 petites bibliothèques de villages furent créées et équipées d’un fonds rudimentaire : il s’ensuivit une inversion complète des taux d’alphabétisation passés de 10% dans les années 60 à 90% à la fin des années 90. Mais faute d’objectifs éducatifs clairs et soutenus, de soutien aux éditeurs, d’approvisionnement régulier des bibliothèques rurales, le taux d’alphabétisés est redescendu à 60% pour une population beaucoup plus nombreuse et le pourcentage des semi-illettrés est très important notamment parmi les jeunes.

Des aides étrangères, comme le projet Let’s Read Books initié par l’ambassade des Pays- Bas et mis en œuvre par Care Tanzania, dans le cadre d’une reforme éducative vise désormais à fournir des livres aux écoles qui souvent n’en ont pas reçu de nouveaux depuis leur création il y a vingt ans. L’objectif est de « Développer le sens et goût de la lecture chez les enfants et les enseignants pour leur donner les moyens et l’envie de poursuivre leur éducation.» Cela passe par la décentralisation des systèmes de commande et distribution des livres, qui sont délégués du Gouvernement central au district régional puis, à terme aux écoles directement par l’intermédiaire d’une sorte de coopérative-fournisseur dédiée à l’approvisionnement des écoles. L’expérience n’est mise en place que pour une région donnée, pilote, et à ce jour seules 35% des écoles en bénéficient.

On mentionnera la création aussi de clubs de lecture, un concept si nouveau qu’il demande un effort particulier de sensibilisation des mentalités pour pouvoir être mis en œuvre. Toutefois la réussite du projet montre l’importance des collaborations entre services publics et acteurs économiques privés comme les éditions Education et Developpement (E&D) créées en 89, qui collaborent dans le cadre du Pilot Project for Publishing (PPP) et encouragent la création de maisons d’éditions scolaires privées et indépendantes mais dont la viabilité économique est garantie par les achats des organismes publics.

L’existence nécessaire de services administratifs d’Etat pour le livre est variable d’un pays d’Afrique à l’autre. Le Ghana Education Service (GES), le Ghan Book developpement

council ont ainsi été des soutiens actifs à la fin des années 80, le moindre manuel de premier cycle scolaire est ainsi acheté à 150 000 exemplaires minimum. Mais ses possibilités financières sont variables et ses politiques d’achat aussi.

Au Kenya jusqu’au milieu des années 80, les manuels du primaire étaient produits et distribués de façon centralisée par le Ministère de l’Education mais la restructuration du système éducatif en 85, et l’introduction du principe de partage des frais entre les institutions et les parents a entraîné une baisse nette d’accès aux livres pour un grand nombre d’enfants dont les parents n’avaient pas les moyens de les acheter.

L’action des professionnels et des acteurs sociaux est dès lors déterminante en Afrique : constitution de réseaux panafricains d’entraide favorisant la diffusion du livre de petits éditeurs (African Publishers Network, APNET) ; expériences d’édition communautaire valorisant les langues locales et prenant en charge les situations psychologiques des Africains.

Au Zimbabwe, en Angola, des programmes en langue locale, intitulés « Révélation », « Bâton de marche », « Bouclier » sont des ateliers d’expression sur la vie quotidienne, les traumatismes liés à la guerre, les droits de la femme, de l’enfant, la pauvreté. Il s’agit de faire raconter et écrire quelques personnes d’un village puis les récits sont imprimés en fascicules qui servent de manuels d’apprentissage de la lecture et de base de discussion. Les savoirs traditionnels, comme les techniques pastorales, sont également formalisés et servent de supports d’alphabétisation aux bergers nomades qui les pratiquent. Une attention particulière est accordée aux récits des personnes fragiles, comme les grands-mères que l’on charge de constituer un répertoire d’histoires traditionnelles, de contes ou connaissances locales.

Les actions en faveur du livre et de la lecture demandent une volonté et des initiatives durables, soutenues et concertées entre pouvoirs publics et acteurs privés, pour maintenir et augmenter le niveau éducatif acquis, pour affirmer des identités sociales et culturelles propres, pour valoriser un patrimoine. L’exemple de l’Afrique où le livre ne relève pas d’un

habitus, où l’utilité des métiers du livre est mal connue ou mal comprise, où les structures éditoriales autonomes ont du mal à survivre suggère que la prise de conscience et le socle économique du livre sont encore précaires. L’évolution des mentalités passera nécessairement par la création de formations aux métiers du livre, bibliothécaires, libraires, éditeurs pour assurer une médiation compétente des idées et des savoirs.

Les actions menées sont des fondements nécessaires sans cesse à réaffirmer. L’apprentissage précoce de la lecture, le renouvellement de l’offre la plus ouverte et diversifiée possible de livres sont les bases de l’obtention de qualifications professionnelles et diplômes supérieurs. L’augmentation d’une population capable de lire, d’accéder à l’éducation et de chercher à l’approfondir est un préalable permanent pour l’épanouissement personnel des individus et leur contribution au développement économique, culturel et social d’un pays quel qu’il soit.

La prise en charge de ces programmes par un système dynamique in situ, confié aux médiateurs du livre et de la lecture doit être articulé à des reformes du système scolaire et des aides sociales comme des repas gratuits fournis par les écoles : un projet de grande envergure, mené avec l’aide du mécénat privé, dans un état du Nord de l’Inde vise ainsi à former les enseignants et mettre en place de nouvelles méthodes pédagogiques insistant sur l’esprit critique, l’expression de soi, au lieu du par cœur et de la répétition pratiqués jusque-là et qui conduisent à des échecs scolaires massifs.

Sans affecter pour le moment le recours d’une minorité à des formations à l’étranger, ces programmes destinés d’abord aux plus défavorisés, aux arriérés, pour être élargis au plus grand nombre, visent à développer des outils d’affirmation, d’analyse, de confiance en soi, de gouvernance, condition sine qua non pour devenir les employés qualifiés et les citoyens responsables et éclairés dont les sociétés contemporaines ont un besoin toujours croissant.

Bibliographie

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JAY, M., KELLY, S. (dir.) (2002). Courage and consequences. African women in publishing. Oxford : African Books Collective.

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L’Europe et le livre, Plaidoyer de la Fédération européenne en faveur de programmes européens de

soutien au livre,

Changement cognitif dans les recherches sur les relations entre la

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