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Mise en place de dispositifs de domination, de contrôle et d’exploitation de la main d’œuvre indigène

MARGINALISATION SÉCULAIRE MAIS DES PAYSANS QUI LUTTENT POUR LEUR RECONNAISSANCE

RICHESSES ET AU POUVOIR

2. L ES PAYSANNERIES SOUS LA C OURONNE D ’E SPAGNE (1535 21 DÉBUT DU XIX E SIÈCLE ) : AU

2.2. La « répartition » des Indiens et l’accaparement foncier : dans l’antichambre de l’hacienda

2.2.1. Mise en place de dispositifs de domination, de contrôle et d’exploitation de la main d’œuvre indigène

Point crucial dans l’histoire andine, l’occupation espagnole s’accompagne aussi de l’émergence de concepts raciaux. Ainsi, pour les populations indigènes, l’arrivée de colons espagnols marqua le début de leur condition d’Indiens.

« Or en regroupant à l’intérieur d’une même catégorie sociale d’ « Indiens » l’ensemble des ethnies natives du continent américain, les conquistadores voulaient exprimer une nette distinction entre eux, européens et catholiques, donc “gente de razón” », et les peuples conquis aux coutumes “païennes”, distinction sans laquelle la légitimation idéologique de l’entreprise coloniale, et de toutes les formes d’exploitation qu’elle a entraînées, eût été difficile. (…) L’opposition sémantique entre « Espagnol » et « Indien » (…) servit dès le départ à désigner un rapport social inégalitaire entre “vainqueur” et “vaincu”, entre “dominant” et “dominé” » [Cliche, 1995, p. 46].

« Les paysans des Cordillères étaient un fragment d’un ensemble préhispanique […]. Soudain ils sont devenus fragments d’un ensemble nouveau et étranger, sans aucune continuité avec leur situation antérieure : ils sont devenus des Indiens » [Chiva et al., 1981, p. 192].

Apparaît ainsi une nouvelle différence entre domination espagnole et domination inca, étroitement liée à la première. Alors que, même dominants, les Incas se considéraient comme un groupe ethnique parmi tous les autres, les Espagnols se considéraient comme une civilisation supérieure à tous les groupes indigènes confondus dans la catégorie unique d’ « Indiens ». Traduction sociopolitique et reflet de la dichotomie entre « Espagnols » et « Indiens », les Espagnols imposèrent dès leur arrivée un cadre institutionnel spécifique aux « Indiens », en les intégrant à des structures spécialement conçues pour assurer à la fois leur assujettissement à l’ordre colonial et leur marginalisation socio-culturelle, symbolique, spatiale, technique et économique.

Une forme préliminaire et décentralisée de contrôle idéologique et politique des populations conquises et d’extorsion simple du surplus produit par l’économie indigène fut l’encomienda, mise en place dans les Andes dès l’arrivée des Espagnols. L’objectif était de récompenser les membres de la noblesse espagnole (devenant des encomenderos) ayant dirigé la Conquête en leur confiant la responsabilité de territoires et de communautés, mais sans octroi de terres. Les

encomenderos pouvaient également être des dignitaires incas ralliés aux espagnols [Mazoyer &

Roudart, 1997]. Cette responsabilité passait par la « protection » et l’endoctrinement religieux des indigènes du territoire de l’encomienda ainsi que par le prélèvement d’un tribut. Les Espagnols reprenaient ainsi à leur compte l’appareil tributaire légué par les Incas, à la différence près qu’il y eut une privatisation, une marchandisation et une monétarisation du tribut, partielle au début, puis totale ensuite [Cliche, 1995]. Ainsi, alors que le tribut inca était au bénéfice de l’État, c’est désormais l’enconmendero qui se l’approprie. Le tribut, dont les encomenderos confiaient la charge aux anciens caciques indiens, pouvait être prélevé en denrées alimentaires, en produits textiles – la nature du tribut prélevé dépendant de la région où se situait l’encomienda et de ses possibilités de production [Chonchol, 1994] – mais aussi en argent. Ainsi, les Indiens vendaient une partie de leurs produits pour couvrir la partie monétaire du tribut,

tandis que les encomenderos vendaient sur le marché les tributs qu’ils récupéraient en nature. Dans la seconde moitié du XVIe siècle, le Vice-roi créa la fonction de corregidores de Indios, représentants de la Couronne, attachés à un territoire déterminé, dans lequel ils devaient, entre autres, protéger les populations indigènes des abus des encomenderos. Plusieurs religieux et représentants de la Couronne condamnaient en effet le régime de l’encomienda, pour des raisons à la fois morales et économiques [Mazoyer & Roudart, 1997]. Du point de vue économique il existait une tension permanente entre les encomenderos d’une part, qui cherchaient à se constituer des « fiefs » où ils exerçaient l’essentiel du pouvoir politique et dont ils souhaitent obtenir le maximum de leur main-d’œuvre servile en exigeant un tribut élevé, et l’État espagnol d’autre part, qui organisait un appareil politique centralisé (la Vice-royauté du Pérou) dont l’objectif était d’assurer un approvisionnement continu en force de travail et en marchandises pour l’ensemble de la Colonie, dont l’économie était en train de se constituer sur l’exploitation minière [Cliche, 1995]. L’État colonial mit en effet en place une organisation centralisée d’un tribut en travail qui se distinguait nettement du modèle de tribut inhérent à l’encomienda. Pour ce faire, il reprit à son compte l’institution inca de la mita, qui devint une forme de travail forcé rotatif et périodique. Les Indiens « libres » (devenant des mitayos) de sexe masculin devaient ainsi se relayer pour travailler chacun pendant un certain temps comme salariés [Moreno & Oberem, 1981]. En réalité, cette main d’œuvre était quasiment gratuite, le salaire n’étant bien souvent que nominal [Cliche, 1995]. Il existait plusieurs formes de mita en fonction de l’usage qui était fait de la force de travail, lui-même lié aux spécificités territoriales en matière de production : travaux publics, mais aussi privés, agriculture et élevage, ramassage du bois et du fourrage, extraction minière, travaux dans les ateliers textiles (obrajes), dans divers métiers manuels (artisans), ainsi que dans les plantations de canne à sucre. À partir de 1570 fut instaurée la mita de plaza, selon laquelle les mitayos se regroupaient sur la place publique en attendant qu’un Espagnol vienne louer leurs services24. Enfin, l’État colonial profita également

de l’existence d’une couche sociale héritée de l’Empire inca pour imposer une autre forme de travail forcé aux Indiens. Les yanaconas, héritiers des yanakunas de l’Empire inca, étaient ainsi utilisés comme main-d’œuvre permanente non rémunérée, principalement pour des travaux domestiques et agricoles.

Jusqu’ici, l’organisation interne des communautés indigènes n’avait pas été altérée par l’implantation du régime colonial. En effet, l’encomienda et le travail forcé eurent un impact surtout quantitatif sur le degré d’exploitation de la main d’œuvre indigène, et ne provoquèrent pas de transformation majeure de la structure socio-spatiale des communautés. Comme le souligne Cliche [1995], tout se passait finalement comme si l’État colonial avait remplacé le

Tawantinsuyu, en ne faisant « que » modifier à la hausse le taux de tribut. Bien entendu, la

logique et la finalité du système colonial demeurent fondamentalement différentes de celles du système de domination inca, puisqu’il s’agit d’accaparer les ressources, sans redistribuer l’extorsion du travail indien [Gasselin, 2000]. Mais en 1570, le vice-roi Toledo met en place les

reducciones, qui vont constituer une rupture majeure dans l’organisation spatiale, sociale et

24 Aujourd’hui encore, comme nous l’avons observé souvent en Équateur, les hommes des périphéries rurales

viennent se regrouper sur les places des villes, dans l’attente qu’on leur propose du travail dans le secteur de la construction, même pour une seule journée.

économique andine. Les reducciones sont une politique de rassemblement systématique des populations indigènes dans des pueblos de Indios (« villages d’Indiens »), résultant de la nécessité de mettre en place un cadre légal permettant d’organiser l’exploitation « durable » de la force de travail indienne. Pour faire simple, il s’agit de « cantonner pour exploiter » [Vaillant, 2013]. En effet, les communautés indigènes, qui habitaient dans des hameaux, étaient considérées comme trop dispersées et trop éloignées des principaux centres de peuplement pour pouvoir en assurer l’évangélisation et en percevoir et contrôler efficacement le tribut. On consigne alors les Indiens sur des finages de superficie limitée, où ils étaient parfois revêtus d’un costume permettant de les identifier afin de pouvoir les dénombrer régulièrement, la connaissance des effectifs de mitayos et de tributarios étant fondamentale pour le bon fonctionnement de l’économie coloniale [Dollfus, 1981]. La maîtrise de la main d’œuvre indienne était d’autant plus nécessaire du point de vue de l’économie coloniale que la population indigène avait connu une forte diminution pendant tout le XVIe siècle jusqu’au début du XVIIe, les cause de

ce déclin démographique25 étant multiples : combats de la conquête espagnole, luttes de

successions entre Huáscar et Atahuallpa, maladies d’origine espagnole (variole, rougeole, lèpre etc.), conditions de travail très difficiles tout particulièrement dans les mines mais aussi dans les ateliers textiles, mauvais traitements dans les encomiendas, affaiblissement physique du fait de famines et de disettes ainsi que de la modification des équilibres alimentaires traditionnels, choc culturel produit par l’imposition de critères individualistes et de rentabilité économique à une société de tradition communautaire [Chonchol, 1994 ; Cliche, 1995 ; Dufumier, 2004 ; Mazoyer & Roudart, 1997]. L’encadrement religieux26 et politico-économique des Indiens dans ces

nouveaux villages, organisés autour d’une place centrale, d’une église et d’un cimetière27 et

adoptant le modèle d’urbanisme en échiquier qui sera reproduit dans toute l’Amérique hispanique, est assuré respectivement par des curés assignés à chaque village et par les

corregidores et les encomenderos espagnols relayés par les caciques indiens (qui sont, eux,

exempts de tributs). L’évangélisation des populations indigènes se fera en quechua, qui deviendra la « langue générale » promue par les Espagnols. Or, rappelons qu’au moment de l’arrivée des Espagnols dans les Andes cette langue, qui était celle de l’ethnie inca, était étrangère à la majorité des populations indigènes. Chiva et al. [1981] soulignent qu’il aurait été moins difficile et moins coûteux pour les Espagnols d’imposer leur propre langue aux populations conquises. En réalité, la diffusion du quechua au lieu de l’Espagnol à l’ensemble des ethnies autochtones des Andes est un des nombreux mécanismes d’homogénéisation sociale et culturelle auxquels les Espagnols ont soumis ces populations indigènes, renforçant ainsi leur « indianité » et, par conséquent, leur exclusion de la possession de biens culturels et

25 Les chiffres du déclin démographique sont très variables selon les sources. Wachtel [1971], cité par Saignes &

Morlon [1992, pp. 140-141], estime que la population de l’ancien Empire inca passa de 8 millions d’habitants en 1524 à 1,3 millions vers 1590. Il faudra attendre le milieu du XXe siècle pour que la population andine retrouve son niveau d’avant la Conquête.

26 Œuvre de franciscains, de dominicains et de jésuites, l’évangélisation des « Indiens » s’accompagnera de

l’extirpation de toute forme de ce qui était considéré comme des « idolâtries ». Comme le souligne Dollfus [1981] « il

s’agit de couper la population de son histoire, d’annihiler la relation qu’elle entretient avec la terre sacralisée et les éléments de la nature ».

27 Les huacas, lieux sacrés où les populations indigènes plaçaient leurs morts, sont violemment détruits et les

symboliques stratégiques – ici, la langue. Les villages d’Indiens, outre leurs fonctions d’évangélisation et de contrôle des populations et de l’espace ont également des fonctions productives (agriculture et élevage), commerciales (organisation de marchés hebdomadaires dominicaux), voire manufacturières (cas par exemple des ateliers textiles dans la sierra centrale équatorienne) [Deler, 1981]. Des terres collectives sont assignées aux Indiens, et ceux-ci sont incités à adopter les espèces végétales et animales européennes introduites par les Espagnols, et même à se spécialiser jusqu’à pratiquer la monoculture, le tout dans un objectif à la fois tributaire et commercial [Ramón, 2001]. Ces regroupements des populations indiennes, de sorte qu’elles soient plus faciles à contrôler et qu’elles occupent un espace réduit, favoriseront par la suite, l’émergence des grands domaines [Cliche, 1995]. Soulignons toutefois que cette nouvelle redistribution spatiale ne supprimera pas pour autant l’existence d’une multitude de communautés plus isolées et dispersées sur les territoires, qui, sans échapper complètement à l’emprise coloniale, conservèrent une partie de leurs traditions [Gasselin, 2000]. En outre, les politiques de réductions villageoises s’accompagneront d’une tendance permanente à la redispersion ou à l’émigration (vers les villes ou vers d’autres régions), notamment dans les périodes de crises politico-sociales et de crises agro-démographiques [Chiva et al., 1981].

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