• Aucun résultat trouvé

La transition vers les indépendances : entrée dans l’ère des exportations agricoles et prise de pouvoir des grands propriétaires terriens

MARGINALISATION SÉCULAIRE MAIS DES PAYSANS QUI LUTTENT POUR LEUR RECONNAISSANCE

Encadré 1 L'émergence de nouveaux rapports socio-économiques au XVII e siècle à l’origine d’un

2.4. La transition vers les indépendances : entrée dans l’ère des exportations agricoles et prise de pouvoir des grands propriétaires terriens

Le XVIIIe siècle marque le tournant de l’économie coloniale vers l’ère des exportations

agricoles, sous l’influence de plusieurs facteurs : déclin de la production minière, dès le début du siècle dans le sud de l’Équateur [Cliche, 1995] et à la fin du siècle au Pérou [Allier, 2011] ; modernisation de la politique économique espagnole, qui ne perçoit plus les colonies uniquement comme des sources de métaux précieux mais aussi comme des pourvoyeuses de matières premières ; ouverture des colonies au commerce international sous la pression exercée par les puissances européennes sur l’Espagne. C’est dans ce contexte que surgit progressivement l’agriculture commerciale d’exportation dans différentes régions. En Bolivie par exemple, la région de Cochabamba31 se spécialise dans la production de céréales et en devient un grand

exportateur [Chonchol, 1994]. En Équateur, sur les basses terres de la Costa, on assiste au développement des cultures de canne à sucre et de tabac. C’est l’exportation du cacao qui s’imposera ensuite dès le milieu du XVIIIe siècle [Cliche, 1995]. Au Pérou en revanche, les

exportations de matières premières agricoles ne se développeront qu’à partir du XIXe siècle, date

31 Voir annexe 1 pour la localisation.

jusqu’à laquelle l’agriculture commerciale des régions côtières continuera de n’être stimulée que par la demande intérieure [Allier, 2011].

Le développement de l’agriculture commerciale d’exportation, qui se traduit par une expansion des centres urbains, crée de nouveaux débouchés pour la production agro-pastorale des haciendas des hautes terres, qui nécessitent alors de plus en plus de main-d’œuvre. C’est ainsi qu’en Équateur, le concertaje prend de l’ampleur pour devenir, à la fin de la Colonie, la forme dominante d’exploitation de la force de travail32, faisant des haciendas des forces

économiques, mais aussi politiques, de premier ordre [Cliche, 1995]. Progressivement, les propriétaires terriens aspiraient à devenir la classe dominante et leurs intérêts divergeaient de plus en plus avec ceux de la Métropole. Du point de vue économique, les grands propriétaires voulaient étendre le concertaje afin d’avoir une main d’œuvre stable attachée à l’hacienda, tandis que le pouvoir espagnol cherchait à renforcer la mita. Or, la mita, forme rotative et périodique de prestation de travail, occupait la main d’œuvre indigène hors des haciendas. Les tentatives de l’État colonial pour sauver la mita se heurtèrent donc aux soulèvements de la population indigène et à l’opposition vigoureuse des hacendados. Mais l’hacienda était bien plus qu’une forme de production. En effet, sur le plan politique, elle représentait une véritable instance décentralisée du pouvoir, une sorte d’État local exerçant sa domination sur les travailleurs attachés à l’hacienda avec un mélange de violence et de paternalisme. L’hacienda entrait ainsi doublement en contradiction avec les intérêts centralisateurs, à la fois économiques (mita, abolie en 1812) et politiques, du pouvoir colonial. On ne sera donc pas surpris que la classe des grands propriétaires terriens de la sierra, aux côtés de l’oligarchie foncière agro-exportatrice et des autres membres de l’aristocratie créole, ait été favorable à l’indépendance. Emportée par le courant libéral du XVIIIe siècle, dans le sillage de la révolte des treize colonies anglo-saxonnes et

avec le soutien de la monarchie anglaise33, elle se souleva contre sa métropole dans un grand

mouvement d’émancipation. L’indépendance du Pérou est déclarée en 1821, celle de l’Équateur en 1822 et celle de la Bolivie (« Haut-Pérou » qui se sépara du « Bas-Pérou ») en 1825.

Pour terminer sur l’époque de la Colonie, soulignons que la dichotomie Espagnol-Indien s’atténua progressivement au cours des siècles du fait d’un important métissage biologique et culturel [Chonchol, 1994 ; Cliche, 1995]. Ainsi, les grands propriétaires terriens du XVIIIe siècle

sont souvent les descendants de colons espagnols métissés avec la population indigène. Et comme, en outre, les intérêts des hacendados différaient de plus en plus de ceux de la métropole et que ceux-ci s’identifiaient de plus en plus avec la Colonie plutôt qu’avec la mère-patrie espagnole, dans les campagnes le rapport social antagonique entre les Espagnol-conquérants et les Indiens-conquis est peu à peu remplacé par celui entre Métis-hacendado-patron et Indiens- paysans-peones34. Ajoutons également que, désormais, les paysans ne sont plus tous des Indiens.

32 A titre d’illustration, nous pouvons citer les chiffres rappelés par Vaillant [2013] dans la haute vallée du Cañar. Dans

cette petite région de la sierra Sud de l’Équateur, plus de la moitié des Indiens étaient cantonnés dans les haciendas en tant que conciertos à la fin du XVIIIe siècle.

33 A l’époque, l’Angleterre représentait le principal débouché des produits coloniaux, si bien que de nombreux grands

propriétaires souhaitaient pouvoir y commercialiser leurs productions directement [Dufumier, 2004].

Au XVIIIe siècle, des métis et même des créoles35 se répandent dans les campagnes, à la

recherche de moyens de subsistance que ne leur procurent pas les villes, et s’établissent dans les communautés indiennes, même si l’exploitation du finage était réservée seulement aux Indiens, ce qui accentuera le métissage à la fois biologique et culturel [Chiva et al., 1981 ; Dollfus, 1981]. Soulignons enfin qu’inversement, certains Indiens (forasteros) quittent la campagne, pour la ville ou pour d’autres régions, afin d’échapper au tribut et/ou dans l’espoir d’une ascension sociale – notamment en exerçant un métier prisé par les espagnols (artisanat) – ce qui les éloigne géographiquement et socialement des liens communautaires et de leur statut et activité de paysan [Chiva et al., 1981]. Un certain nombre d’entre eux toutefois, même établis ailleurs, continuent de verser le tribut au cacique afin de conserver un droit d’usage sur les ressources de leur communauté d’origine et maintenaient ainsi les liens communautaires [Vaillant, 2013]. En définitive, aux côtés de ces Indiens migrants (forasteros, artisans mais aussi domestiques (yanaconas) au service des Espagnols ou des créoles) qui conservent plus ou moins de liens avec leur communauté d’origine, la paysannerie, très majoritairement indienne mais en partie métissée, se scindait en deux grands ensembles. Le premier est constitué de ceux qui sont en train de passer progressivement sous la coupe directe des grands propriétaires fonciers, situation qui se renforcera de manière très importante après les indépendances. Le second correspond aux paysans restés dans les communautés dites « libres », mais qui ne le sont pas tout à fait, la majorité de leurs membres devant fournir des journées de travail à l’hacienda, et y étant par conséquent indirectement rattachés36. Néanmoins, si à cette époque la grande majorité

des masses paysannes des Andes se répartissait effectivement entre les grands domaines et les communautés [Favre, 1981], dans certaines régions des Andes il existait de petites et moyennes propriétés d’origines diverses qui s’étaient progressivement développées dans les espaces laissés vacants par les haciendas, en particulier là où la population indigène était moins nombreuse [Mesclier, 2006].

En résumé, à la fin de l’époque coloniale, l’essentiel de la « masse » paysanne était plus ou moins liée aux haciendas des hautes terres. Au cours de l’histoire coloniale, celles-ci se sont transformées progressivement en des latifundios. Ceux-ci appartenaient à des propriétaires terriens animés de motivations économiques et d’un désir de pouvoir et de prestige, et étaient exploités avec l’aide d’un petit capital par une main d’œuvre paysanne subordonnée, et dont la production est destinée au marché local et national. C’est à partir du milieu du XVIIIe siècle

qu’émergera ainsi le latifundio traditionnel, à la suite du latifundio ancien des XVIIe et XVIIIe

siècles, et qui règnera jusqu’aux réformes agraires. Pour conclure, la Figure 9 présente un exemple d’organisation spatiale d’une hacienda de l’époque coloniale dans la « vallée sacrée des Incas », au Pérou.

35 Les créoles (criollos) sont nés sur le sol latino-américain de parents espagnols (ou européens), ou bien sont

simplement descendants d’espagnols ou d’européens.

Figure 9 - L'organisation spatiale des haciendas dans la "Vallée sacrée des Incas" à l'époque coloniale

Source : [Mesclier, 2006 p.147]

La « Vallée sacrée des Incas » près d’Urubamba » La « Vallée sacrée des Incas », depuis les ruines incas de Pisac

Pisac, 40 km

Outline

Documents relatifs