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Les circuits alimentaires de proximité : vers une définition pour notre recherche

POTENTIELS POUR LA RECONNAISSANCE DES PAYSANNERIES

Encadré 18 Une histoire de l'apparition du terme "circuit court" en Équateur

2.2.3. Les circuits alimentaires de proximité : vers une définition pour notre recherche

C’est bien sur les « circuits alimentaires de proximité multi-acteurs », et non simplement aux « circuits courts », et a fortiori forcément « alternatifs », que nous focalisons notre attention. En effet, parler de « circuits alimentaires de proximité » plutôt que de « circuits courts » permet de souligner d’une part la complexité et la diversité des enjeux et des liens socio-spatiaux portés par ces nouvelles formes de circuits alimentaires, et d’autre part leurs dynamiques spatiales et temporelles, ce que ne permet pas l’approche en termes de « circuits courts », qui présente plusieurs limites.

2.2.3.1. Les « circuits courts », ou l’oubli de la géographie

La première limite de la définition couramment retenue des « circuits courts » – zéro ou un intermédiaire entre producteurs et consommateurs – est qu’elle ne prend pas en compte la dimension spatiale de ces circuits, pourtant supposés « rapprocher » les producteurs et les consommateurs, cela, alors même que les « circuits courts » riment souvent avec le « local » dans les discours des acteurs qui promeuvent ces circuits comme vecteurs de soutien à l’agriculture locale et de développement territorial [Traversac, 2010]. Si toutefois certaines définitions des circuits courts prennent en compte la dimension spatiale, alors c’est pour en fixer une limite

267 L’exemple des marchés de producteurs agroécologiques du sud de l’Équateur que nous venons de mentionner

(note précédente) illustre bien que les acteurs du territoire impliqués dans ces marchés sont multiples et ne se limitent pas uniquement aux producteurs et aux consommateurs.

268 Prenons l’exemple de l’exportation via le commerce équitable, dont nous avons vu qu’il pouvait être considéré

comme un « circuit court alternatif de commercialisation ». La professionnalisation des filières intégrées, le développement de la labellisation et de la vente en grandes surfaces, l’apparition de nouveaux intermédiaires notamment les multinationales agroalimentaires, l’augmentation des exigences en matière de qualité des produits et de volume minimal de production etc. sont autant de facteurs qui, même s’ils ont permis l’augmentation de la commercialisation de produits équitables, ont des effets contraires à la construction d’un commerce qui se veut alternatif, et qui constituent des barrières à l’entrée pour les paysans les plus marginalisés et les organisations de petits producteurs les moins développées [Le Velly, 2006].

bien définie a priori. Ainsi, lorsque certains retiennent une distance de 80 kilomètres en référence à la réglementation sur les règles sanitaires françaises et européennes, d’autres, à l’instar du mouvement des « locavores », né aux États-Unis en 2006, fixent une distance limite d’approvisionnement de 100 miles (soit 160 kilomètres). Or, comme le soulignent Kebir & Torre [2013], “how many kilometers need a short supply chain to become long”? La distance spatiale n’a effectivement pas le même sens selon que l’on se situe, par exemple, en plaine ou en montagne, selon qu’il existe ou non des infrastructures et des modes d’organisation permettant de relier les bassins de production et de consommation, selon la perception et le vécu que les acteurs ont de cette distance etc., en d’autres termes selon les territoires, le territoire étant considéré dans ses dimensions matérielles, organisationnelles et identitaires [Laganier et al., 2002]269. Ainsi, ne pas

prendre en compte la dimension spatiale des circuits courts, ou bien, à l’autre extrême, les circonscrire dans un espace délimité a priori, revient finalement à oublier la géographie, et ceci de deux façons. La première consiste à ne pas tenir compte du fait que ces circuits sont inscrits dans des territoires qui en conditionnent l’émergence et qu’ils contribuent à transformer. Quant à la seconde, elle consiste à ne pas tenir compte du fait que ces circuits, et les acteurs qui y participent, mobilisent et interagissent avec plusieurs types d’espaces, c'est-à-dire, non seulement les espaces (physiques, politiques, institutionnels, économiques, sociaux, culturels, vécus etc.) d’échelle locale où sont localisés la production et les échanges de produits alimentaires en tant que tels du « circuit » considéré, mais également des espaces d’échelle extra-locale qui interfèrent avec ces circuits.

2.2.3.2. Les « circuits courts », ou l’oubli de la diversité des acteurs et de la nature des relations qu’ils entretiennent

L’autre limite de l’approche en termes de « circuits courts » consiste, d’une part à limiter a

priori le nombre d’intermédiaires à zéro ou un, sans s’interroger sur la qualité et le statut de

l’intermédiaire, et, d’autre part, à envisager ces circuits uniquement selon le nombre d’intermédiaires entre producteurs et consommateurs, sans prendre en compte l’ensemble des acteurs impliqués. Ainsi, limiter le nombre d’intermédiaires élimine de fait des circuits qui, malgré un nombre d’intermédiaires supérieur à un, relèvent de circuits alimentaires « locaux » pouvant être bénéfiques, en termes de développement territorial, de lien entre villes et campagnes, de soutien aux exploitations locales, d’emplois, d’écologisation de la production et de la distribution et de l’alimentation, de qualité des produits, de développement d’une économie sociale et solidaire etc., avantages souvent attribués aux « circuits courts »270. C’est le

cas, par exemple, des filières laitières locales dans les Alpes du Nord en particulier, mais aussi dans de nombreuses autres régions du monde des pays du Sud (Encadré 19).

269 Nous reviendrons sur le lien entre « circuits alimentaires de proximité » et « territoire » dans le chapitre 3.

270 Ces débats sur les intermédiaires et sur la définition des « circuits courts » ont été importants en 2010 dans les

groupes de travail au sein du Réseau Rural Français, en particulier lorsque le projet d’une charte sur les « circuits courts » a été soumis à ces groupes. Nous avions participé à ces débats au titre de la Fédération des parcs naturels régionaux. Dans la mesure où l’on attribuait aux « circuits courts » des avantages en termes de développement territorial, de maintien et de préservation d’une agriculture « multifonctionnelle », d’emplois, de qualité des produits, de solidarité etc., nous avions souligné l’aspect restrictif d’une définition limitant a priori les « circuits courts » à un intermédiaire maximum, sans s’interroger sur la nature, la qualité et le rôle de ces intermédiaires.

Encadré 19 - Des circuits alimentaires "locaux" mais pas toujours "courts", ou quand le rôle des intermédiaires locaux est clé : le cas des filières laitières locales

Selon la définition classique du « circuit court », la transformation et la commercialisation de produits laitiers via des coopératives ou des entreprises artisanales est considérée comme un circuit long. Or, en France par exemple, même si les coopératives agricoles connaissent une tendance générale à la concentration, aux fusions et rachats, à la filialisation, à l’intégration verticale et à l’internationalisation en réponse à la mondialisation des marchés [Filippi et al., 2008], dans certains territoires, au contraire, les coopératives demeurent ancrées dans le local et jouent un rôle de proximité important pour le territoire, les paysans et les filières. C’est le cas dans les territoires de montagne, où le maintien et la valorisation de l’élevage laitier est un enjeu économique, social, environnemental et territorial. Dans les Alpes du Nord en particulier, les coopératives laitières sont, pour la plupart271 de relative petite taille par rapport à d’autres bassins laitiers, et nombreuses272 sur les territoires. Elles entretiennent de multiples relations de proximité avec leurs adhérents, mais également entre elles, voire souvent avec les collectivités territoriales, qui les soutiennent dans une perspective de développement local, contribuant ainsi largement au maintien des élevages laitiers et, plus généralement, d’un tissu économique vivant dans ces bassins laitiers de montagne où la collecte du lait s’avère bien plus coûteuse qu’en plaine [Alavoine-Mornas & Madelrieux, 2015]. Ces coopératives laitières montagnardes, même si certaines ont des stratégies hybrides entre local et global [Corniaux et al., 2014a] dans la mesure où elles commercialisent certains produits au niveau national, voire international (en particulier les produits sous signe de qualité), sont au cœur de circuits alimentaires locaux. Elles s’approvisionnent localement auprès des éleveurs et distribuent une grande partie des produits qu’elles transforment dans leurs magasins de vente directe, disséminés sur tout le territoire, en milieu rural comme en milieu urbain. Outre les coopératives, d’autres intermédiaires locaux jouent un rôle non négligeable en matière de développement territorial, de lien entre villes et campagnes, de valorisation de la diversité des produits et des filières, et de maintien des exploitations, en particulier des exploitations fermières. Il s’agit des crémiers locaux, qui entretiennent souvent des relations de confiance avec les producteurs fermiers et/ou les coopératives d’un côté, et les consommateurs de l’autre [Delfosse, 2013]. Ainsi, les crémiers, certains étant également affineurs, peuvent représenter des débouchés importants pour les producteurs fermiers, notamment lorsque ces derniers ne font pas de vente directe, ne produisent pas suffisamment pour approvisionner les grandes surfaces, ou n’ont pas l’espace ou les équipements nécessaire pour affiner leurs fromages. Certains crémiers vont parfois jusqu’à se porter garants auprès des banques pour conforter l’installation de producteurs fermiers. Du côté des consommateurs, le crémier assure à ceux-ci une « traçabilité verbale » du fait de sa connaissance des produits, des producteurs et des coopératives de transformation, qui lui confère un rôle de médiateur entre campagne et ville… mais aussi entre campagne et campagnes. Les crémiers sont en effet très présents sur les marchés de bourgs ruraux, et vont même au-devant des consommateurs les moins mobiles ou les plus éloignés, via la vente en tournée, activité qui s’est maintenue et développée en montagne à mesure que disparaissaient les épiceries rurales.

Au-delà des filières laitières locales montagnardes en France, il existe de nombreuses autres régions du monde où il subsiste ou se développent une part importante de petites structures de collecte et de transformation laitière artisanale avec commercialisation locale directe ou indirecte. Dans les pays du Sud, on voit ainsi émerger ces petites structures, souvent appuyées par des projets de développement, depuis les années 1990. C’est le cas par exemple des « mini-laiteries » en Afrique de l’Ouest [Corniaux et

271 Même si de grands groupes coopératifs sont également présents, comme le groupe coopératif Sodiaal.

272 Par exemple, la Fédération des Coopératives Laitières de Savoie et Haute-Savoie regroupe une soixantaine de

al., 2014b ; Duteurtre, 2007], ou encore des petites fromageries rurales dans la sierra andine [Aubron et al., 2013 ; Aubron & Moity-Maïzi, 2007]. Ces petites structures artisanales, qui sont plus ou moins formelles et de nature privée, associative, ou familiale, permettent le développement d’un tissu économique local, de créer des emplois, d’améliorer la sécurité alimentaire des populations en produits laitiers diversifiés, et de garantir des revenus réguliers aux petits producteurs, permettant ainsi le maintien de l’activité paysanne. Elles permettent en outre aux paysans un certain pouvoir de contrôle sur ces circuits artisanaux locaux, contrairement aux filières laitières industrielles où les asymétries de pouvoir sont importantes. Toutefois, si certaines initiatives paysannes en matière d’organisation locale de la filière laitière réussissent dans certains territoires, ailleurs, elles sont annihilées par l’agro-industrie lorsque celle-ci occupe une position dominante sur le territoire, ou elles ne survivent pas à l’échec de la conception de certains projets de développement [Vaillant, 2013].

A travers cet exemple, nous discutons l’acceptation souvent sous-entendue dans la définition des « circuits courts », à savoir que les intermédiaires sont forcément « mauvais » et que diminuer, voire souvent supprimer les intermédiaires est a priori favorable aux paysans, à la société et au territoire. Que ce soit dans une perspective de « resocialisation » et de « respatialisation » de l’agriculture et de l’alimentation – une caractéristique-clé des circuits courts [Marsden et al., 2000] –, ou dans une perspective de reconnexion entre agriculture, alimentation et environnement [Lamine, 2015], ou dans une perspective de développement territorial [Renting et al., 2003 ; Traversac, 2010], ou, pour ce qui nous intéresse pour notre recherche, dans une perspective de valorisation de l’agriculture paysanne et de reconnaissance des paysanneries, ce n’est pas tant la quantité d’intermédiaires entre producteurs et consommateurs qui importe, mais bien la nature, la qualité et la diversité des interactions socio- spatiales qui sont construites, avec ces intermédiaires (Encadré 19 et Encadré 20), et plus généralement entre les divers acteurs impliqués dans les circuits considérés.

Encadré 20 - La question des intermédiaires dans les circuits alimentaires de proximité : une

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