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La construction sociale des new emerging nested markets : un thème d’importance pour l’analyse des paysanneries

POTENTIELS POUR LA RECONNAISSANCE DES PAYSANNERIES

Encadré 12 L’ « extractivisme », un modèle de développement fondé sur la surexploitation des ressources naturelles

2. A U NIVEAU LOCAL : L ’ ÉMERGENCE DE FORMES NOUVELLES ET MULTI ACTEURS DE CIRCUITS ALIMENTAIRES DE PROXIMITÉ

2.1. Circuits alimentaires de proximité andins : un détour pour les situer dans l’univers des formes alternatives de production et d’échange d’aliments

2.1.1. La construction sociale des new emerging nested markets : un thème d’importance pour l’analyse des paysanneries

Le fonctionnement économique du système alimentaire mondial [Rastoin & Ghersi, 2010] ne fait qu’élargir la fracture entre, d’une part les espaces et les acteurs capables de s’insérer dans la concurrence internationale, et, d’autre part, ceux qui sont les plus fragiles du point de vue agropédoclimatique ou socio-économique, et qui doivent développer des stratégies alternatives.

204 En Équateur, la FENOCIN et les organisations membres de l’ancienne Mesa Agraria, rassemblées aujourd’hui dans

la Red Agraria, et même s’ils sont critiques sur plusieurs points relatifs à la mise en œuvre effective de la souveraineté alimentaire, soutiennent le gouvernement. La CONAIE, quant à elle, se situe clairement dans l’opposition au gouvernement. Par exemple, au moment de la promulgation de la Loi organique de souveraineté alimentaire, la CONAIE et plusieurs organisations écologiques l’ont estimée insuffisante. De son côté, la FENOCIN, qui a estimé que c’était le maximum qu’il était possible d’obtenir au regard du contexte et que c’était déjà un progrès majeur, a soutenu la loi [Rosset et al., 2010].

Plus récemment, la crise des prix alimentaires de 2007-2008, combinée aux crises écologiques, aux crises sanitaires, ainsi qu’à l’augmentation des inégalités socio-économiques, a mis à jour les multiples fragilités de ce système alimentaire mondial. C’est dans ce cadre que l’on assiste à la construction sociale, spatiale et politique de new emerging205 nested markets206 [Van der Ploeg et al., 2012]. Ces nested markets émergent en réaction aux marchés globaux dérégulés où une

production conventionnelle de grande échelle de produits standards est commercialisée via des filières longues, monétarisées, coordonnées verticalement et contrôlées par des « empires alimentaires » [Van der Ploeg, 2008]. Selon Van der Ploeg et al. [2012, p. 139], les nested markets réagissent ainsi à la distance par la proximité, à l’artifice par la fraîcheur, à l’anonymat par l’identité et l’authenticité, à la standardisation par la diversité, et à l’inégalité par l’équité. Sur la base d’études conduites pendant les deux dernières décennies en Europe, en Chine et au Brésil, ces auteurs inventorient 16 caractéristiques propres aux nested markets, qui peuvent être regroupées en trois grandes caractéristiques principales (Tableau 5) : la spécificité (du lieu, du produit, et du réseau d’acteurs), l’enracinement (à la fois social et matériel, c'est-à-dire dans un territoire)207, et la connectivité (liens entre acteurs, liens entre production, transformation et

distribution, mais aussi liens entre nested markets). Bien entendu, un nested market possède rarement l’ensemble de ces caractéristiques. En outre, chacune des caractéristiques peut être plus ou moins développée. Enfin, il existe des nested markets qui sont plus fondés sur l’une ou l’autre des caractéristiques principales (spécificité, enracinement ou connectivité), comme nous le verrons plus loin.

205 Nous parlons par la suite simplement de nested markets, comme l’ont fait Van der Ploeg et al. [2012] dans leur

article consacré aux new emerging nested markets).

206 Le terme de nested market est difficile à traduire en français puisqu’il n’existe par réellement d’équivalent. Il ne

faut pas confondre les nested markets avec les « marchés de niche », pour lesquels le terme anglophone est niche

markets. La référence au nid, explicite chez les auteurs (nest signifiant « nid ») traduit le fait que les nested markets se

« nichent » ou s’ « imbriquent » (les auteurs utilisent également le terme « embedded » à la place de « nested ») dans des marchés plus larges tout en s’en démarquant. Dans une version courte et adaptée [Van Der Ploeg, 2014] de l’ouvrage de Van der Ploeg [2008] “The new peasantries. Struggles for autonomy in an era of empire and globalization”,

nested market a été traduit par « marché niché », « [l]a référence au nid [étant] pertinente [puisqu’] il faut du temps pour construire un marché niché, tout comme pour construire un nid. Et on se sert de différents éléments pour le construire et l'améliorer [...]. Il est ensuite utilisé pour protéger quelque chose qui a de la valeur et permettre son développement jusqu'à ce qu'il puisse voler de ses propres ailes » [Van der Ploeg, 2014, p. 144]. S’agissant d’un ouvrage

de vulgarisation, la traduction du terme nested market s’est avérée nécessaire. Toutefois, dans une publication scientifique ou académique, il est sans doute plus pertinent de conserver le terme original nested market afin de ne pas en perdre le sens, et c’est le choix que nous faisons ici. Nous remercions Véronique Lucas, qui a assuré la révision technique de la traduction en français de l’ouvrage original de Van der Ploeg dans cette version courte et adaptée, pour ses éclairages quant à la pertinence de l’utilisation ou non de la traduction française de nested market dans notre manuscrit.

207 Le territoire étant un espace à plusieurs dimensions (matérielle, identitaire, organisationnelle et réticulaire), nous

interprétons cette caractéristique d’enracinement social et matériel telle que décrite par les auteurs (ils se basent sur plusieurs exemples finement analysés) comme un enracinement dans un territoire même si les auteurs n’utilisent pas explicitement ce terme. Nous reviendrons très largement sur l’importance du territoire dans l’émergence des circuits alimentaires de proximité dans le chapitre 2.

Tableau 5 - Caractéristiques des newly emerging nested markets

1. La qualité spécifique du produit (ou du service) est reconnue par les consommateurs et se traduit par un prix plus élevé et une réputation durable.

2. La définition de la qualité est partagée par les producteurs, les transformateurs, les distributeurs et les consommateurs et se base sur des flux de communication dans les deux sens.

3. La production et la transformation sont basées sur des techniques artisanales et hautement qualifiées. En outre, les producteurs et les transformateurs luttent souvent pour la valeur d’usage au lieu de la valeur d’échange.

4. La production se caractérise par un faible niveau d’intrants extérieurs.

5. La production, la transformation et la consommation sont reliées par des circuits courts et décentralisés. Ces circuits peuvent être courts en termes de nombre de liens et mais être longs d’un point de vue géographique.

6. La valeur ajoutée par unité de produit est élevée (à relier fortement aux point 1, 4 et 5).

7. Les liens entre producteurs, transformateurs et distributeurs et consommateurs sont horizontaux, et non verticaux ou hiérarchiques.

8. Le circuit dans son ensemble permet de la flexibilité et des différenciations internes ultérieures

9. D’un point de vue socio-économique le circuit dans son ensemble représente une coalition d’intérêt et d’opportunités. D’un point de vue culturel, le produit et le circuit contribuent fortement aux identités régionales et individuelles.

10. Le produit et le circuit sont protégés institutionnellement (par des consortiums, des protocoles qui précisent les processus de production et de transformation, des labels etc.).

11. Il est difficile pour des groupes extérieurs de « prendre le contrôle » de ces produits et de ces circuits (en particulier du fait des points 3 et 7).

12. Le produit et le circuit sont ancrés dans des ressources communes, c'est-à-dire sur la capacité à élaborer et distribuer un produit distinct.

13. Les différents éléments qui constituent un nested market ne peuvent pas être industrialisés. Les techniques artisanales et la nature spécifique des ressources impliquées résistent au changement d’échelle et à la standardisation.

14. Les processus de production et de transformation (voir 3, 8 et 13) sont construits sur des technologies libres qui permettent des processus d’apprentissage collectif.

15. Le taux de concentration est faible.

16. Les nested markets, que ce soit au niveau de la ferme ou au niveau du territoire, ont tendance à interagir et à s’entremêler avec d’autres nested markets, et ainsi de créer des synergies qui contribuent à leur robustesse. Connectivité “Connectedness” Enracinement “Rootedness” Spécificité “Specificity”

Réalisation : Claire Heinisch, traduction et adaptation de [Van der Ploeg et al., 2012]

Si Van der Ploeg et. al s’intéressent depuis récemment à la construction sociale de ce qu’ils ont nommé nested markets, c’est parce qu’il s’agit d’un phénomène en émergence qui constitue un thème d’importance pour les sciences humaines et sociales en général, et pour les peasant

studies en particulier. Non pas que les nested markets soient un phénomène nouveau en soi : il y

a toujours eu une large diversité de nested markets à travers l’histoire, qui ont adopté diverses formes spatiales, socio-économiques et politiques. Ce sont plutôt deux caractéristiques récentes qui fondent la nouveauté des nested markets. La première caractéristique est l’intérêt croissant que leur portent les acteurs directement concernés (producteurs, consommateurs, mais aussi intermédiaires logistiques et commerciaux), la recherche, le développement, mais également les politiques publiques nationales et territoriales. En outre, de plus en plus fréquemment, ces différents acteurs s’associent pour construire et renouveler des nested markets. La seconde caractéristique c’est que ces nested markets, tout en étant « nichés » dans les marchés globaux, émergent ou se renouvellent en réaction aux effets sociaux, écologiques et économiques négatifs

des marchés globaux, en revendiquant leur encastrement dans le social et dans le local [Van der Ploeg et al., 2012] et en invoquant de nouveaux liens sociaux et spatiaux entre production et consommation [Deverre & Lamine, 2010 ; Hebinck et al., 2015]. Par ailleurs, l’analyse de ces nouvelles formes de marchés permet un renouveau dans les peasant studies. D’une part, cela ouvre un nouveau champ de recherche sur les processus selon lesquels les marchés sont en train d’être activement réorganisés, au bénéfice de ceux qui en dépendent directement, en particulier les producteurs et les consommateurs. D’autre part, les nested markets sont à la fois des objets et des espaces de nouvelles formes de luttes sociales ou de « résistances du troisième type », dans le sens où ils ne constituent pas des luttes sociales ouvertes et frontales, mais se situent directement dans l’action et l’expérimentation concrète [Hebinck et al., 2015]208. Fondés sur

l’innovation et sur la coopération au sein de réseaux composés de producteurs, de consommateurs et d’autres acteurs, ils reconfigurent les dimensions sociales et spatiales de la production et de la circulation des biens et des services. Comme le soulignent Van der Ploeg et al. [2012, p. 160], “[i]ndividually these [new forms] are innocent and harmless: considered together

they become powerful and change the panorama.” C’est pourquoi comprendre la nature et les

dynamiques socio-spatiales de ces nested markets constitue un enjeu non seulement pour les sciences humaines et sociales, mais également pour le développement, pour les politiques publiques, et pour les acteurs directement concernés par ces nouvelles formes de marchés.

Ainsi ces nested markets constituent un objet relativement nouveau et un enjeu pour les sciences humaines et sociales et pour les peasant studies. Selon les théoriciens du concept, les

nested markets seraient l’expression d’une reconquête des marchés par les paysans et

s’inscriraient dans un processus de « repaysannisation » [Van der Ploeg, 2008]. S’il s’agit d’une analyse particulièrement intéressante et inédite, il est nécessaire d’approfondir les travaux empiriques et théoriques sur les nested markets, afin d’analyser les changements qu’ils engendrent pour les paysans et pour les territoires. Pour notre part, en nous intéressant à la contribution des nouveaux circuits alimentaires de proximité multi-acteurs, formes particulière

nested markets, à la reconnaissance des paysanneries andines historiquement marginalisées,

nous nous situons dans le champ de recherche qui a été ouvert par ces auteurs.

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